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		          Le mot « société 
		» a dans notre langue trois sens différents. D'abord, il sert à désigner 
		d'une manière abstraite l'ensemble des relations réciproques au sein de 
		la société. Puis il désigne d'une manière concrète la réunion des 
		individus eux-mêmes. Entre ces deux significations dont le sens est très 
		nettement séparé, le langage de tous les jours en intercale une 
		troisième: la société abstraite, que la pensée personnifie et qui 
		devient: « la société humaine, la société bourgeoise », etc. Marx 
		emploie cette expression dans les trois sens. C'est parfaitement son 
		droit, tant qu'il les emploie chacun avec l'idée qui leur est propre. 
		Mais il fait justement le contraire. Quand cela lui plaît, il les 
		échange l'un pour l'autre avec l'adresse dialectique d'un 
		prestidigitateur. Parle-t-il du « caractère social » de la production 
		capitaliste, il a en vue la conception abstraite de la société. 
		Parle-t-il de la « société » qui souffre de certaines crises, il a en 
		vue la collectivité des hommes personnifiée. Parle-t-il enfin de la 
		« société » qui exproprie les expropriateurs et qui « socialise » les 
		moyens de production, il a en vue une formation concrète, une réunion 
		d'individus en société. Et ces trois significations ne cessent d'être 
		échangées l'une pour l'autre dans l'enchaînement des preuves, selon les 
		exigences de la thèse à démontrer, et lorsqu'il s'agit de prouver, en 
		apparence, ce qui est impossible à prouver. Cette manière de dire, 
		soigneusement choisie et employée avec conséquence, a d'abord pour but 
		d'éviter le mot « État », ou un mot analogue. Car ce mot sonnait mal aux 
		oreilles de ces républicains et de ces démocrates, au concours desquels 
		le marxisme à ses débuts voulait encore faire appel. Un programme qui 
		veut faire de l'État l'unique soutien et l'unique directeur de la 
		direction, n'aurait eu aucune chance de trouver l'agrément de ces 
		milieux. C'est pourquoi le marxisme devait et doit chercher une 
		phraséologie qui lui permette de dissimuler le fond essentiel de son 
		programme. Il arrive ainsi à camoufler l'abîme profond, insurmontable, 
		qui sépare la démocratie du socialisme. Que les hommes de l'avant-guerre 
		n'aient pas percé ces sophismes ne prouve pas de leur part une grande 
		pénétration d'esprit.
 
  La science politique 
		d'aujourd'hui entend par « État » une association souveraine, un 
		« appareil de contrainte », caractérisé non par le but où il tend, mais 
		par sa forme. Le marxisme a arbitrairement réduit à un tel point le 
		concept « État », que l'État socialiste n'y pouvait être inclus. On ne 
		doit appeler « États » que les État et les forme d'État qui déplaisent 
		aux publicistes socialistes; ils repoussent avec indignation pour leur 
		État futur cette appellation ignominieuse et dégradante. L'État futur 
		s'appellera: société. C'est ainsi qu'on a pu voir d'un côté la 
		social-démocratie marxiste donner libre cours à ses fantaisies sur la 
		« débâcle » de la machine étatique, sur « l'agonie de l'État », et de 
		l'autre combattre avec acharnement toutes les tendances anarchiques, et 
		poursuivre une politique qui mène en droite ligne à l'omnipotence de 
		l'État(1). 
 Qu'on donne tel ou tel 
		nom à l'appareil de contrainte de la communauté socialiste importe peu. 
		On peut l'appeler État et se conformer aux usages qui sont courants en 
		dehors des écrits marxistes dépourvus de toute critique. On se sert 
		ainsi d'une expression intelligible à tous qui éveille chez chacun 
		l'idée qu'on veut justement éveiller. Dans une enquête d'économie 
		politique, on peut très bien se passer de ce mot, qui trouve chez 
		beaucoup d'hommes un écho sympathique ou antipathique. Mais qu'on 
		choisisse une expression ou l'autre, c'est affaire de style et non de 
		fond.
 
 Ce qui est plus 
		important, c'est l'organisation de cet État ou de cette communauté 
		socialiste. Lorsqu'il s'agit des manifestations de la volonté de l'État, 
		la langue anglaise emploie très finement le mot: gouvernement, et non 
		pas le mot: État. Rien n'est plus propre à éviter le mysticisme de 
		l'État de la pensée étatiste, mysticisme que sur ce point aussi le 
		marxisme développe à l'extrême. Les marxistes parlent naïvement des 
		manifestations de la volonté de la société, sans se demander un instant 
		comment cette « société » personnifiée serait capable de vouloir et 
		d'agir.
 
 La communauté ne saurait 
		agir autrement que par l'intermédiaire d'organes qu'elle en a chargé. 
		Pour la communauté socialiste, il va sans dire que cet organe doit 
		nécessairement être unique. Dans cette communauté, il ne peut y avoir 
		qu'un seul organe réunissant en lui toutes les fonctions économiques et 
		toutes les autres fonctions de l'État. Naturellement cet organe peut 
		être articulé en plusieurs instances. Il peut subsister des postes 
		subalternes, chargés de missions précises. Mais les résultats essentiels 
		de la socialisation des moyens de production et de la production ne 
		pourraient être obtenus sans l'unité dans la formation de la volonté. Il 
		faut donc nécessairement qu'au-dessus de tous les postes chargés 
		d'expédier certaines affaires il y ait un organe unique, confluent de 
		tout le pouvoir et qui puisse concilier toutes les oppositions dans la 
		formation de la volonté et veiller à l'homogénéité de la direction et de 
		l'exécution.
 
 Pour l'étude des 
		problèmes de l'économie socialiste, il est d'une importance secondaire 
		de savoir comment cet organe est formé, et comment en lui et par lui la 
		volonté collective arrive à s'exprimer. Peu importe que cet organe soit 
		un prince absolu, ou la collectivité de tous les citoyens d'un pays 
		organisés en démocratie directe ou indirecte. Il est sans intérêt de 
		savoir comment cet organe prend sa décision et comment il exécute sa 
		volonté. Pour notre démonstration, nous considérerons cet organe comme 
		parfait. Nous n'avons donc pas besoin de nous demander comment cette 
		perfection pourrait être atteinte, si toutefois elle est accessible, ni 
		si la réalisation du socialisme n'échouerait point, précisément parce 
		que cette perfection ne peut être atteinte.
 
 Il nous faut nous 
		représenter ma communauté socialiste comme théoriquement sans bornes 
		dans l'espace. Elle embrasse toute la terre et toute l'humanité qui 
		l'habite. Si nous nous la représentons bornée dans l'espace, 
		n'embrassant qu'une partie du globe et de ses habitants, il faudra 
		admettre qu'il n'existe aucune relation avec les territoires en dehors 
		de ces limites et avec leur population. C'est pourquoi nous parlons 
		d'une communauté socialiste fermée.
 
 La possibilité de 
		l'existence de plusieurs communautés socialistes juxtaposées sera 
		étudiée dans la section suivante.
 
 
			
				| 2. Le calcul économique dans la communauté 
				socialiste  |  
		          La théorie du 
		calcul économique montre que dans la communauté socialiste le calcul 
		économique est impossible.
 Dans toute entreprise 
		importante, les différentes exploitations ou les sections des 
		exploitations jouissent, pour l'établissement des comptes, d'une 
		certaine indépendance. Elles font réciproquement le compte des matériaux 
		et du travail, et il est possible à chaque instant d'établir pour chaque 
		groupe un bilan particulier, et d'embrasser dans un calcul les résultats 
		de son activité. De cette manière, on peut toujours constater le succès 
		plus ou moins grand obtenu par chaque division. On en tirera les 
		conclusions qui décideront de la transformation, de la réduction, de 
		l'agrandissement des groupes existants, ou de la création de nouveaux 
		groupes. Sans doute dans ces calculs certaines erreurs sont inévitables. 
		La plupart proviennent des difficultés qui se produisent dans la 
		répartition des frais généraux. D'autres erreurs viennent de ce que, en 
		certains points, on est nécessairement forcé de calculer d'après des 
		données approximatives, par exemple lorsque, en cherchant à se rendre 
		compte de la rentabilité d'un procédé de fabrication on calcule 
		l'amortissement des machines employées en estimant à une certaine durée 
		le temps pendant lequel elles seront encore utilisables. Cependant, 
		toutes les erreurs de ce genre peuvent être maintenues dans certaines 
		limites, de sorte qu'elles ne faussent pas le résultat d'ensemble du 
		calcul. Ce qui reste encore incertain peut être mis au compte de 
		l'incertitude des conditions futures de l'économie, incertitude qu'aucun 
		système ne pourrait supprimer.
 
 Il semblerait tout 
		indiqué, dans la communauté socialiste, d'essayer le même calcul 
		autonome pour les différents groupes de la production. Mais cela n'est 
		pas possible, car ce calcul autonome pour les différentes branches d'une 
		seule et même entreprise se fonde exclusivement sur les prix du marché 
		établis pour toutes les sortes de biens et de travail employés. Mais là 
		où il n'y a pas de marché, il ne peut se former de prix; et sans 
		formation de prix il n'y a pas de calcul économique.
 
 On pourrait peut-être 
		songer à permettre l'échange entre les différentes groupes 
		d'exploitation, pour arriver ainsi à la formation de relations d'échange 
		(prix), qui fourniraient ainsi une base au calcul économique même dans 
		la communauté socialiste. On organiserait, dans le cadre de l'économie 
		unifiée sans propriété privée des moyens de production, les différents 
		groupes de travail en groupes séparés jouissant du droit de disposition. 
		Ils devraient naturellement se conformer aux instructions de la 
		direction supérieure de l'économie, mais ils pourraient échanger entre 
		eux des biens matériels et des services dont ils devraient acquitter le 
		montant uniquement en se servant d'un moyen d'échange universel qui 
		serait encore une monnaie. C'est ainsi qu'on se représente à peu près 
		l'organisation de l'exploitation socialiste de la production, lorsqu'on 
		parle aujourd'hui de « socialisation intégrale » et choses semblables. 
		Mais ici encore on n'arrive pas à tourner la difficulté dont la solution 
		aurait une importance décisive. Des relations d'échange ne peuvent, pour 
		les biens de production, se former qu'avec, comme base, la propriété 
		privée des moyens de production. Si la « communauté charbonnière » livre 
		du charbon à la « communauté métallurgique », il ne peut se former aucun 
		prix, à moins que les deux communautés ne soient propriétaires des 
		moyens de production de leurs exploitations. Mais ce ne serait plus du 
		socialisme. Ce serait du syndicalisme.
 
 Pour le théoricien 
		socialiste, avec sa théorie de la valeur-travail, la question est, il 
		est vrai, fort simple. « Dès que la société est en possession des moyens 
		de production et les emploie, elle-même et sans intermédiaire, à la 
		production, le travail de chaque individu, quelles qu'en soient les 
		différences d'utilité spécifique, devient dès l'origine et directement 
		travail-de-la-société, travail social. La quantité de travail social 
		incluse dans un produit n'a plus dès lors besoin d'être déterminé d'une 
		manière indirecte: l'expérience quotidienne montre directement, quelle 
		en est en moyenne la quantité nécessaire. La société peut calculer 
		facilement combien d'heures de travail sont incluses dans une machine à 
		vapeur, dans un hectolitre de blé de la dernière récolte, dans cent 
		mètres carrés de drap de telle ou telle qualité... Sans doute la société 
		devra aussi savoir combien de travail est nécessaire à la fabrication de 
		chaque objet d'usage. Elle devra établir le plan de production en 
		fonction des moyens de production, dont les ouvriers sont un élément 
		essentiel. Ce sont finalement les effets d'utilité des objets d'usage, 
		comparés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à 
		leur fabrication, qui décideront du plan. Tout cela sera réglé très 
		simplement sans qu'on ait besoin de faire intervenir la notion "valeur"(2) ».
 
 Nous n'avons pas à 
		reprendre ici les objections critiques contre la théorie de la 
		valeur-travail. Elles sont cependant leur intérêt pour notre 
		démonstration; car elles aident à juger de l'emploi qu'on peut faire du 
		travail comme unité de calcul dans une communauté socialiste.
 
 Le calcul en travail 
		tient compte également, semble-t-il à première vue, des conditions 
		naturelles de la production, conditions extérieures à l'homme. Le 
		concept du temps de travail social nécessaire tient compte de la loi du 
		rendement décroissant dans la mesure où cette loi joue en raison de la 
		différence des conditions naturelles de production. Si la demande pour 
		une marchandise augmente et qu'on soit forcé par là d'avoir recours pour 
		l'exploitation à des conditions naturelles de production inférieures, le 
		temps de travail social généralement nécessaire pour la production d'une 
		unité augmente aussi. Si l'on arrive à trouver des conditions naturelles 
		de production plus favorables, la quantité de travail nécessaire baisse 
		alors. L'on tient compte des conditions naturelles de la production, 
		mais seulement et exactement dans la mesure où cette considération 
		s'exprime par des changements dans la quantité de travail social 
		nécessaire(3). 
		C'est tout. Au-delà, le calcul en travail ne fonctionne plus. Il ne 
		tient aucun compte de la consommation en facteurs de production 
		matériels. Admettons que deux marchandises P et Q exigent au total pour 
		leur fabrication la même quantité de travail, soit dix heures. Admettons 
		aussi que ces dix heures de travail se décomposent dans les deux cas de 
		la façon suivante: en ce qui concerne Q, neuf heures pour sa fabrication 
		proprement dite et une heure pour la production de la matière première
		a nécessaire à sa fabrication; en ce qui concerne P, huit heures 
		pour sa fabrication et deux heures pour la production de la quantité 
		double, soit 2a matière première. Dans le calcul en travail, P et 
		Q apparaissent équivalents. Dans le calcul en valeur, P devrait être 
		estimé à une valeur supérieure à Q qui contient moins de matière 
		première. Le calcul en travail est faux; seul le calcul en valeur répond 
		à la nature et au but du calcul. Il est vrai que ce « plus » accordé à P 
		par le calcul en valeur par rapport à Q, il est vrai que cette base 
		matérielle « existe de par la nature et sans que l'homme y soit pour 
		rien »(4). 
		Cependant si ce « plus » n'existe qu'en une quantité tellement limitée 
		qu'il devienne un objet ayant une importance pour l'économie, il faudra, 
		d'une manière ou d'une autre, le faire entrer en ligne de compte dans le 
		calcul de la valeur.
 
 Le calcul en travail 
		présente un second défaut: c'est de ne pas tenir compte des différentes 
		qualités du travail. Pour Marx, tout travail humain est, du point de vue 
		économique, de même qualité, parce qu'il est toujours « une dépense 
		productive de cerveau, de muscles, de main, de nerfs humains. Un travail 
		complexe ne vaut que comme travail simple élevé à une puissance, ou 
		plutôt que comme travail simple multiplié, de sorte qu'une petite 
		quantité de travail complexe équivaut à une plus grande quantité de 
		travail simple. L'expérience montre que cette réduction s'opère 
		constamment. Une marchandise peut être le produit du travail le plus 
		complexe; sa valeur la rend équivalente au produit d'un travail simple 
		et ne représente donc en elle-même qu'une certaine quantité de travail 
		simple »(5). 
		Böhm-Bawerk n'a vraiment pas tort quand il qualifie cette argumentation 
		de « chef-d'oeuvre théorique d'une naïveté déconcertante »(6). 
		Aussi, pour juger des affirmations de Marx, inutile de se demander s'il 
		est possible de trouver une mesure physiologique de tout travail humain, 
		une mesure s'appliquant également et au travail physique et au travail 
		soi-disant intellectuel. Car, c'est un fait, il y a entre les hommes des 
		différences de capacités et d'habileté, qui forcément influent sur la 
		qualité des produits et le rendement du travail. Le calcul en travail 
		peut-il être employé pour le calcul économique? Ce qui décidera de cette 
		question, c'est de savoir s'il est possible de réduire à un dénominateur 
		commun des travaux de caractères différents, sans avoir recours à 
		l'opération intermédiaire de l'estimation de la valeur de ces produits 
		par les personnes exploitantes. Marx s'efforçait de faire la preuve, il 
		a échoué. L'expérience montre bien que les marchandises sont mises dans 
		le courant des échanges sans qu'on s'occupe de savoir si elles ont été 
		produites par un travail simple ou complexe. Mais pour prouver par là 
		que certaines quantités de travail simple sont placées, sans opérations 
		intermédiaires, en équivalence avec certaines quantités de travail 
		complexe, il faudrait d'abord qu'il fût bien entendu que la valeur 
		d'échange découle du travail. Or cela non seulement n'est pas une chose 
		entendue une fois pour toutes, mais c'est précisément ce que les 
		raisonnements de Marx cherchent d'abord à prouver.
 
 Dans le mouvement des 
		échanges, il s'est établi, par le taux des salaires, un rapport de 
		substitution entre le travail simple et le travail complexe – auquel du 
		reste Marx ici ne fait pas allusion. Mais cela ne prouve nullement 
		l'égalité de ces deux sortes de travail. Cette égalisation est la 
		conséquence, et non le point de départ, des échanges du marché. Il 
		faudrait, pour substituer le travail simple au travail complexe, que le 
		calcul en travail établît un rapport arbitraire, qui exclurait toute 
		utilisation de ce calcul pour la direction économique.
 
 On a pensé pendant 
		longtemps que la théorie de la valeur-travail était nécessaire au 
		socialisme pour donner un fondement éthique à sa revendication touchant 
		la socialisation des moyens de production. Nous savons aujourd'hui que 
		cette conception était erronée. Sans doute la plupart des socialistes 
		l'ont adoptée et employée dans ce sens. Marx lui-même, qui, par 
		principe, se plaçait à un autre point de vue, ne s'est pas toujours 
		gardé de cette erreur. Deux choses sont cependant bien certaines: 1) en 
		tant que programme politique le socialisme n'a pas besoin d'être 
		justifié par la théorie de la valeur-travail et ne saurait d'ailleurs 
		l'être; 2) ceux qui ont sur la nature et l'origine de la valeur 
		économique une autre conception peuvent très bien être socialistes. Et 
		cependant la théorie de la valeur-travail – sans doute pas au sens usuel 
		– est, pour ceux qui préconisent la méthode de production socialiste, 
		dans une société où existe la division du travail, ne pourrait être 
		réalisée rationnellement que s'il y avait un étalon des valeurs 
		objectivement reconnaissable qui rendrait possible le calcul économique 
		même dans une économie sans échanges et sans monnaie. Le seul étalon 
		auquel on puisse penser serait alors en effet le travail.
 
 
			
				| 3. Dernier état de la doctrine socialiste 
				en ce qui concerne le calcul économique  |  
		          Le problème du 
		calcul économique est le problème fondamental de la doctrine socialiste. 
		Qu'on ait pu pendant des années parler et écrire du socialisme sans 
		traiter ce problème, prouve les ravages produits par l'interdiction 
		marxiste d'étudier scientifiquement le caractère et les conséquences de 
		l'économie socialiste(7).
 Prouver que dans la 
		communauté socialiste le calcul économique n'est pas possible, c'est 
		prouver d'un même coup que le socialisme est irréalisable. Tout ce qui 
		depuis cent ans, dans des milliers d'écrits et de discours, a été avancé 
		en faveur du socialisme, tous les succès électoraux et les victoires des 
		partis socialistes, tout le sang versé par les partisans du socialisme, 
		n'arriveront pas à rendre le socialisme viable. Les masses peuvent 
		désirer son avènement avec la plus grande ferveur, on peut en son 
		honneur déclencher autant de révolutions et de guerres qu'on voudra, 
		jamais il ne sera réalisé. Tout essai de réalisation ou bien mènera au 
		syndicalisme, ou bien à un chaos qui dissoudra bientôt en infimes 
		groupements autarciques la société fondée sur la division du travail.
 
 La constatation de cet 
		état de choses ne laisse pas de déplaire beaucoup aux partis 
		socialistes. Dans une masse d'écrits, des socialistes de toute nuance 
		ont essayé de réfuter ma démonstration et d'inventer un système de 
		calcul économique socialiste. Ils n'y sont pas parvenus. Ils n'ont pas 
		réussi à produire un seul argument nouveau que je n'aurais pas déjà 
		indiqué et discuté soigneusement(8). 
		La preuve de l'impossibilité du calcul économique socialiste ne peut 
		être ébranlée(9).
 
 L'essai du bolchévisme 
		russe pour faire passer le socialisme du programme de parti dans la vie 
		réelle, n'a pas laissé apparaître le problème du calcul économique. Car 
		les républiques soviétiques font partie d'un monde où des prix en argent 
		sont établis. Les chefs du pouvoir prennent ces prix comme base des 
		calculs qui les aident à prendre leurs décisions. Sans l'aide que leur 
		apportent ces prix, leur action serait sans but, ni plan. C'est grâce à 
		ce système de prix qu'ils peuvent calculer, c'est grâce à lui qu'ils ont 
		pu concevoir leur plan quinquennal.
 
 Le problème du calcul 
		économique ne se pose pas actuellement davantage dans le socialisme 
		d'État ou dans le socialisme communal des autres États. Toutes les 
		entreprises qui sont dirigées par les gouvernements ou par les 
		municipalités tablent sur les prix des moyens de production et des biens 
		de premier ordre, qui sont établis sur les marchés de l'économie 
		commerciale. Il serait donc prématuré de conclure de l'existence 
		d'exploitations étatiques ou municipales à la possibilité du calcul 
		économique socialiste.
 
 C'est un fait connu que 
		l'exploitation socialiste dans quelques branches ou dans quelques 
		domaines de la production n'est rendue possible que par l'aide qui lui 
		est prêtée par son entourage non socialiste. Des exploitations étatiques 
		ou communales ne peuvent être assurées que parce que leurs pertes 
		d'exploitation sont couvertes par les impôts payés par les entreprises 
		capitalistes. En Russie, le socialisme abandonné à lui-même aurait 
		échoué depuis longtemps s'il n'avait pas été soutenu financièrement par 
		les pays capitalistes. Mais l'appui intellectuel fourni à la direction 
		de l'exploitation socialiste par l'économie capitaliste est bien plus 
		important encore que cet appui matériel. Sans la base de calcul que le 
		capitalisme met à la disposition du socialisme sous forme des prix du 
		marché, la direction socialiste de l'économie – et même d'une économie 
		socialiste restreinte à certaines branches de production ou à certains 
		pays – serait impraticable.
 
 Les écrivains socialistes 
		peuvent continuer encore longtemps à écrire des livres sur la fin du 
		capitalisme et sur l'avènement du millénaire socialiste, ils peuvent 
		dépeindre les maux du capitalisme sous les couleurs les plus criardes et 
		leur opposer toutes les séductions possibles des bienfaits socialistes, 
		ils peuvent remporter avec leurs ouvrages les plus grands succès auprès 
		des gens incapables de penser, cela ne changera rien au destin de l'idée 
		socialiste(10). 
		L'essai d'organiser le monde selon le socialisme pourrait amener 
		l'anéantissement de la civilisation, jamais l'édification d'une 
		communauté socialiste.
 
 
			
				| 4. Le Marché « artificiel » comme solution 
				du problème de la comptabilité économique  |  
		          Quelques jeunes 
		socialistes sont d'avis qu'une communauté socialiste pourrait résoudre 
		le problème de la comptabilité économique en créant un marché artificiel 
		des moyens de production. Les anciens socialistes, estiment-ils, se sont 
		trompés en cherchant à réaliser le socialisme par la suppression du 
		marché et de la formation des prix pour les biens d'ordre supérieur, 
		suppression qui constitue pour eux le socialisme. Si la communauté 
		socialiste ne doit pas dégénérer en chaos stupide engloutissant toute la 
		civilisation, elle doit, tout comme la société capitaliste, créer un 
		marché où des prix s'établissent pour tous les biens et travaux. Grâce à 
		ces prix, elle pourra compter et calculer tout comme les chefs 
		d'entreprise du régime capitaliste.
 Le partisans de cette 
		proposition ne voient pas ou ne veulent pas voir que le marché et que 
		l'établissement des prix sur le marché ne peuvent pas être détachés 
		d'une organisation de la production et de la consommation fondée sur la 
		propriété privée des moyens de production et où propriétaires fonciers, 
		capitalistes et chefs d'entreprises disposent du sol et du capital comme 
		ils l'entendent. Ce qui donne naissance à la formation des prix et aux 
		salaires, c'est le désir qu'ont les chefs d'entreprises et les 
		capitalistes de gagner le plus d'argent possible en satisfaisant les 
		voeux des consommateurs. In ne peut concevoir l'activité du mécanisme 
		qu'est le marché sans le désir du gain des chefs d'entreprises 
		(actionnaires compris), sans le désir de redevances, d'intérêts, de 
		salaire, chez les propriétaires fonciers, les capitalistes, les 
		ouvriers. C'est seulement la perspective du gain qui guide la production 
		sur ces voies où elle cherche à répondre le mieux, et aux moindres 
		frais, aux besoins des consommateurs. Si cette espérance du profit vient 
		à manquer, le mécanisme du marché s'enraie et s'arrête. C'est que le 
		marché est l'élément central, l'âme de l'ordre capitaliste. Il n'est 
		possible que dans le capitalisme et il ne peut pas être imité « 
		artificiellement » dans la collection socialiste.
 
 Pour créer ce marché 
		artificiel, rien de plus simple, disent ses partisans: On enjoindrait 
		aux directeurs des différentes exploitations de se comporter comme les 
		directeurs des différentes exploitations dans la société capitaliste. 
		Dans l'économie capitaliste, le directeur d'une société par actions ne 
		travaille pas non plus à son compte, mais pour celui de la société par 
		actions, donc des actionnaires. Dans la communauté socialiste, il 
		continuera à se comporter de la même manière, avec la même prudence, la 
		même conscience. La seule différence, c'est que le résultat de ses 
		efforts et de sa peine profitera à la communauté et non aux 
		actionnaires. On aurait là un socialisme décentralisé et non plus ce 
		socialisme centraliste, le seul auquel les anciens socialistes, et 
		surtout les marxistes, aient pensé.
 
 Pour juger cette 
		proposition des néo-socialistes, il faut d'abord remarquer que les 
		directeurs des différentes exploitations devront d'abord être nommés à 
		leurs emplois. Dans les sociétés par actions de la société capitaliste, 
		les directeurs sont nommés directement ou indirectement par les 
		actionnaires. En chargeant certains hommes du soin de produire à leur 
		place avec les moyens de production qui leur sont confiés, les 
		actionnaires risquent leur fortune ou au moins quelque partie de leur 
		fortune. Le risque – car c'en est un forcément – peut bien tourner et 
		c'est un gain. Il peut mal tourner, et alors c'est la perte de tout ou 
		partie du capital investi. Confier ainsi son propre capital pour des 
		affaires dont l'issue est incertaine à des hommes dont on ne peut 
		connaître les succès ou insuccès futurs, quand bien même on connaît très 
		bien leur passé, c'est là un fait essentiel dans les entreprises des 
		sociétés par actions.
 
 Il en est qui croient que 
		le problème du calcul économique dans la communauté socialiste ne 
		comprend que des faits rentrant dans le domaine de la conduite 
		quotidienne des affaires assumée par le directeur d'une société par 
		actions; ceux qui croient cela ont devant les yeux l'image d'une 
		économie stationnaire, c'est-à-dire l'image d'une économie tout à fait 
		irréelle, que la vie ignore, que le théoricien bâtit dans son esprit 
		pour se rendre compte, non pas de tous les problèmes, mais de quelques 
		problèmes. Pour l'économie stationnaire, le calcul économique ne 
		présente du reste aucun problème. Car en exprimant l'idée « stationary 
		state » nous avons en vue une économie où tous les moyens de production 
		sont déjà utilisés de manière à pourvoir, d'une manière sûre et l'état 
		actuel aussi bonne que possible, aux besoins des consommateurs. Dans 
		l'état stationnaire, il n'y a plus à résoudre de tâche nécessitant le 
		calcul économique. Car la tâche qu'il aurait eu à résoudre a déjà été, 
		selon l'opinion que nous avons admise, résolue auparavant. Si nous 
		voulions employer des expressions très répandues, parfois un peu 
		fallacieuses, nous pourrions dire: le calcul économique est un problème 
		de l'économie dynamique et non un problème de l'économie statique.
 
 Le calcul économique est 
		une tâche de l'économie soumise à de perpétuels changements, et placée 
		chaque jour devant de nouvelles questions. Pour résoudre les problèmes 
		d'un monde qui se transforme, il faut avant tout amener du capital dans 
		certaines branches de la production, entreprises, exploitations, en le 
		retirant à d'autres branches de la production, entreprises 
		exploitations. Ce ne sont pas les directeurs de société par actions qui 
		s'en chargent, mais les capitalistes qui vendent ou achètent des 
		actions, accordent des prêts ou les dénoncent, déposent ou retirent de 
		l'argent dans les banques, se livrent à toute sorte de spéculations sur 
		les marchandises. Ces actes des capitalistes spéculateurs créent 
		l'assiette et la situation du marché de l'argent, des bourses de valeurs 
		et des grands marchés commerciaux. Le directeur d'une société par 
		actions, qui n'est qu'un manager fidèle et zélé, tel que se le 
		représentent nos écrivains socialistes, n'a ainsi qu'à partir de la 
		situation du marché pour y adapter ses affaires et leur donner la 
		direction requise.
 
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