Hollywood au service du libertarianisme? (Version imprimée)
par Daniel Jagodzinski*
Le Québécois Libre, 15 janvier
2010, No 274.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/100115-11.htm


Les productions artistiques constituent un témoignage historique des moeurs, de la culture, des valeurs et des attentes d’une société à un moment donné de son histoire.

Le dernier siècle a vu apparaître et se développer ce qui, un peu abusivement, a été appelé le « septième art » ou cinéma. Le cinéma a beaucoup en commun avec le rêve. Tout comme le dormeur, le spectateur s’installe en position de relaxation dans une camera obscura, une chambre obscure, où il peut s’abandonner à des émotions parfois inavouables et accomplir par procuration des actions réprouvées dans la vie réelle. La complicité tacite qui l’unit aux autres spectateurs garantit son impunité tandis que s’accomplissent ses désirs.

Le principe de plaisir qui guide les conduites humaines a fait le succès du cinéma, art « industriel », dont l’impact sur les masses a été et continue d’être considérable. Empiriquement, le cinéma a cherché à connaître les attentes de son public car son existence est étroitement liée à la satisfaction de ce dernier. L’imagination et les fantasmes font le travail et il est vain d’évoquer le caractère virtuel des satisfactions éprouvées car leur intensité est souvent bien réelle, à la mesure de tout ce qui demeure hors de portée dans la vie réelle.

En d’autres termes, ces puissantes satisfactions sont dues à la libération de forces qu’il convient de réprimer en temps ordinaire. Elles traduisent en jargon psychanalytique le retour du refoulé, en particulier à travers la réalisation imaginaire de désirs agressifs, sexuels ou sadiques. L’exploitation de cet imaginaire constitue une mine d’or pour le cinéma.

La mise en scène de ces désirs insatisfaits, de ces fantasmes peut déboucher sur des phénomènes de masse avec la réalisation de film à succès planétaire: les « blockbusters », sources de profits immenses pour les producteurs.

Au sein des blockbusters, le genre qui actuellement semble faire le plus recette est celui des « films catastrophes », dont les scénarios varient en fonction des cataclysmes imaginés: collision avec des météorites, pandémies diverses avec ou sans génération de morts-vivants, réchauffement planétaire, invasion d’extra-terrestres, émancipation de robots ennemis du genre humain, etc.

Quelques points sont néanmoins communs à toutes ces déclinaisons:
  • Un phénomène planétaire et brutal vient menacer l’espèce humaine de disparition.

  • Un (ou quelques-uns) citoyen ordinaire vit à cette occasion une existence extraordinaire, en quelque sorte une promotion non voulue. Notre quidam devient « l’Élu »; il parvient à survivre et à réamorcer un futur de l’humanité dans un monde dévasté.

  • L’expérience vécue transforme notre héros et lui fait découvrir les potentialités jusqu’alors inconscientes de son humanité. Loin des leçons apprises et des habitudes de vie antérieures, il doit se réinventer très vite pour pouvoir affronter les dangers qui le guettent. Sans étayage social, sans le secours des institutions de l’État, seule sa réactivité et sa capacité d’improvisation lui offrent une chance de survie. Le film fait souvent une part belle à l’ahuri qui se transforme en bête sauvage, avec néanmoins un message souvent positif: il dépend de lui de garder une part d’humanité.

Bref, dans l’anarchie totale qui prévaut, les héros sont libres, libres et seuls au milieu de tous les dangers, nouveaux Robinsons affranchis de toute règle sauf celle de survivre.

Qu’est-ce qui explique le succès de ces films?

Les interprétations usuelles et banales font toutes référence à l’angoisse générale du futur, soigneusement entretenue par les médias sur fond d’écologie, d’épidémie, de terrorisme, de crise économique. Il s’agit d’une simple paraphrase sur la trame du film: le film fait peur, donc il exprime une peur.

Je ne vois dans ces interprétations rien qui puisse expliquer la jubilation des spectateurs, bien au contraire. En fait, là où il y a plaisir, il doit bien y avoir satisfaction d’un désir, d’une profonde attente.

Il est alors avancé que le spectateur s’identifie au survivant et éprouve le bonheur de survivre aux épreuves… et de retrouver sa petite vie douillette en sortant du cinéma. Ouf, ce n’était qu’une fiction où on a joué à se faire peur. Opération nulle de réassurance?

Cette explication contient sans doute une part de vérité mais n’épuise pas, tant sans faut, les ressorts du plaisir éprouvé. Quid en effet de la violence qui a trouvé dans la fiction de quoi se repaître? Le héros a dû vaincre et tuer pour survivre. Il y a trouvé une excitation – le goût du sang – bien incorrecte mais tellement délicieuse. Il a pu le faire non seulement légitimement mais parce qu’il n’y avait plus rien pour faire obstacle à sa sauvagerie retrouvée: plus de police, plus d’armée, plus d’institutions ni d’État (dont les représentants sont souvent représentés comme d’impuissantes marionnettes dont les fils sont rompus – ce qui en dit long sur l’antiétatisme des spectateurs...), rien dis-je, l’anarchie! Oui mais la liberté et l’autonomie en cadeau!

Révélation des tendances profondes des attentes du public, le cinéma se révèle bien être un indicateur sociologique majeur de l’état d’une société et parfois de la fracture qui s’annonce entre cet état et les désirs des citoyens.

Les fins du monde complaisamment illustrées par ces films viennent combler les frustrations de ces publics et leur ambivalence à l’égard du monde dans lequel nous vivons. En effet, tout en affirmant de façon quasi unanime la supériorité de l’organisation étatique, du welfare social, et en privilégiant en général l’égalité aux dépends de la liberté, ces publics trahissent dans le plaisir iconoclaste pris à l’anéantissement de ce monde l’idée que leur vrai épanouissement ne peut s’éprouver qu’en imaginant sa disparition. Ces films sont vécus comme une fête, une délivrance, l’advenue d’un monde nouveau, comme une nouvelle épiphanie, parce qu’ils comblent une éternelle nostalgie, celle de la liberté perdue.

Le libertarianisme serait-il tapi dans le coeur des hommes et Hollywood en serait-il le révélateur?

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* Daniel Jagodzinski est un « vieil et récent immigré (de France) de 62 ans », DJ, médecin spécialiste ainsi que licencié en philosophie, qui a choisi de s’établir à Montréal avec sa femme et sa fille.