Montréal, 15 octobre 2009 • No 271

 

Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.

 

 

LIBRE EXPRESSION

Les pessimistes de la culture II

 

par Gilles Guénette

 

          Il y a dix ans, la revue québécoise du cinéma 24 Images publiait un dossier spécial intitulé « Quand la culture devient marchandise ». Avec un tel titre, on s’en doute, il ne traitait pas de la question de façon optimiste et positive. Non, on y découvrait des pessimistes de la culture (artistes, professeurs et intellos de l’art confondus) qui broyaient du noir et qui vivaient dans un monde assiégé par les Majors américains, l'économie de marché et la mondialisation. Vous savez quoi? Rien n’a changé!

 

D'estime et de mission

          C’est au tour des gens de la revue Relations d’y aller d’un dossier fin du monde intitulé « Culture sous tension ». La revue Relations, pour ceux qui ne la connaissent pas, « est publiée par le Centre justice et foi, un centre d’analyse sociale progressiste fondé et soutenu par les Jésuites du Québec. Depuis près de 70 ans, Relations oeuvre à la promotion d’une société juste et solidaire en prenant parti pour les exclus et les plus démunis. Libre et indépendante, elle pose un regard critique sur les enjeux sociaux, économiques, politiques et religieux de notre époque ».

          Voilà pour la présentation. Mais n’allez pas croire qu’on y parle de Dieu ou de religion à toutes les pages. Le dossier en question aurait pu être publié dans n’importe quel média québécois. Relations a beau prétendre qu’elle « entend contribuer à une lecture chrétienne des événements qui se produisent dans le monde, et particulièrement au Québec, tout en s'adressant en même temps à l'ensemble de la société », on a affaire au discours habituel de la go-gauche culturelle, celle du Plateau.

          Ainsi, on ressort de la lecture du dossier avec l’impression que nos artistes/intellos (ceux qui font preuve de pessimisme en tout cas) vivent toujours dans un monde assiégé et qu’ils se croient investis d’une mission des plus spéciales sur Terre: élargir les horizons du monde dans lequel nous vivons – peut-être est-ce là la dimension chrétienne? Ils croient que la montée du néolibéralisme se poursuit – mais ça fait plus de 10 ans qu’il monte! Il doit bien être sur le point d’arriver au sommet! – et que les choses ne font qu’empirer.

Coupe, couperet, coupure

          D’entrée de jeu, après avoir souligné quelques décisions politiques qui prouvent que « le mépris des arts et de la culture a le vent dans les voiles », les auteurs reviennent sur les coupures du gouvernement Harper, « l’incompétence et le dogme du “libre marché” règnent ». Ces coupures faisant partie selon eux d’une nouvelle réalité, ils entrevoient des lendemains sombres: « Comment ne pas penser que la crise économique ne fournira pas l’occasion de passer à nouveau les budgets des arts dans le collimateur puisque le monde “ordinaire” – Stephen Harper nous l’a dit – n’en aurait cure des artistes? »

          Comme en 1999, les pessimistes de la culture en ont contre la « société du spectacle », la « pression marchande » et « l’art industriel ». Ils ont évidemment de sérieuses réserves face au financement privé qui, selon eux, n’est pas suffisamment stable et vient trop souvent accompagné de conditions… Et ils souhaitent « le développement d’une vision globale et inclusive, soutenue par une réelle volonté politique qui ferait de l’appréciation régulière de l’art, dans toute sa richesse et sa diversité, l’objectif à atteindre – comme une chose normale de la vie. » Bref, une culture centralisée à l’os et décidée en haut par les copains.

          Seule une vision politique globale et réfléchie, tenant compte de l’ensemble des composantes de notre paysage artistique, assurera un développement harmonieux et intelligent de l’art au Québec. Cette vision ne peut être assurée que par le CALQ [Conseil des arts et des lettres du Québec] ainsi que par les artistes et responsables d’organismes qui y gravitent et prennent régulièrement part à son processus décisionnel. Mais sans une volonté réelle de l’État québécois d’augmenter de manière substantielle les programmes réguliers du CALQ, cette vision restera vaine. Le milieu artistique risque alors de consacrer trop d’énergie à sa propre survie plutôt qu’à son épanouissement.

          Aux dires des auteurs, le philosophe Théodore W. Adorno a misé juste lorsqu’il a défini « les enjeux réels entre une industrie de divertissement, conçue pour que des gens d’affaires réalisent d’importants profits, et un art qui laisse l’artiste entièrement maître d’oeuvre de sa production. » L’arrivée de l’art industriel viendrait « falsifier une relation stimulante et productive entre un art populaire, provenant en toute simplicité de l’âme des peuples, permettant souvent d’exprimer un esprit libre et indocile, et un art dit savant, portant les oeuvres à un niveau élevé de complexité et de profondeur. »

          Sous l’emprise de la « domination de la culture de masse », les oeuvres « novatrices, dérangeantes et personnelles » verraient de moins en moins le jour. Ce qui fait que la société s’en trouve appauvrie. Et rien ne semble indiquer que la situation va s’améliorer dans un avenir rapproché. Nous somme donc condamnés à la médiocrité...

Entre eux et nous

          Bien sûr, lorsqu’il est question d’oeuvres novatrices et dérangeantes, des images nous viennent tous en tête: la pièce de théâtre expérimentale, les séries de monochromes dans les musées, la danse contemporaine. Relations nous en donne un bon exemple dans son numéro de septembre, alors qu’il inaugure une nouvelle chronique littéraire, La forme du jour, avec l’écrivaine et poète Élise Turcotte – sans doute est-ce dans le but de ralentir un peu les avancées de l’art marchand... Voici le premier paragraphe de la première mouture. Ça s’intitule « Un » :

Le 26 mai en attendant d’être tuée,
en attendant d’être née,
la rage en bouquets de griottes flottant dans l’alcool,
le pot en verre sous mon bras,
j’ai vu une patte de chevreuil dans la rue, la moitié
d’une patte gisant dans le caniveau.
Je marchais, il y avait du vent, et dans ce vent,
les feuilles éparpillées de mon livre non écrit.

          Humm… Avouez que c’est novateur et dérangeant! Un texte qui atteint des niveaux malheureusement trop élevés de complexité et de profondeur pour moi. Vous avez compris quelque chose, vous? Ça vous a aidé à donner du sens à votre monde? C’est de ce genre d’oeuvre dont nos pessimistes de l’art voudraient que les médias discutent, débattent, déblatèrent durant des heures. Imaginez un monde où l’on décortiquerait tous les jours la dernière oeuvre hermétique dans les journaux, à la télé, à la radio. Des sections entières consacrées à des disciplines comme l’art visuel, la poésie, la musique électroacoustique. Le fantasme.

          [Insérer le son d’un ballon qui éclate ici.]

          Ce monde parfait n’existe que dans la tête de ces gens qui broient du noir. Et à voir la popularité de ces disciplines, il n’est pas près de devenir réalité. Les grands médias ne se mettront pas à parler du jour au lendemain d’un recueil de poésie qui se vend à 100 exemplaires ou d’un spectacle de danse moderne qui attire 30 personnes. À la quantité d’oeuvres, de spectacles, de livres, etc., qu'on retrouve sur le marché, ils doivent faire des choix et plaire au plus grand nombre. En revanche, Internet permet à tout le monde de discuter de n’importe quoi. La promotion d’oeuvres (aussi pointues soient-elles) n’a jamais été autant à la portée de tous.

          (Mais à quoi peuvent bien référer la patte de chevreuil? Le pot en verre? Les bouquets de griottes? Aucune idée. Personne ne peut le savoir. L’auteure ne le sait sans doute même pas…)
 

« Quoi qu’en pensent les auteurs du dossier en question, l’art n’a jamais eu autant de visibilité et le concept de sous-financement est une chimère. »


Les uns, les autres

          Quoi qu’en pensent les auteurs du dossier en question, l’art n’a jamais eu autant de visibilité et le concept de sous-financement est une chimère.

          En attendant l’avènement sur Terre d’une politique globale et réfléchie, les pessimistes de la culture répètent que le secteur souffre de « sous-financement public chronique » et qu’ils sont pauvres. Pour preuve, ils sortent la statistique qui veut que « la majorité des artistes professionnels dans tous les domaines gagnent en moyenne 17 000 $ par année au Québec (source: OCCQ, Statistiques principales de la culture et des communications au Québec, édition 2007) et se trouvent sans véritable filet de sécurité sociale en tant que travailleurs autonomes. »

          Les statistiques, c’est comme les chaussures: on les magasine et on choisit celles qui nous conviennent le plus. Nos défaitistes ont magasiné les leurs et ils ont choisi celles qui représentaient le mieux leur vision de la réalité – voici que je m’apprête à faire la même chose. Ils n’auraient jamais choisi les chiffres du 28e rapport de la série Regards statistiques sur les arts de la firme Hill Stratégies, Les artistes dans les grandes villes du Canada, selon le recensement de 2006. Ceux-ci, colligés à partir des données du recensement de 2006, montrent qu’il y a 140 000 artistes au pays, qu’ils représentent 0,77 % de la population active et que leur situation financière serait beaucoup moins catastrophique que ne le laissent entendre les gens de Relations.

          À titre d’exemple, les 1 005 artistes de la ville de Longueuil gagnent en moyenne 29 900 $. Le revenu moyen des 13 425 artistes de Montréal serait de 25 000 $. À Laval, 930 artistes gagnent en moyenne 26 900 $. Et le revenu moyen des 720 artistes de Gatineau serait de 28 200 $. Si on se fie au Tableau 19 du rapport de Hill Stratégies, le revenu moyen des artistes québécois vivant dans 19 grandes villes de la province serait de 24 600 $. Ce n'est pas le pactole, mais on est loin du 17 000 $ avancé plus haut.

          Voilà pour les salaires. Qu’en est-il du sous-financement?

          Selon le Bulletin de service Dépenses publiques au titre de la culture : tableaux de données de Statistique Canada, l’administration fédérale a dépensé 3,71 milliards de dollars au titre de la culture en 2006-2007, comparativement à 3,55 milliards de dollars en 2005-2006. Les administrations provinciales et territoriales ont dépensé 2,56 milliards de dollars pour la culture en 2006-2007, comparativement à 2,42 milliards de dollars en 2005-2006. Les administrations municipales ont dépensé au total 2,39 milliards de dollars dans le domaine de la culture en 2006, comparativement à 2,31 milliards de dollars en 2005.

          Abstraction faite des transferts intergouvernementaux, les dépenses culturelles combinées des trois paliers de gouvernement ont atteint 8,23 milliards de dollars en 2006-2007, en hausse par rapport aux 8,03 milliards de dollars de 2005-2006 (en dollars constants de 2006-2007). 8,23 milliards de dollars pour un secteur qui représente 0,77 % de la population active du Canada. Et le Québec se retrouve au second rang des provinces où il se dépense le plus aux niveaux fédéral et municipal – derrière l’Ontario – alors qu’il est au premier rang au niveau provincial.

          Non seulement on est loin du sous-financement chronique, mais les budgets consacrés à la culture ne cessent d’augmenter!

Mondes parallèles

          Les pessimistes de la culture qui se plaignent de leur situation sur la place publique vivent dans un monde parallèle. Comme je l’écrivais en 2004, les gouvernements sont loin de s'être désengagés de la culture, comme plusieurs le répètent ad nauseam dans les médias. Malheureusement, que ce soit pour imposer une forme de nationalisme ou pour se faire du capital politique, les élus ne rechignent visiblement pas à l'idée de débloquer des fonds pour que « rayonne » la culture canadienne/québécoise ici et ailleurs.

          Les artistes, eux, se paient notre tête lorsqu'ils se plaignent de manquer d'argent, ou d'être carrément réduits au rang de citoyens de seconde classe tellement ils sont pauvres. Ou bien ils vivent extrêmement au-dessus de leurs moyens, ou bien ils jouent le jeu du « je vais en demander beaucoup plus pour en obtenir un peu moins, ce qui m'en donnera tout de même un peu plus que ce que je voulais au départ ». Un petit jeu qui nous coûte chacun quelques centaines de dollars par année.

          Les diverses disciplines artistiques n’ont jamais eu autant de visibilité (ou de possibilités de visibilité) au pays. Les artistes n’ont jamais été autant financés et n’ont jamais eu autant de possibilités de financement. Ceux qui crient le plus fort sont ceux qui oeuvrent dans les milieux les plus spécialisés et/ou obscures. Faut-il s’en surprendre? L’État n’a pas à les faire vivre sous prétexte qu’ils créent des choses auxquelles ils accordent visiblement beaucoup d’importance, mais dont personne ne veut.

          Plutôt que de s’apitoyer sur leur sort, les pessimistes de la culture devraient se ressaisir et embrasser la nouvelle réalité.
 

 

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