Infrastructures d'intérêt général: il faut externaliser, pas nationaliser! (Version imprimée)
par Philippe Jaunet*
Le Québécois Libre, 15 octobre
2010, No 282.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/101015-9.html


Les libéraux demandent à l'État qu'il restitue au secteur privé les différentes activités qu'il a confisquées – une tâche qui, on s'en doute, est loin d'être achevée. Malheureusement, si la plupart des gens admettent les privatisations d'activités marchandes – ainsi, plus personne n'en appelle au retour d'une production étatique des cigarettes, ou à la nationalisation des compagnies aériennes –, nombreux sont ceux qui refusent de privatiser les activités d'intérêt général, comme la distribution de l'eau, et ce alors que les privatisations ont des conséquences positives reconnues.

Faut-il en déduire que la voie est sans issue, et que les idées libérales n'ont aucun avenir lorsque la population s'y oppose? La réponse est non. En effet, un terrain d'entente peut tout à fait être trouvé, dès lors que dire que l'État doit surveiller une activité d'intérêt général ne signifie pas nécessairement qu'il lui faille l'exercer par lui-même, selon un mode de gestion administratif. Il est toujours possible, pour l'État, de confier une activité d'intérêt général exercée par lui à un opérateur économique privé, et cela sous son contrôle (pour une introduction très concrète aux techniques d'externalisation dans le secteur public, cf. A. T. Moore, G. F. Segal et J. McCormally, « Infrastructure Outsourcing: Leveraging Concrete, Steel, and Asphalt with Public-Private Partnerships », Reason Public Policy Institute, Policy Study no272, 2000).

À l'évidence, cette méthode s'avère particulièrement adaptée aux personnes publiques souhaitant intervenir dans le domaine économique. On peut en effet comparer l'élu local avec le chef d'entreprise qui, après un examen rationnel de sa situation financière, ferait le choix de sous-traiter une partie de sa production, afin de se recentrer sur son cœur de métier. Or, la « raison d'être » des collectivités territoriales est d'assurer des missions de police, c'est-à-dire de contrôler le comportement des particuliers sur leur territoire. Il est donc souvent plus judicieux, pour une autorité publique, de déléguer la gestion de certaines missions à une entreprise privée, qu'il suffira de contrôler. Par ailleurs, l'expérience démontre que l'externalisation est une solution à la fois économique (en raison des économies d'échelle susceptibles d'être réalises) et innovante.

Malheureusement, différents lobbys s'opposent au développement de ces partenariats public/privé. Aux États-Unis par exemple, le problème se pose au niveau fédéral: ainsi, le Federal Activities Inventory Reform Act de 1998 oblige l'administration à répertorier ses activités susceptibles d'être externalisées, mais les praticiens savent tous que des débats interminables ont lieu quant à l'usage de la notion « inherently governmental functions » qui, techniquement, empêche d'externaliser certaines activités pourtant faciles à réaliser par le secteur privé.

On retrouve le même problème en France, bien que celui-ci ne se situe pas au niveau des activités susceptibles d'être externalisées, mais au niveau des méthodes à suivre.

Depuis le XIXe siècle, le droit français – renforcé aujourd'hui par les exigences de l'Union européenne – impose de sélectionner les opérateurs privés amenés à collaborer avec une personne publique en l'obligeant à précéder la passation du contrat par une phase de publicité et de mise en concurrence préalables. Cette obligation de mise en concurrence est importante en ce qu'elle permet aux décideurs publics de comparer plusieurs offres, tout en maintenant une pression concurrentielle suffisante sur les entreprises appelées à intervenir sur le secteur. En effet, les contrats publics sont souvent des contrats de longue durée (12 ans en moyenne). La compétition pour le marché doit alors suppléer les carences résultant du monopole ainsi constitué.

On peut donc dire que la mise en concurrence – indissociable du concept d'externalisation – s'avère être à la fois un instrument de saine gestion financière, un facteur d'efficience économique et un appel à l'innovation (puisque les soumissionnaires vont chercher à améliorer leurs offres pour remporter le marché). Mais il s'agit surtout d'un instrument de justice, les entreprises privées et les entreprises publiques étant pour une fois placées sur un pied d'égalité, chacune d'elles étant sélectionnée pour son offre, et non pour les préjugés ou les connivences politiques que peuvent avoir les élus locaux quant à leurs dirigeants.

Malheureusement, la loi no 2010-559 du 28 mai 2010 pour le développement des sociétés publiques locales revient sur cette situation en exonérant de mise en concurrence certaines entreprises publiques, appelées « sociétés publiques locales », lorsqu'elles sont instituées pour exploiter, dit la loi, toutes les activités d'intérêt général susceptibles d'être gérées par une personne publique!

Les conséquences concrètes de cette réforme, dont on a pu discuter ailleurs l'opportunité, sont extrêmement nombreuses. Comme le rappelait Yves de Kerdrel dans les pages du Figaro, le 8 juin 2010, « telle commune rurale va pouvoir créer sa société de restauration collective, d'assainissement, voire de services informatiques, qui rayonnera dans la communauté de communes ou le canton. Avec quel résultat? Que l'entrepreneur privé qui pouvait avoir envie de s'installer en milieu rural pour développer telle ou telle activité va devoir affronter la concurrence de sociétés publiques auxquelles les marchés seront attribués d'office. Avec également pour conséquence que les collectivités locales vont devoir embaucher encore plus de fonctionnaires territoriaux » (ou, pour être exact, de salariés soumis au code du travail, mais tout de même payés par nos impôts).

Voilà pour la « clientélisation » du pays. Beau retour en arrière de plusieurs siècles, fragilisant d'autant le développement des PME dans les zones rurales. Pourquoi entreprendre, quand on peut travailler pour l'État?

Mais il y a mieux: les partisans de cette réforme la justifient en affirmant à qui veut l'entendre que la mise en concurrence est une contrainte bureaucratique (!!!) excessive et surtout, inutile, puisque les entreprises candidates appartenant au secteur public ne devraient pas avoir à faire leurs preuves (ces dernières étant, on s'en doute, uniquement motivées par la promotion de « l'intérêt général »…).

Or en toute logique si, après mise en concurrence, une société publique est « battue » par une entreprise privée, c'est tout simplement que son offre n'était pas en adéquation avec les besoins de la personne publique qui a passé le marché.

Et comme une société publique correctement gérée peut sans peine triompher de ses concurrents privés, il n'apparaît pas nécessaire de la faire échapper à la traditionnelle phase de mise en concurrence: à l'évidence, l'instauration d'un tel privilège semble n'avoir aucune autre justification que la volonté de préserver de la concurrence des entreprises incapables de répondre de manière adéquate aux besoins de leur clientèle. Et ça n'est sûrement pas une bonne nouvelle pour l'amélioration de la gestion des services publics locaux...

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* Philippe Jaunet est juriste spécialisé en droit public, à Paris.