Montréal, 15 janvier 2010 • No 274

 

Martin Masse est directeur du Québécois Libre.

 

 

PRÉSENTATION

Les racines épicuriennes de certains concepts libéraux classiques et misésiens*

 

par Martin Masse

 

          Cette présentation a été donnée en anglais le 18 mars 2005 à la Austrian Scholars Conference tenue à l’Institut Ludwig von Mises à Auburn en Alabama.
 

 

          Dans L’Action humaine, Ludwig von Mises écrit:

          Le rôle historique de la théorie de la division du travail, telle que développée dans la tradition de l’économie politique britannique par des auteurs allant de Hume à Ricardo, a consisté à démolir complètement toute doctrine métaphysique à propos de l’origine et du fonctionnement de la coopération sociale. Elle a complété l’émancipation spirituelle, morale et intellectuelle de l’humanité inaugurée par la philosophie épicurienne. (Note: ma traduction de Human Action)

          Voici une affirmation qui ne pêche pas par ambiguïté. L’épicurisme, nous dit Mises, a inauguré l’émancipation spirituelle, morale et intellectuelle de l’humanité. On retrouve plusieurs autres passages dans ses livres où il mentionne cette philosophie sous un éclairage très favorable, mais sans jamais expliquer en détail pourquoi. Et même si beaucoup d’attention a été consacrée à l’influence d’Aristote, de Thomas d’Aquin, des scolastiques, des libéraux français et d’autres penseurs sur les idées autrichiennes, personne à ma connaissance ne s’est penché sur Épicure.

          Sur quoi Mises se base-t-il donc pour déclarer une telle chose à propos d’une philosophie qui a tant été décriée depuis deux mille ans? Des piles énormes de livres consacrés à Platon, Aristote et d’autres philosophes de l’Antiquité sont publiés chaque année. Mais si vous allez dans une bibliothèque universitaire, vous trouverez normalement à peine un ou deux rayons contenant des volumes sur l’épicurisme – et on parle ici de tous ceux qui ont été publiés au cours du dernier siècle.

          L’épicurisme a été en grande partie oublié. Et lorsqu’il fait l’objet d’une mention, c’est habituellement l’image déformée propagée depuis l’Antiquité qu’on reprend. L’épicurisme serait, nous dit-on, la philosophie du « mangeons, buvons et amusons-nous car demain nous mourrons ». En anglais, un Epicure est un individu dépravé et irresponsable qui ne s’intéresse qu’aux plaisirs charnels. D’un point de vue autrichien, nous dirions qu’il a des préférences temporelles très élevées.

          J’ai même lu un article sur LewRockwell.com affirmant que l’hédonisme débridé des épicuriens avait joué un rôle important dans la transformation de la Rome antique d’une république en un empire. Il n’existe pourtant pas la moindre preuve historique qu’ils ont eu ce type d’influence, et les épicuriens étaient de toute façon tout le contraire d’un groupe de dévergondés. Leur objectif était d’obtenir la tranquillité de l’esprit. Il est vrai qu’ils considéraient tout plaisir, y compris ceux de la chair, comme un bien. Mais ils cherchaient d’abord à atteindre le bonheur en planifiant leur vie à long terme de la façon la plus rationnelle possible.

          L’éthique épicurienne peut être condensée dans cette phrase de la Lettre à Ménécée: « Car ce n'est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n'est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n'est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n'est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c'est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d'où provient le plus grand trouble des âmes. »

          Laissez-moi vous présenter brièvement Épicure. Il est né en 341 av. J.-C., six années seulement après la mort de Platon. Il avait
18 ans quand Alexandre le Grand est mort. Ce dernier événement sert de ligne de démarcation aux historiens entre la période classique des cités-États grecques et la période hellénistique, pendant laquelle les généraux d’Alexandre et les dynasties qu’ils ont créées ont régné sur de vastes royaumes dans ce qui était l’empire perse. Épicure a établi son école dans un jardin à la périphérie d’Athènes. Très peu de ce qu’il a écrit dans de nombreux livres s’est rendu jusqu’à nous. Heureusement, un manuscrit de l’oeuvre poétique de son disciple romain Lucrèce, qui vécut au premier siècle avant notre ère, De rerum natura ou De la nature des choses, a été redécouvert au 15e siècle.

          Grâce à cette découverte, l’épicurisme a eu une influence majeure sur le développement de la science contemporaine. Épicure avait emprunté et raffiné l’hypothèse atomique de philosophiques précédents et la plupart des scientifiques et des philosophiques européens de la Renaissance et des siècles qui ont suivi ont étudié et commenté le De rerum natura. La physique épicurienne, qui explique que les mondes émergent spontanément des interactions de millions de particules minuscules, apparaît encore de nos jours étonnamment moderne. C’est le seul récit scientifique que nous a légué l’Antiquité que l’on peut encore lire et trouver pertinent aujourd’hui.

          Parmi les penseurs anglophones qui ont été influencé par l’épicurisme, on retrouve Hobbes, Mandeville, Hume, Locke, Smith, et plusieurs des moralistes britanniques jusqu’au 19e siècle. Ils se sont non seulement penchés sur la théorie atomique, mais aussi sur l’éthique développée par Épicure, sur ses idées concernant l’origine de la société, son explication évolutionniste (bien avant Darwin) du monde et sur d’autres aspects de sa philosophie.

          À mon sens, l’épicurisme est ce qui se rapproche le plus d’une philosophie libertarienne dans l’Antiquité. Platon, Aristote ou les stoïciens étaient tous des étatistes à divers degrés. Ils glorifiaient l’engagement politique et élaboraient des programmes politiques pour leur auditoire de riches aristocrates bien placés dans la société. Épicure se concentrait plutôt sur la recherche individuelle du bonheur, conseillait de ne pas s’impliquer en politique à cause des tracas personnels que cela apporte, et considérait la politique comme une activité sans pertinence réelle.

          Son école accueillait les femmes et les esclaves. Il n’avait aucun programme politique à proposer et on ne retrouve dans son enseignement aucune notion de vertu, d’ordre ou de justice dans un sens collectiviste. Au contraire, la recherche du bonheur nécessitait que les individus soient le plus libres possible de planifier leur propre vie. Pour lui, comme le dit l’une de ses maximes, « Le juste de la nature est une garantie de l'utilité qu'il y a à ne pas se causer mutuellement de tort et de ne pas en subir. »
 

« Les fondements mêmes de la praxéologie, la logique de l’action humaine, reposes sur des concepts épicuriens. Épicure déclare que la nature force tout être vivant à chercher le plaisir et à éviter la douleur. Lorsqu’ils atteignent leur but, les êtres se retrouvent dans un état de satisfaction et de repos que l’on peut appeler bonheur ou tranquillité d’esprit. »


          Dans une lettre à William Short envoyé en 1819, Thomas Jefferson écrit: « Je suis moi aussi un épicurien. Je considère que les doctrines authentiques (et non celles qu’on lui impute) d’Épicure contiennent tout ce que la Grèce et Rome nous ont laissé de rationnel dans la philosophie morale. » Mais ce qui est aussi intéressant, c’est que même nos amis les marxistes trouvaient qu’Épicure était un grand philosophe. Marx lui-même a consacré sa thèse de doctorat aux différences entre l’atomisme d’Épicure et de son prédécesseur Démocrite.

          La plupart des livres consacrés à l’épicurisme publiés en France au 20e siècle ont été écrits par des marxistes (je suppose qu’on pourrait dire cela de la plupart des livres publiés en France sur n’importe quel sujet au 20e siècle…!). Je possède un petit livret sur Lucrèce publié dans les années 1950 dans une collection intitulée Les classiques du peuple. Dans la section Avertissement, l’auteur remercie les spécialistes soviétiques des questions relatives à Lucrèce et au matérialisme antique pour « quelque originalité sur certains points » que l’on pourrait reconnaître à son étude.

          Marx a trouvé dans l’épicurisme une conception matérialiste de la nature qui rejetait toute téléologie et toute conception religieuse des réalités naturelles et sociales. Et pour revenir à Mises, c’est aussi précisément ce qui l’attirait. La section de L’Action humaine où l’on retrouve la citation que j’ai lue au début s’appelle « Une critique des conceptions holistes et métaphysiques de la société ». Mises y dénonce toutes les doctrines sociales qui ne s’appuient pas sur le rationalisme, l’utilitarisme et le libéralisme, qui, écrit-il, « doivent nécessairement engendrer des guerres et des guerres civiles jusqu’à ce qu’un des adversaires soit annihilé ou soumis ».

          Comme la plupart d’entre vous le savent, Mises incluait les courants du droit naturel dans ces doctrines non scientifiques, un point crucial sur lequel Rothbard et beaucoup d’autres de ses disciples contemporains étaient en désaccord avec lui. Il défendait plutôt une position utilitariste, selon laquelle « La loi et la légalité, le code moral et les institutions sociales, ne sont désormais plus vénérés comme des décrets insondables que les cieux nous ont imposés. Leur origine est humaine, et le seul critère qu’on devrait leur appliquer est celui de leur utilité au regard du bien-être des hommes. »

          Épicure avait conçu sa philosophie en réaction aux concepts platoniciens de Raison avec un R majuscule, de Bien, de Beauté, de Devoir, et d’autres notions absolues possédant une existence propre dans un quelconque monde surnaturel. Pour Épicure, ce qui est moral est ce qui apporte du plaisir aux individus dans un contexte où il n’existe pas de conflits sociaux. Le sage épicurien respectera le contrat social et ne causera de tort à personne non pas pour se conformer à quelque injonction morale imposée d’en haut, mais simplement parce que c’est la façon la plus commode de garantir son bonheur et de maintenir sa tranquillité d’esprit.

          Mises affirme la même chose lorsqu’il réitère son attachement à l’utilitarisme, qui considère les règles de la moralité non comme des absolus, mais comme des moyens pour les individus d’atteindre leurs fins par la coopération sociale. Dans son livre Le Socialisme, il écrit: « Les évaluations éthiques correspondant à ‘bon’ et à ‘mauvais’ ne peuvent être appliquées qu’au regard des fins que l’action cherche à atteindre. Comme Épicure l’a exprimé (…) Un vice sans conséquence préjudiciable ne serait pas un vice. Puisque l’action n’est jamais sa propre fin, mais plutôt le moyen d’atteindre une fin, on ne peut définir un acte comme bon ou mauvais qu’au regard des conséquences de cet acte. » Pour Mises, l’épicurisme avait inauguré l’émancipation de l’humanité précisément parce qu’il menait à l’utilitarisme.

          Les fondements mêmes de la praxéologie, la logique de l’action humaine, reposes sur des concepts épicuriens. Épicure déclare que la nature force tout être vivant à chercher le plaisir et à éviter la douleur. Lorsqu’ils atteignent leur but, les êtres se retrouvent dans un état de satisfaction et de repos que l’on peut appeler bonheur ou tranquillité d’esprit. L’ataraxie est le terme utilisé par Épicure pour décrire un parfait état de satisfaction, celui d’un être libéré de tout malaise.

          En lisant les premières pages de L’Action humaine, on croirait lire un traité épicurien. Mises explique dans la section « Les conditions préalables à l’action humaine » que « Nous appelons contentement ou satisfaction cet état de l’être humain qui n’entraîne et ne peut entraîner aucune action. (…) L’incitation qui amène un homme à agir est toujours un malaise ou une quelconque insatisfaction. Un homme parfaitement satisfait de sa situation n’aurait aucune motivation à changer quoi que ce soit. » Il ajoute une référence à John Locke qui, dans son Essai sur l’entendement humain, utilise le même type d’explication. Deux pages plus loin, Mises mentionne l’ataraxie épicurienne et défend de nouveau Épicure contre les attaques des « écoles de pensée théologiques, mystiques et autres qui s’appuient sur une éthique hétéronome* » qui, écrit-il, « n’ont pas ébranlé les fondements de l’épicurisme parce qu’elles ne pouvaient soulever d’autre objection que son indifférence envers les plaisirs ‘élevés’ et ‘nobles’ ».

          Dans la même veine, Mises ridiculise l’anthropomorphisme naïf qui consiste à appliquer des caractéristiques humaines à des entités divines définies comme parfaites et omnipotentes. Comment une telle entité peut-elle être conçue comme un être qui planifie et qui agit, ou comme une personnalité en colère, jalouse et susceptible d’être soudoyée, tel qu’on le voit dans de nombreuses traditions religieuses? Comme Mises l’écrit encore une fois dans L’Action humaine, « Un être qui agit est insatisfait de sa situation et n’est donc pas tout-puissant. S’il était satisfait, il n’agirait pas, et s’il était tout-puissant, il aurait depuis longtemps radicalement mis fin à son insatisfaction. »

          Dans un article traitant des implications de l’action humaine publié sur le site de l’Institut Mises il y a deux ans, Gene Callahan se penchait sur cette question et affirmait qu’autant qu’il sache, la façon dont Mises applique les leçons de la praxéologie à un possible être suprême fait preuve d’une grande originalité. En réalité, Mises a directement emprunté cette idée à l’épicurisme. Épicure affirmait que puisque les dieux sont parfaits et entièrement satisfaits de leur existence, ils ne pouvaient en aucune façon être impliqués dans les affaires des hommes. Il était ridicule de les craindre et inutile de tenter d’en obtenir des faveurs par des prières ou des sacrifices. À cause de cela, on l’a soupçonné d’être athée, ce qui explique en grande partie pourquoi il a été tant vilipendé par des auteurs chrétiens au fil des siècles.

          On peut retrouver de nos jours des groupes de néo-épicuriens sur le Web. Il y a plusieurs années, j’ai joint une liste de discussion sur l’épicurisme et j’ai découvert à mon grand étonnement que la plupart des participants étaient des libertariens, dont de nombreux objectivistes ou ex-objectivistes. On trouve sur Internet des articles discutant des similarités entre l’objectivisme et l’épicurisme, et comment Ayn Rand a été influencé par Épicure.

          Ce n’est qu’un autre exemple des nombreux liens entre cette philosophie antique et la tradition libérale classique et libertarienne. Comme je l’ai mentionné au début, très peu a été écrit sur ce sujet ou sur l’épicurisme en général d’ailleurs. Je n’ai eu que le temps de présenter un bref tour d’horizon de certains de ces liens. J’espère que d’autres étudiants et chercheurs y verront des avenues de recherche intéressantes et qu’ils exploreront les divers chemins qui mène d’Épicure à Mises.

 

*Hétéronome: Qui reçoit de l’extérieur les lois qui le gouvernent; contraire d’autonome.

 

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