| Sans calcul économique, il ne peut y avoir d'économie. Le fait que le 
		calcul économique y est impossible a pour conséquence qu'aucune économie 
		n'est possible, au sens où nous entendons ce mot, dans la société 
		socialiste. Dans le détail, et dans les choses accessoires, on peut encore 
		continuer d'y procéder rationnellement, mais dans l'ensemble on n'y 
		saurait plus parler de production rationnelle. On n'y disposerait plus 
		d'aucun moyen pour reconnaître ce qui est rationnel, de sorte que la 
		production ne pourrait plus être organisée efficacement en fonction du 
		principe d'économie. Peut-être pourra-t-on pendant un certain temps, 
		grâce au souvenir des expériences de l'économie libre accumulées au 
		cours des siècles, empêcher la ruine complète de la science de 
		l'économie. Les vieux procédés seront conservés non pas parce qu'on les 
		considèrera comme rationnels mais comme consacrés par la tradition. Il 
		pourra se faire qu'ils soient entre temps devenus irrationnels comme ne 
		correspondant plus aux conditions nouvelles. La régression générale de 
		la pensée économique leur fera subir des modifications qui les rendront 
		antiéconomiques. La production ne sera plus anarchique, c'est exact. 
		Toutes les actions ayant pour but la couverture des demandes seront 
		réglées par les ordres d'une instance supérieure. Mais au lieu et place 
		de la production anarchique de l'économie actuelle, on assistera au 
		fonctionnement inutile d'un appareil ne répondant pas aux fins 
		poursuivies. Les roues tourneront, mais elles tourneront à vide.
 
 Cherchons à nous représenter l'image de la communauté socialiste. Il y 
		existe des centaines et des milliers d'ateliers où l'on travaille. La 
		plus petite partie d'entre eux sont affectés à la fabrication des 
		produits finis, la grande majorité à la fabrication des moyens de 
		production et de produits semi-finis. Toutes ces exploitations sont en 
		relation les unes avec les autres. Avant d'être mûr pour la consommation, 
		chaque bien doit suivre toute la filière, mais dans l'activité 
		incessante de ce processus, la direction de l'économie ne possède aucun 
		moyen de s'orienter. Elle ne peut pas se rendre compte si telle pièce 
		qui est en train de parcourir la filière n'est pas inutilement arrêtée 
		dans tel ou tel endroit ou si sa finition n'entraînera pas une dépense 
		inutile de travail ou de matériel. Comment pourrait-elle savoir si telle 
		ou telle méthode de production est vraiment plus avantageuse? Elle est 
		tout au plus capable de comparer la qualité et la quantité du résultat 
		final de la production prête à être consommée. Mais elle ne sera en 
		mesure que dans des cas exceptionnels de comparer les frais nécessités 
		par la production. Elle connaît exactement les fins qu'elle se propose 
		ou du moins elle croit les connaître et elle doit agir en conséquence, 
		c'est-à-dire qu'elle doit s'efforcer d'atteindre les buts qu'elle s'est 
		proposés avec le minimum de frais. Pour trouver la voie la plus 
		économique il lui faut compter. Son calcul ne peut naturellement être 
		qu'un calcul de valeur; il est évident, et il n'est pas besoin 
		d'explications détaillées pour le comprendre, que ce calcul ne peut pas 
		être « technique », qu'il ne peut pas être basé sur la valeur objective 
		d'usage (valeur d'utilisation) des biens et des indices.
 
 Dans l'organisation économique fondée sur la propriété privée des moyens 
		de production, le calcul économique est effectué par tous les membres 
		indépendants de la société. Chaque individu y est intéressé à un double 
		titre, comme consommateur d'une part, comme producteur d'autre part. 
		Comme consommateur, il établit la hiérarchie des biens d'usage et des 
		biens mûrs pour la consommation; comme producteur il règle l'emploi des 
		biens d'ordre supérieur de manière à en tirer le rendement maximum. Par 
		là, les biens d'ordre supérieur reçoivent eux aussi la place qui leur 
		revient, étant donné l'état momentané des conditions et des besoins 
		sociaux. Par le jeu simultané des deux processus d'évaluation des 
		valeurs, le principe d'économie arrive à triompher aussi bien dans la 
		consommation que dans la production. Il se constitue une échelle de prix 
		exactement réglée qui permet à chacun d'accorder sa propre demande avec 
		le calcul économique.
 
 Tout cela fait nécessairement défaut dans la communauté socialiste. La 
		direction de l'économie socialiste peut bien savoir de quels biens elle 
		a le besoin le plus pressant mais ce faisant, elle n'est encore en 
		possession que de l'un des deux éléments exigés par le calcul 
		économique. Le second élément, l'évaluation des moyens de production, 
		lui fait défaut. Elle peut établir la valeur qu'il y a lieu d'attribuer 
		à l'ensemble des moyens de production, valeur qui est nécessairement 
		égale à celle de l'ensemble des besoins qu'elle satisfait. Elle peut 
		aussi établir la valeur d'un moyen de production pris isolément, 
		lorsqu'elle connaît l'importance des besoins que sa disparition ne 
		permet plus de satisfaire. Mais elle n'est pas capable d'exprimer cette 
		valeur au moyen d'une unité de prix unique comme le fait l'économie 
		basée sur les échanges, laquelle peut donner à tous les prix une 
		expression commune au moyen de la monnaie. Dans l'économie socialiste 
		qui, il est vrai, n'est pas nécessairement contrainte de supprimer 
		complètement l'usage de la monnaie qui rend impossible l'expression 
		monétaire des prix des moyens de production (y compris le travail), la 
		monnaie ne peut plus jouer aucun rôle dans le calcul économique
		(11).
 
 Prenons par exemple la construction d'une nouvelle voie ferrée. Doit-on 
		la construire, et dans l'affirmative entre tous les tracés possibles 
		lequel doit-on choisir? Dans l'économie commerciale et monétaire, on peut 
		faire le calcul en argent. La nouvelle ligne abaissera les prix de 
		transport de certaines expéditions de marchandises et il est possible de 
		calculer si l'économie réalisée ainsi est suffisante pour l'emporter sur 
		les dépenses qu'exigeraient la construction et l'exploitation de la 
		nouvelle ligne. Ce calcul ne peut être effectué qu'en argent. On ne 
		saurait le mener à bonne fin en confrontant les diverses dépenses et 
		économies en nature quand on ne dispose d'aucun moyen pour ramener à un 
		dénominateur commun la valeur d'heures de travail qualifié de nature 
		différente, du fer, du charbon, du matériel de construction de toute 
		espèce, des machines et de toutes les autres choses nécessaires à la 
		construction et à l'exploitation des chemins de fer. L'établissement du 
		tracé au point de vue économique n'est possible qu'à la condition qu'on 
		puisse exprimer en argent la valeur de tous les biens entrant en ligne 
		de compte. Certes le calcul monétaire a ses imperfections et ses défauts 
		graves, mais nous n'avons rien de mieux à lui substituer; pour les fins 
		pratiques de la vie, le calcul en argent dans un système monétaire sain 
		est en tout cas suffisant. Si nous renonçons à nous en servir, tout 
		calcul économique devient purement et simplement impossible.
 
 L'économie collective socialiste saura bien à la vérité se tirer 
		d'affaire. En vertu de sa puissance, sa direction se prononcera pour ou 
		contre la construction projetée. Mais cette décision ne sera tout au 
		plus motivée que par des évaluations vagues; elle ne pourra jamais être 
		fondée sur des calculs exacts de valeur.
 
 Une économie statique pourrait à la rigueur se passer du calcul 
		économique, car elle ne fait que se répéter sans cesse. En admettant que 
		l'organisation initiale de la société socialiste soit effectuée sur la 
		base des derniers résultats de l'économie d'échange, en admettant en 
		outre qu'aucune modification n'interviendra dans l'avenir, on peut sans 
		doute se représenter une économie socialiste dirigée rationnellement. 
		Mais ce n'est là qu'une vue de l'esprit. Indépendamment du fait qu'il ne 
		peut pas y avoir dans la vie d'économie statique, les données étant en 
		perpétuel changement de sorte qu'une économie statique ne peut être 
		qu'une hypothèse intellectuelle – encore qu'une hypothèse indispensable 
		pour la pensée et pour l'étude des faits économiques –, hypothèse à 
		laquelle rien ne correspond dans la vie, force nous est de constater au 
		passage que le socialisme, ne serait-ce que comme conséquence du 
		nivellement des revenus et des modifications qui en résulteraient dans 
		la consommation et par suite aussi dans la production, bouleverserait 
		les données existantes de telle sorte que l'économie nouvelle ne 
		pourrait pas se rattacher au dernier état de l'économie commerciale. Dès 
		lors nous nous trouvons en présence d'une organisation socialiste de la 
		production qui flotte au hasard sur l'océan des combinaisons économiques 
		possibles et pensables, sans avoir pour se guider la boussole du calcul 
		économique.
 
 Toute transformation économique devient ainsi dans la communauté 
		socialiste une entreprise dont il est impossible aussi bien de prévoir 
		que d'apprécier le résultat. Tout se déroule ici dans la nuit. Le 
		socialisme, c'est la suppression du rationnel et par là même de 
		l'économie.
 
 
			
				| 4. L'Économie capitaliste |  
		         
		Les expressions « capitalisme » et « mode de production capitaliste » 
		sont des mots faits pour la propagande et pour la lutte politique. Ils 
		ont été créés par des écrivains socialistes, non pour faire avancer la 
		connaissance, mais pour critiquer, attaquer et condamner. On n'a qu'à 
		les employer aujourd'hui pour évoquer aussitôt l'exploitation des 
		pauvres esclaves salariés dont les riches sans pitié sucent le sang. On 
		ne mentionne guère ces mots qu'en liaison avec la pensée d'un blâme 
		moral. Du point de vue des idées, ces mots sont ci confus et ambigus 
		qu'ils ne possèdent aucune valeur pour la science: c'est que ces mots 
		servent à désigner le mode d'économie de l'époque la plus récente. Où 
		trouver les signes caractéristiques de ce mode de production? Là-dessus 
		les avis diffèrent tout à fait. Ainsi les mots « capitalisme » et « capitaliste » n'ont exercé qu'une influence néfaste. C'est pourquoi la 
		proposition que ces mots soient rayés du langage de l'économie politique 
		pour être laissés aux populaires matadors de la littérature de haine 
		mérite d'être prise en très sérieuse considération(12).
 Si pourtant nous voulons essayer de les employer, c'est que nous voulons 
		partir du concept du calcul capitaliste. Il s'agit là seulement d'une 
		analyse des faits économiques et non d'une analyse des concepts 
		théoriques de l'économie politique, qui emploie souvent l'expression « capital », dans un sens élargi, adapté à certains problèmes spéciaux. 
		Aussi devons nous tout d'abord nous demander quelle conception la vie, 
		c'est-à-dire l'action économique, unit au mot capital. L'expression « capital » ne se trouve là que dans le calcul économique. Il embrasse et 
		délimite la fortune existant en argent, ou comptée en argent, d'une 
		entreprise économique(13). 
		Cette délimitation a pour but de constater comment la valeur de cette 
		fortune s'est changée au cours des opérations d'activité économique. 
		L'idée du capital provient du calcul économique, qui se localise dans la 
		comptabilité, principal instrument d'une rationalisation perfectionnée 
		de l'activité. Le calcul en valeur d'argent est un élément essentiel du 
		concept capital(14).
 
 Si l'on emploie le mot capitalisme pour désigner un mode d'économie dans 
		lequel les actions économiques sont réglées sur les résultats du calcul 
		capitaliste, il revêt alors une importance particulière pour la 
		caractéristique de l'action économique. Dans ce cas, il n'est pas du tout 
		erroné de parler de « capitalisme » et de « mode de production 
		capitaliste ». Dans ce cas, des expressions comme « esprit capitaliste », 
		ou « convictions anticapitalistes » prennent aussi une signification 
		nettement délimitée. Dans ce sens, on peut très bien, conformément à 
		l'usage courant, opposer l'un à l'autre: socialisme et capitalisme. 
		L'expression « capitalisme » convient mieux comme pendant à « socialisme », 
		que l'expression, souvent employée, d'« individualisme ». Ceux qui emploient 
		les mots individualisme et socialisme pour désigner les deux formes de 
		société semblent admettre tacitement qu'il y a opposition entre les 
		intérêts des différents individus et ceux de la collectivité et que le 
		socialisme représente l'ordre social qui a pour but le bien général, 
		tandis que l'individualisme ne sert que les intérêts particuliers des 
		individus. Cette conception constituant l'une des plus graves erreurs 
		sociologiques de notre époque, il importe d'éviter soigneusement une 
		expression qui pourrait, sans en avoir l'air, acclimater cette erreur.
 
 Passow est d'avis que dans la plupart des cas, si toutefois l'on unit 
		une idée au mot « capitalisme », c'est le développement et la diffusion 
		des grandes entreprises que l'on envisage(15). 
		C'est possible, quoiqu'on ne voie pas très bien comment cette conception 
		peut s'accommoder des idées exprimées dans les mots: le grand capital, 
		les grands capitalistes et aussi le petit capital. Si cependant l'on 
		considère que le développement des grandes exploitations rationnelles et 
		des grandes entreprises n'a pu avoir lieu que grâce au calcul 
		capitaliste, cela ne peut être un argument contre l'emploi proposé par 
		nous des expressions « capitalisme » et « capitaliste ».
 
 
			
				| 5. Le concept de l'« économique » |  
		         
		La distinction usuelle dans l'économie politique entre l'action dans le 
		domaine « économique » ou « purement économique » et l'action dans le 
		domaine « extra-économique » est tout aussi insuffisante que la 
		distinction entre les biens matériels et immatériels. En effet, la 
		volonté et l'action forment un tout inséparable. Le système des fins est 
		nécessairement indivisible, et n'embrasse pas seulement les désirs, les 
		appétits et les efforts qui peuvent être satisfaits par une action 
		exercée sur le monde extérieur matériel, mais aussi tout ce qu'on a 
		coutume de désigner par l'expression satisfaction des besoins 
		immatériels. Il faut que les besoins immatériels eux aussi s'insèrent 
		dans l'échelle unique des valeurs, étant donné que l'individu est 
		contraint dans la vie de choisir entre eux et les biens matériels. 
		Quiconque doit choisir entre l'honneur et la richesse, entre l'amour et 
		l'argent, range dans une échelle unique ces différents biens.
 Dès lors, l'économique ne constitue pas un secteur nettement délimité de 
		l'action humaine. Le domaine de l'économie, c'est celui de l'action 
		rationnelle: l'économie intervient partout où, devant l'impossibilité de 
		satisfaire tous ses besoins, l'homme opère un choix rationnel. 
		L'économie est d'abord un jugement porté sur les fins et ensuite sur les 
		moyens qui conduisent à ces fins. Toute activité économique dépend ainsi 
		des fins posées. Les fins dominent l'économie à qui elles donnent son 
		sens.
 
 Étant donné que l'économique embrasse toute l'activité humaine, on doit 
		observer la plus grande circonspection lorsqu'on veut distinguer 
		l'action « purement économique » des autres actions. Cette distinction 
		souvent indispensable en économie politique isole une fin déterminée 
		pour l'opposer à d'autres fins. La fin ainsi isolée – sans considérer 
		pour l'instant s'il s'agit d'une fin dernière ou simplement d'un moyen 
		en vue d'autres fins – réside dans la conquête d'un produit aussi élevé 
		que possible en argent, le mot argent désignant dans le sens strict 
		qu'il a en économie le ou les moyens d'échange en usage à l'époque 
		considérée. Il est donc impossible de tracer une limite rigoureuse entre 
		le domaine de l'« économique pur » et les autres domaines de l'action. 
		Ce domaine a une étendue qui varie avec chaque individu en fonction de 
		son attitude par rapport à la vie et à l'action. Il n'est pas le même 
		pour celui qui ne considère pas l'honneur, la fidélité et la conviction 
		comme des biens pouvant être achetés, qui se refuse à les monnayer, et 
		pour le traître qui abandonne ses amis pour de l'argent, pour les filles 
		qui font commerce d'amour, pour le juge qui se laisse corrompre. La 
		délimitation de l'élément « purement économique » à l'intérieur du 
		domaine plus étendu de l'action rationnelle ne peut résulter ni de la 
		nature des fins considérées, ni du caractère particulier des moyens. La 
		seule chose qui le différencie de toutes les autres formes d'action 
		rationnelle, c'est la nature particulière des procédés employés dans ce 
		compartiment de l'action rationnelle. Toute la différence réside dans le 
		fait qu'il constitue le seul domaine où le calcul chiffré soit possible.
 
 Le domaine de l'« économique pur » n'est pas autre chose que le domaine 
		du calcul monétaire. La possibilité d'isoler du domaine de l'action 
		humaine un compartiment où on soit en mesure de comparer entre eux les 
		divers moyens jusque dans les moindres détails et avec toute la 
		précision que permet le calcul est pour notre pensée et notre action un 
		fait d'une importance telle que nous sommes facilement tentés d'assigner 
		à ce compartiment une place prépondérante. Ce faisant on oublie aisément 
		que si l'« économique pur » occupe une place à part, c'est seulement du 
		point de vue de la pensée et de l'action technique, mais qu'il ne 
		constitue pas par sa nature un domaine distinct à l'intérieur du système 
		unique des moyens et des fins. L'échec de toutes les tentatives qui ont 
		été faites pour isoler l'« économique » en tant que domaine particulier 
		de l'action rationnelle et, à l'intérieur de l'« économique », l'« économique pur », ne doit pas être attribué à l'insuffisance des moyens 
		intellectuels mis en oeuvre. Il n'est pas douteux que les esprits les 
		plus pénétrants ne sont appliqués à la solution de ce difficile 
		problème. Si donc on n'a pu le résoudre, cela prouve de toute évidence 
		qu'il s'agit là d'une question qui ne comporte pas de réponse 
		satisfaisante. Le domaine de l'« économique » se confond purement et 
		simplement avec celui de l'action humaine rationnelle et le domaine de 
		l'« économique pur » n'est pas autre chose que le domaine où le calcul 
		monétaire peut être réalisé.
 
 Si l'on veut regarder les choses de près, tout individu humain n'a qu'un 
		but: atteindre au bonheur le plus haut, étant donné les circonstances où 
		il se trouve. L'éthique idéaliste a beau attaquer l'eudémonisme, les 
		sociologues et les économistes ont beau contester sa valeur, ils sont 
		forcés d'en tenir compte, comme d'une chose qui va de soi. La méprise 
		regrettable où tombent les adversaires de l'eudémonisme en prenant dans 
		un sens grossièrement matérialiste les concepts de plaisir, déplaisir, 
		bonheur, est à peu près le seul argument qu'ils avancent contre une 
		doctrine qui leur est odieuse. C'est combattre contre les moulins à vent 
		que de montrer que l'action de l'homme n'a pas seulement pour but les 
		jouissances sensuelles. Lorsqu'une fois on l'a reconnu, lorsqu'une fois 
		l'on a saisi tout ce que contiennent les idées de plaisir, de déplaisir 
		et de bonheur, alors apparaît clairement le néant de tous les essais non 
		eudémoniques pour expliquer toute action humaine conformément à la 
		raison.
 
 Bonheur doit être entendu subjectivement. La philosophie moderne a 
		enseigné cette conception subjectiviste et l'a opposée avec un tel 
		succès aux conceptions anciennes, qu'on a tendance à oublier que par 
		suite des conditions physiologiques de la nature humaine, par suite 
		d'une communauté de conceptions, et de sentiments créée peu à peu par 
		l'évolution de la société il s'est produit une assimilation profonde des 
		opinions subjectives sur le bonheur et plus encore sur les moyens d'y 
		parvenir. Et c'est précisément sur ce fait, sur cette assimilation que 
		repose la vie en commun des membres de la société. C'est parce qu'ils 
		suivent les mêmes routes, que les hommes peuvent s'unir pour un travail 
		commun. Sans doute, il y a encore des chemins menant au bonheur et que 
		suit seulement une partie des hommes, mais ce fait n'est qu'accessoire, 
		car les routes les plus nombreuses, les plus importantes, sont 
		semblables pour tous.
 
 La démonstration usuelle entre les motifs économiques et les motifs non 
		économiques de l'action est inopérante parce que, premièrement, le but 
		suprême de toute économie se trouve en dehors de l'économie et que, 
		deuxièmement, toute action rationnelle est économie. Ce n'est pas 
		néanmoins sans raison que l'on sépare l'action purement économique, 
		c'est-à-dire celle qui est accessible au calcul en argent, des autres 
		actions. Étant donné que, comme nous l'avons déjà vu, il n'existe en 
		dehors du domaine du calcul monétaire que des fins intermédiaires de 
		nature telle que leur évaluation et appréciation peut être l'objet de 
		jugements d'évidence immédiate, il devient nécessaire, dès qu'on 
		abandonne le domaine de l'« économique pur », de fonder les jugements de 
		cette nature sur l'évaluation de l'utilité et du coût. C'est la 
		reconnaissance de cette nécessité qui amène à séparer ce qui est 
		purement économique de ce qui est en dehors de l'économie, par exemple 
		les cations influencées par la politique.
 
 Si l'on veut pour un motif quelconque faire la guerre, on ne peut pas 
		dire a priori que cela est irrationnel, même quand le but de cette 
		guerre est en dehors de ce qu'on appelle d'ordinaire l'économie, par 
		exemple dans une guerre de religion. Si, malgré les sacrifices qu'on 
		sait très bien que la guerre exige, l'on est résolu à la faire quand 
		même, parce que l'on accorde plus de valeur au but poursuivi qu'aux 
		frais causés par la guerre, et si l'on estime que la guerre est le moyen 
		le plus efficace pour atteindre ce but, on ne peut dans ce cas 
		considérer la guerre comme une action irrationnelle. Reste à savoir si 
		ces prévisions sont exactes et si elles peuvent se réaliser. C'est là 
		justement ce qu'il faut examiner lorsqu'il s'agit de choisir entre la 
		paix et la guerre. La distinction entre l'action purement économique et 
		les autres actions rationnelles a précisément comme résultat de 
		contraindre l'esprit à une vision claire du problème.
 
 Il suffit de rappeler que l'on a cherché à préconiser la guerre comme 
		étant du point de vue économique une bonne affaire, ou encore qu'on a 
		défendu la politique protectionniste pour des motifs économiques; cela 
		nous montre que c'est toujours au même principe que l'on se heurte. 
		Toutes les discussions politiques depuis cinquante ans auraient été 
		singulièrement simplifiées si l'on avait toujours fait attention à la 
		différence entre les « motifs d'action purement économiques » et les « motifs d'action qui ne sont pas purement économiques ».
 
 
 |