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Le Québécois Libre, 15 janvier 2010, No 274. Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/100115-5.htm Si vous vouliez acheter des préservatifs dans l’Allemagne d'entre-deux-guerres, vous achetiez des Fromms Act – la première marque de qualité supérieure encore en vente aujourd’hui. L'homme derrière ce produit « purement allemand » est Julius Fromm, un entrepreneur juif et un immigrant russe. En 1916, il fait breveter le condom Fromms Act alors que les moeurs sexuelles sont en pleine évolution, que de plus en plus de gens accordent une grande importance à leur santé sexuelle, et qu’un manque de prophylactique fiable crée un marché pour ce type de produit. En 1938, après avoir fait de sa marque l’une des plus reconnues, et de son modèle d’affaire une référence, il est forcé par le gouvernement nazi de vendre son empire à une amie du pouvoir pour une fraction de sa valeur. Un an plus tard, lui et sa famille fuient à Londres. Voilà les grandes lignes de l’histoire que racontent les auteurs Götz Aly, éminent historien de l'Holocauste, et Michael Sontheimer, correspondant pour le Der Spiegel, dans Fromms: How Julius Fromm’s Condom Empire Fell to the Nazis (Other Press, novembre 2009). L’essai retrace l'histoire de la mise en marché de la première marque de préservatifs en Allemagne et la culture sexuelle qui a permis son essor. Il décrit aussi les machinations qui ont permis aux nazis de voler des entreprises appartenant à des familles juives-allemandes et la tragédie d'un homme dont le grand amour pour son pays d’adoption – qui lui a permis de prospérer – a été trahi par son gouvernement sous le regard approbateur de ses concitoyens. Les débuts d’un entrepreneur doué Julius Fromm est né en 1883 de parents juifs établis dans un quartier pauvre de Konin – ville de Pologne appartenant alors à l'Empire russe. Dix ans plus tard, lui et sa famille fuient la pauvreté et le désespoir d’une Russie antisémite pour s’installer à Berlin. C’est la vitalité économique de la ville qui attire d’abord le père de Julius. C’est aussi la communauté d’immigrants juifs de l’Europe de l'Est qui y est déjà bien établie. L'Allemagne d’alors offre aux immigrants juifs un environnement juridique sécuritaire, la liberté de mouvement, et celle de choisir une profession. Julius et les membres de sa famille aménagent dans un appartement d’une pièce d’un quartier de Berlin reconnu pour sa criminalité. Ce quartier aux loyers abordables est la première destination de la plupart des juifs qui émigrent de l’Est. Aussitôt que leur situation le permet, les Fromm déménagent dans de plus grands appartements. Ils gagnent leur vie à fabriquer artisanalement des cigarettes qu’ils vendent le soir dans les cafés et bars de la ville – en 1894, l’Association des professionnels du tabac de Berlin compte 21 usines où travaillent 111 employés et environ 700 entreprises familiales de fabrication de cigarettes, dont l’une appartient aux Fromm. À 15 ans, Julius devient le principal pourvoyeur de la famille suite au décès de son père. Avec sa mère, il prend en charge l’entreprise familiale et fabrique des cigarettes durant encore une dizaine d’années. À 24 ans, il épouse la mère de son premier fils. Alors que la confection manuelle des cigarettes est tranquillement remplacée par la production de masse, Julius cherche de nouvelles façons de gagner sa vie. « Rouler des cigarettes à la main n’était pas une alternative à long terme, se rappelle son fils Edgar. Il décide donc, en 1912, de prendre des cours du soir en chimie – et plus particulièrement dans le domaine du caoutchouc. Il a l’idée de fabriquer des préservatifs. » Deux ans plus tard, l’année où débute la Première Guerre mondiale, il enregistre sa propre entreprise: la Israel Fromm, Manufacturing and Sales Company for Perfumes and Rubber. Fromm loue une boutique où il vend ses produits de caoutchouc sans couture (seamless). Il se considère maintenant comme un marchand. En 1916, sa compagnie est classée sous: I. Fromm, Special Manufacturing of Rubber Products, Fromms Act. Julius Fromm donne l'impression de ne vivre que pour son travail et son entreprise. Homme de peu d’éducation, il fréquente brièvement la Eighth Community Elementary School de Berlin. Mais c’est seul qu’il acquiert les compétences nécessaires au bon fonctionnement de son entreprise – qu’il lance presque sans capital. La guerre accroît la demande pour les préservatifs. Fromm doit engager plus de travailleurs et agrandir ses installations de Berlin. Le produit Comme l’expliquent Aly et Sontheimer, c’est en 1916 que Julius choisit le nom Fromms Act pour sa compagnie. Bien qu'il n'existe pas de document qui explique comment le jeune entrepreneur en est venu à y inclure l'orthographe anglais du mot « Act », il est probable qu'il ait eu l'idée de son frère ainé, Salomon, qui a développé un oeil pour le marché international durant un séjour à Londres. Les deux ont peut-être calculé que « Fromms Act » sonnait bien, même un peu risqué, et que la connotation cosmopolite générerait des ventes. Autant en allemand qu’en anglais, le mot « act » (Akt en allemand) signifie « action » de même que l'« acte » de nature théâtrale ou sexuelle. Il réfère aussi, en allemand, au nu en peinture et, ainsi, au corps nu. De plus, le mot allemand peut passer pour une abréviation du terme Aktiengesellschaft (corporation), donnant ainsi l'impression d'une entreprise bien établie et prospère – alors que dans les faits, Fromm est à la tête d’une humble opération à Berlin, même si en moins de deux, Fromms Act devient une marque de commerce très reconnue. De la même façon que la marque Kleenex est devenue synonyme de papier-mouchoir, le mot Fromms devient synonyme de condom. Pour habiller l’emballage de son produit, Fromm choisi ses deux couleurs favorites: le vert et le mauve. L’idée d’apposer son propre nom sur le produit vient de lui: il s’agit d’« une des idées brillantes de mon père », explique son fils Edgar. En apposant son nom sur le produit, il risque gros: si son aventure s’avère être un flop, son nom y sera associée. Pour ceux qui trouvent embarrassant l’achat de préservatifs, Fromm insère dans chaque paquet une petite carte sur laquelle il est écrit: « Veuillez s’il-vous-plaît me remettre discrètement un paquet de trois Fromms Act ». Les consommateurs peuvent ainsi le glisser sur le comptoir du pharmacien pour un achat rapide et silencieux. Toujours à l’affut de nouvelles méthodes pour augmenter la qualité de ses produits tout en réduisant un haut taux de rejets, Fromm expérimente avec les ingrédients, les procédés et les temps d’exposition à la chaleur. Il paie aussi ses employés en charge de l’inspection en tenant compte du nombre d’items défectueux détectés. Le contrôle de qualité instauré par Fromm dans ses usines est l’une des principales raisons qui expliquent la réputation internationale dont jouissent ses produits. Contrairement à ses compétiteurs, Fromm garantit la qualité et la fraîcheur de ses produits. En 1917, il lance le slogan: « Nous garantissons nos produits – échanges acceptés en tout temps. » En 1919, Fromm se fait bâtir une villa de luxe dans une banlieue huppée de Berlin. La petite famille de cinq vit maintenant dans une maison de deux étages avec bonne et chauffeur. Julius demande sa citoyenneté allemande à cette époque. Il l’obtient l’année suivante. Sur son formulaire, il écrit que le revenu annuel de sa famille est d’environ 25 000 marks – ce qui fait environ 250 000 euros. Fromm est le premier à se promener en Cadillac à Berlin! Durant les années qui suivent, Fromm investit. Il fait bâtir une nouvelle usine à la fine pointe de la technologie à Köpenick. Presque toutes les machines et les installations qui s’y trouvent sont construites ou conçues à partir de ses propres spécifications et la plupart sont brevetées. En 1926, Fromms Act produit 24 millions de condoms. En 1931, plus de 50 millions. En 1933, selon un rapport du Bureau de crédit allemand: « Les ventes [de Fromms Act] se situent dans les millions. Les produits de la compagnie sont très bien établis. Nos sources décrivent Fromm comme un homme d’affaires extrêmement compétent et ambitieux ayant mis seulement quelques années à gravir les échelons du succès. Nous ne détenons aucune information négative à son sujet. » Le début de la fin Fromm est beaucoup trop occupé par les affaires courantes de son entreprise pour s’occuper de politique. Il vote habituellement pour le Deutsche Volkspartei (le Parti du peuple allemand), dont les penchants pro-business vont dans le même sens que les siens. Lorsqu’Adolf Hitler est élu chancelier de l'Allemagne en 1933, deux directeurs de Fromms Act joignent les rangs du Parti national-socialiste des travailleurs allemands – le Parti nazi. Selon Aly et Sontheimer: « Il semble que Fromm approuve, et même accueille, l'activité politique de ses deux directeurs, espérant qu'elle pourrait protéger son entreprise d’une éventuelle pression externe. Un drapeau rouge arborant une svastika et une image du Führer sont bientôt affichés dans une des deux cafétérias de l’usine. » Hitler au pouvoir, Fromm commence à mettre l’accent sur l’aspect allemand de ses produits, les qualifiant de « produits de qualité purement allemands ». Sur ses emballages, il ajoute la phrase « La marque de commerce allemande la meilleure vendeuse » (« the bestselling German select brand »). Dans une tentative évidente pour éviter d’éventuels boycotts de son entreprise juive, il annonce que « la vente des produits de marque Fromms Act est, comme elle l’a toujours été, absolument permise! » Pour une brève période, Fromm est si tourmenté par l’incertitude politique et le climat moral qui règnent qu’il met fin aux campagnes publicitaires de ses condoms pour mettre l’accent sur les autres produits fabriqués par la compagnie. Ainsi, il braque les projecteurs sur les sucettes Fromms Act – histoire de montrer aux consommateurs que ses produits vont dans le sens de la campagne du Parti nazi visant à faire hausser le taux de natalité. « Quand mon père a été confronté à la question de quitter ou de ne pas quitter l’Allemagne après la prise de pouvoir des nazis, se rappelle Edgar Fromm, sa première réaction a été de se dire: "Les Hitlers viennent et vont…" » De plus, il ne craignait pas l’expulsion par la nazis: « Après tout, disait-il, nous sommes Allemands! » Et ses deux directeurs, devenus sympathisants nazi, le rassuraient en lui répétant des phrases comme: « Nous ne voulons pas dire vous. » Ou « Vous êtes une exception. », lorsqu’ils parlaient contre les juifs. Même si le ministère de l’Économie du Reich offre un traitement somme toute favorable à l’entreprise de Fromm, celle-ci devient la cible répétée de harcèlement. En mars et avril 1933, un audit spécial et « en profondeur » est réalisé par les fonctionnaires du Trésor. Des compétiteurs de Fromm commencent à utiliser la nouvelle doctrine antisémite de l'État pour lui mettre des bâtons dans les roues. Fromm, qui espère ne pas avoir à émigrer de nouveau, prend une série de mesures spéciales, au cas où… Il transforme Fromms Act en corporation, dont il détient 98% des actions. Il poste ensuite ses fils à l’étranger – l’un d’eux habite déjà à Paris, l’autre est envoyé à Londres. En décembre 1933, une demande de révision du processus de naturalisation de Fromm est lancée par un bureaucrate – cette procédure est lancée contre 15 000 juifs ayant reçu la citoyenneté allemande durant les années de la République de Weimar (1919-1933). Un long échange de documents officiels et de lettres de réponse s’amorce. Fromm est blanchi en avril 1934. L’entrepreneur poursuit ses activités – expérimentant pour trouver une forme synthétique de caoutchouc et pour améliorer les lubrifiants utilisés dans la confection de ses condoms. En 1936, une campagne de salissage est entreprise par le journal antisémite Der Stürmer. On dénonce le fait que les publicités de la compagnie juive Fromms Act se retrouvent partout et que « ce sale juif de Fromm » (« the Jewish swine Fromm ») vend un produit « immoral ». « C’est à ce moment que Julius Fromm a réalisé qu’il devait quitter l’Allemagne, se rappelle son fils Edgar. Mais les affaires allaient si bien qu’il ne voulait pas tout abandonner. » De plus, comme la plupart des juifs assimilés, il était un loyal patriote et n'avait pas de différend fondamental avec le régime. Vers la fin de 1937, il décide qu’il est temps de quitter. Il donne à sa banque et à son avocat la directive de vendre Fromms Act. À 55 ans, Julius Fromm s’exile à Londres avec son épouse. Or, quelques semaines à peine après avoir pris sa décision, les règles légales changent drastiquement en Allemagne. Il est décrété que toute vente d’entreprises appartenant à des juifs est dorénavant sujette à l’approbation du ministère de l’Économie du Reich. Le 18 mai 1938, un bureaucrate se rend à la banque de Fromm pour dissuader les dirigeants de venir en aide à l’entrepreneur dans son projet de vente. Il met fin à l’entretien en stipulant qu’il se charge personnellement de trouver un candidat financièrement solvable pour Fromm – le bureaucrate se garde bien de révéler qu’il a déjà trouvé un acheteur. Après une négociation extrêmement compliquée étalée sur plusieurs années, l’entreprise passe aux mains de la marraine d’Hermann Göring, la richissime baronne Elisabeth von Epenstein-Mauternburg, pour une fraction de sa valeur: Fromm reçoit seulement un dixième de la valeur estimée de l'entreprise. L’ensemble de ses biens – évalué à quelque trente millions d'euros, en argent d'aujourd'hui – se retrouve entre les mains de l'État nazi. Toutes ses possessions sont volées ou/et vendues aux enchères à la population. Sa villa est confisquée et est utilisée comme une « maison de juifs » jusqu'en 1943. L'État l’attribue ensuite à un officier de Wehrmacht. Lorsque le régime nazi s’effondre, le 8 mai 1945, Fromm a l'intention de retourner en Allemagne pour reprendre le contrôle de sa propriété, mais il meurt quatre jours plus tard, à l’âge de 62 ans. De toute façon, l’oeuvre de toute sa vie est maintenant anéantie. L’usine de Köpenick a été détruite lors des bombardements, celle de Friedrichshagener a été confisquée par les Soviétiques – qui s’en servent pour produire des préservatifs pour les soldats de l'Armée rouge. Le livre Avec ses 174 pages, Fromms: How Julius Fromm’s Condom Empire Fell to the Nazis se lit presque d’un trait. Le lecteur a parfois l’impression que les auteurs vont dans tous les sens – par exemple, on a droit à un chapitre sur l’architecte responsable de la construction de l’usine de la Fromms Act – et qu’ils auraient dû passer plus de temps à décrire l’histoire de moins de personnes – on a droit à celle de tous les membres (proches et plus éloignés) de la famille de Julius en plus de celle de ses descendants; ce qui fait en sorte qu’on perd un peu de vue l’entrepreneur. Mais plus on avance dans Fromms, moins c’est grave. En route vers la fin du bouquin, Aly et Sontheimer décrivent les destins tragiques de toutes ces personnes. Des vies entières brisées par les hommes de l’État et cela sous le regard approbateur de la population. Le livre étant abondamment illustré, on en vient à être perturbé à la vue des nombreux portraits de toutes ces personnes souriantes, immortalisées lors de jours meilleurs, lorsqu’on apprend comment leur vie s’est terminée dans les camps de la mort. Fromms montre bien ce dont sont capables les hommes de l’État lorsqu’ils veulent quelque chose. Il montre bien qu’ils sont les mieux placés pour obtenir ce qu’ils veulent – après tout, ils changent les lois comme bon leur semble et possèdent les forces armées pour les faire respecter… De nombreux entrepreneurs juifs ont sans doute connu le même sort que Fromm. ---------------------------------------------------------------------------------------------------- * Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre. |