Avatar à la lumière de Lévi-Strauss: très loin de la fable écologique (Version imprimée)
par Daniel Jagodzinski*
Le Québécois Libre, 15
février 2010, No 275.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/100215-7.htm


Dans un précédent article sur les films catastrophes, j'ai fondé mon propos sur le fait que le cinéma est un révélateur culturel de nos sociétés et que certains films remplissent une fonction cathartique par la réalisation fictive des désirs des spectateurs, à la façon du rêve. J'en concluais que la mise en scène actuellement répétitive de la fin du monde n'exprimait pas la crainte de cet événement mais la lassitude du monde actuel et l'espoir d'un monde nouveau.

Ce même mécanisme s'observe dans Avatar où le monde nouveau tant désiré est enfin découvert pour être aussitôt menacé de disparition, non par un cataclysme mais par l'avidité d'un autre monde, le nôtre. On est toujours l'alien de quelqu'un. Remarquons au passage que les scénaristes ont créé trois doubles galactiques de l'humanité: 1) les méchants aliens; 2) les « sages » (possesseurs du secret de l'immortalité et des voyages dans l'espace – voir par exemples les films Rencontres du troisième type ou Cocoon), dont la science a su mettre fin à l'histoire entendue comme ère de conflits et de misère; et 3) les primitifs, témoins du passé de l'humanité.

Le succès planétaire d'Avatar, télescopage de l'âge d'or et de la brutalité technologique, a généré bien des commentaires, qui dans l'ensemble y ont vu une fable écologique sur fond de space opera.

Toutefois, je doute qu'une simple croisade écologique ait pu fasciner à ce point tant de millions de spectateurs. Les vitupérations d'Al Gore, de Nicolas Hulot ou de Yann Artus-Bertrand, bien que précédées d'un prodigieux tam-tam médiatique, ne sont pas parvenues au stade de blockbusters.

Lisez donc les lignes suivantes, extraites de Tristes tropiques, paru en 1955, de Claude Lévi-Strauss (in Chap. VIII, 3e partie). Il expose dans ce chapitre l'état d'esprit qui animait Christophe Colomb, lequel cherchait davantage encore qu'un raccourci vers le Japon, à vérifier les promesses de l'Ancien Testament et l'existence d'un Paradis Terrestre.

La surprise des explorateurs fut totale, lorsqu'ils découvrirent:

« …deux planètes opposées par des conditions si différentes que les premiers humains ne purent croire qu'elles fussent également humaines. Un continent à peine effleuré par l'homme s'offrait à des hommes dont l'avidité ne pouvait se contenter du leur. [...] Vérifiés, l'Éden de la Bible, l'Âge d'Or des anciens, la Fontaine de Jouvence, l'Atlantide, les Hespérides, les pastorales et les îles Fortunées; mais livrés au doute aussi par le spectacle d'une humanité plus pure et plus heureuse (qui, certes, ne l'était point vraiment mais qu'un secret remords faisait déjà croire telle), la révélation, le salut, les moeurs et le droit. Jamais l'humanité n'avait connu aussi déchirante épreuve, et jamais plus elle n'en connaîtra de pareille, à moins qu'un jour, à des millions de kilomètres du nôtre, un autre globe ne se révèle, habité par des êtres pensants. Encore savons-nous que ces distances sont théoriquement franchissables, tandis que les premiers navigateurs craignaient d'affronter le néant. »

Tous les ingrédients de la fascination exercée par Avatar sont là, mâtinés à la sauce Bororo: la nostalgie du Paradis perdu et d'un monde fusionnel où Nature et humanité vivaient en harmonie. La notion d'individu (agrégat de solitaires) s'y abolit au profit de celle de personne, membre organiquement lié à son groupe et, au-delà, à l'univers. N'y manquent ni la nudité heureuse, ni la générosité de la forêt dont les fruits abondants dispensent du dur travail de l'agriculture, ni les épreuves initiatiques d'intronisation tribale des jeunes gens (dompter au péril de sa vie un animal dangereux), ni le sens de la beauté et de la pureté des corps révélés par leurs parures, ni l'aspect primitif des outils, ni l'absence du temps historique chez un peuple plus puissant et plus sage que nous qui ne cherche ni une amélioration de sa condition ni le progrès, concepts si caractéristiques de nos sociétés.

Nul doute que Lévi-Strauss aurait su décrypter dans le scénario d'Avatar les mythes communs et irréductibles de l'humanité. Il est d'ailleurs amusant de constater que les spectateurs se reconnaissent plus facilement dans les sauvages que dans les envahisseurs venus de la modernité, pourtant exacts miroirs de nos types humains (brute soldatesque, scientifique idéaliste, opportuniste sur le chemin de la prise de conscience, etc.). Leur sympathie se porte fort naturellement vers ce qui leur paraît « bien » et la science, impuissante à empêcher l'injustice qui s'annonce, sort discréditée de l'aventure.

Toutefois, reconnaissons que subtilement le scénario imagine que l'instrument cynique destiné à endormir la méfiance des Na'vi, le moderne cheval de Troie, le double hydroponique du héros, son avatar, sera aussi l'outil de l'échec de l'expédition. Les dirigeants de cette dernière ont en effet sous-estimé la capacité d'insoumission et de révolte du soldat, auquel son incarnation en Na'vi redonne l'usage immédiat de ce qu'il désire par dessus tout: l'usage de ses jambes, symbole de liberté. On peut littéralement dire qu'il en profite pour se sauver (au sens moral et existentiel) car, contrairement à l'ethnographe cantonné dans une position d'observateur, le héros aura le choix de se désolidariser de son groupe et de troquer sa condition humaine contre celle, enviable, de happy Na'vi.

Être soi implique parfois d'être un autre. La « trahison » du héros, bien loin de choquer le spectateur comme une suprême aliénation, lui apparaît ici comme une libération. La morale de l'histoire est claire: les hommes soumis au commandement tyrannique de leur chef sont les vrais aliénés et les Na'vi incarnent les vraies valeurs humaines.

Le fait qu'Avatar doive son succès à la reviviscence de mythes fondateurs universels et non à un soi-disant plaidoyer écologique dépasse peut-être les intentions du réalisateur. Toutefois, il a exaucé les voeux des spectateurs lesquels, depuis longtemps, n'attendent plus de la science qu'elle les réalise(1). Il est certes naïf, ce rêve, et ne peut s'accomplir, comme dans les films catastrophes, qu'au prix d'une violence triomphant du « vieux » monde et pour quelques élus au coeur pur seulement. Mais qui d'entre nous, à l'instar du héros, ne choisirait la vie, l'amour et l'élévation morale en partage?

Post-scriptum

J'ai pris connaissance de deux articles libertariens consacrés au film, ceux de David Boaz, de l'Institut Cato et de Stephan Kinsella, de l'Institut Mises. Ces deux auteurs mettent en évidence le bon droit des Na'vi dans leur combat pour défendre leurs droits de propriété tout en faisant observer que cette revendication fondamentalement libertarienne est la meilleure garantie de la bonne gestion et de la prospérité d'une nation. On pourrait presque imaginer, dût l'auteur du film rougir d'indignation, que les envahisseurs terriens sont moins les représentants du méchant capitalisme que ceux du collectivisme le plus pur, lequel n'évoque le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes que pour mieux les asservir. Il n'y a rien d'incompatible entre ces propos et mon analyse car les mythes originels partagés par toutes les civilisations semblent considérer comme inné le droit de propriété, lequel n'exclut nullement les règles de partage entre les membres d'un groupe. Au demeurant, la notion de « partage », est logiquement indissociable de celle de « propriété ». Comment, en effet, serait concevable le partage de quelque chose qui n'appartiendrait à personne et pour lequel n'existerait aucune contrepartie?

Notes

1. Il est intéressant de noter l'évolution du cinéma dans le renouvellement de ses thèmes, gage de sa fidélité à lui-même qui est de demeurer une usine à rêve. Oubliées aujourd'hui les odes cinématographiques au progrès, à l'émancipation prochaine des individus et des peuples. Les merveilles de la technique ne sont plus porteuses de l'avenir de l'homme, tout au plus de son confort. Souvent elles sont reléguées au rang de remède aux dégâts déjà commis... avec le soupçon que le remède risque d'être pire que le mal. Quant aux sciences, elles sont appelées à devenir de plus en plus ésotériques à la grande masse des hommes et seules celles dont les résultats sont encore hors de portée et porteuses d'utopie alimentent nos rêves de toujours: ceux d'un ailleurs meilleur enfin délivré de la dure réalité.

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* Daniel Jagodzinski est un « vieil et récent immigré (de France) de 62 ans », DJ, médecin spécialiste ainsi que licencié en philosophie, qui a choisi de s’établir à Montréal avec sa femme et sa fille.