Qu'est-il arrivé au tigre celte? (Version imprimée)
par Martin Masse*
Le Québécois Libre, 15 décembre
2010, No 284.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/101215-2.html


Lorsque la crise financière a débuté aux États-Unis en 2007, les commentateurs étatistes ont jubilé: Ah!, regardez, le capitalisme est encore en crise dans le pays du capitalisme, un pays gouverné de surcroît depuis des années par un président de droite qui a tout déréglementé. C'est la preuve de l'échec total du néolibéralisme!

Il a fallu répéter et répéter encore que les États-Unis, loin d'être un paradis du laisser-faire, ont une économie excessivement réglementée, en particulier dans le secteur financier, que l'État a grossi au lieu de diminuer sous Bush, et que c'est l'interventionnisme débridé de la Fed et du gouvernement américain dans le secteur de l'immobilier qui ont provoqué la crise et non un capitalisme débridé.

Lorsque les inflationnistes keynésiens ont été rejoints par les inflationnistes friedmaniens dans leur appui aux plans de relance gigantesques, au sauvetage des banques et aux injections massives de nouvel argent dans l'économie, les commentateurs étatistes ont encore une fois jubilé: Ah!, regardez, mêmes les Chicago boys, ces libertariens extrémistes, ces néolibéraux purs et durs, admettent que leur doctrine a failli et que l'État doit intervenir pour sauver leur beau système capitaliste. C'est la preuve que les libertariens ne sont que des opportunistes incohérents qui appuient l'État lorsque ça fait leur affaire!

Il a fallu expliquer que les friedmaniens sont en fait des socialistes monétaires, des supporters de la Fed, de sa monnaie de papier et de ses politiques inflationnistes, et non des libertariens cohérents, même s'ils défendent le libre marché dans d'autres domaines. Seuls les partisans de l'école autrichienne sont des antiétatistes cohérents. Et les autrichiens avaient justement prévu cette crise bien des années d'avance.

Ces critiques ne surviennent évidemment jamais dans le sens inverse. Devant l'effondrement de l'économie grecque par exemple, les étatistes n'ont pas conclu à l'échec des politiques interventionnistes. Ils s'accrochent uniquement à des exemples de supposés échecs du libre marché parce qu'ils n'ont aucun argument sérieux à apporter à l'appui de leurs superstitions étatistes.

Le cas de l'Irlande

Ces dernières semaines, c'est le cas de l'Irlande qui fait jubiler les illettrés économiques étatistes (voir par exemple « Ces économistes québécois qui vantaient l'Irlande »): Ah!, regardez, le tigre celte était encensé il y a quelques années comme un modèle de libre marché et d'État minimal, et voilà que l'économie de ce pays s'effondre et doit être rescapée par l'Union européenne et le FMI à coups de milliards. Voyez ces économistes naïfs qui le montraient en exemple il n'y a pas si longtemps. C'est la preuve ultime que le libre marché et la réduction excessive des impôts mènent à la faillite!

Cette fois encore, les étatistes se trompent de cible. Comme dans toute analyse d'un phénomène complexe où s'entrecroisent des tendances contradictoires, il faut distinguer ce qui, dans le cas de l'Irlande, va dans le sens du libre marché de ce qui va dans le sens de l'étatisme, ce qui a bien fonctionné de ce qui a mal fonctionné.

Il est indéniable que certains aspects du modèle irlandais ont très bien fonctionné jusqu'à récemment. L'Irlande jusqu'au milieu des années 1980 était l'un des pays les plus pauvres d'Europe. Deux décennies plus tard, il était devenu l'un des plus riches après une période de croissance spectaculaire. Alors que l'Irlande exportait sa population aux quatre coins du monde depuis des siècles, elle accueillait pour la première fois des expatriés et des descendants d'expatriés irlandais.

Les politiques irlandaises ont misé, pendant toutes ces années, sur une croissance modérée des dépenses de l'État, l'ouverture aux marchés et aux investissements étrangers, notamment par un impôt comparativement très modeste sur les bénéfices des entreprises de 12,5%. (Ce taux est la moitié de ce qu'il est au Canada aujourd'hui après plusieurs années de baisse, et plus de la moitié de ce qu'il est aux États-Unis et dans la plupart des pays européens. C'est encore trop élevé évidemment, le taux idéal étant de zéro, mais c'est un avantage comparatif considérable.)

Sur la question cruciale de la taille de l'État, la conclusion de la Note de l'Institut économique de Montréal sur le miracle celte publiée en 2000 donne les chiffres essentiels:

Ce pays a vu sa part des dépenses publiques dans le PIB passer de 28 % en 1960 à 52,3 % en 1986. Mais voilà que la situation se renverse au cours des années 1987-96 alors que les dépenses chutent de 52,3 % en 1986 à 37,7 % en 1996, soit une baisse de 14,6 points. Or entre 1960 et 1977, période où les dépenses de l'État montaient de 28 % à 43,7 % du PIB, la croissance réelle du PIB de l'Irlande était de 4,3 %. Ce taux baissait à 3,4 % au cours des années 1977-86, période pendant laquelle la part du gouvernement grimpait à 52,3 % du PIB. Au cours de la récente décennie d'amaigrissement de l'État, le taux de croissance annuelle du PIB réel de l'Irlande passait à 5,4 %. La croissance économique augmentait donc en Irlande à mesure que ses dépenses publiques diminuaient.

Pourquoi donc une économie sur cette si belle lancée a-t-elle frappé un mur? Tout d'abord, ce qui était assez prévisible, la richesse récente du pays a poussé le gouvernement à recommencer à grossir, à taxer, à dépenser et à intervenir davantage dans l'économie.

La déliquescence de l'économie irlandaise est déjà évidente depuis quelques années. Un article publié il y a un an et demi sur Mises.org (« Celtic Kitten: The Failure of Intervention in Ireland ») soulignait que « With the advent of the Celtic Tiger, Ireland's economy has grown at an exponential rate. Unfortunately, this has precipitated an unprecedented degree of government involvement in the economic and social sphere. (...) The Irish economy rests on the precipice of devastation. Government interventionism has left Ireland with little room to manoeuvre in this difficult economic climate. The answer to Ireland's economic woes is not further government intervention in the economy, but a return to economic liberalism, small government, and sound monetary policy. » La recette des années 1986-2006 a donc été en partie abandonnée ces dernières années et il était prévisible que le tigre celte se transforme en minet celte.

La principale cause de la crise

La principale source de la faillite actuelle de l'économie irlandaise vient toutefois du secteur financier. Les politiques publiques interventionnistes ont de façon générale pour effet de freiner la croissance économique. Mais comme les économistes autrichiens l'ont démontré, c'est l'interventionnisme monétaire et financier en particulier qui crée les bulles et les crises majeures comme celles qui sont survenues aux États-Unis, en Islande, en Irlande et dans bien d'autres pays.

Comme le même phénomène de bulle financière s'est répété à plusieurs endroits, de plus en plus de gens sont maintenant capables de l'identifier, même parmi ceux qui ne connaissent vraisemblablement pas la théorie autrichienne. Le chroniqueur économique Claude Picher de La Presse, un partisan du libre marché qui ne s'est jamais démarqué par sa compréhension de ces questions, met ainsi le doigt sur les causes financières de la crise irlandaise et l'intervention aggravante du gouvernement, sans toutefois faire de lien avec la création monétaire, comme si les bulles survenaient naturellement dans des situations de forte croissance économique (« Crise irlandaise: le tigre édenté »):

C'est, bien sûr, la faute de la crise financière qui a ébranlé la planète à l'automne 2008. Si l'Irlande a été plus durement touchée que la plupart des autres pays, c'est pour deux raisons.

Comme dans toute économie qui s'enflamme, les prix de l'immobilier ont connu une ascension vertigineuse en quelques années. Et comme c'est souvent le cas en période de bulle immobilière, les institutions financières se sont mises à prêter en misant davantage sur la valeur future des propriétés que sur la solvabilité des emprunteurs. Même dangereux scénario qu'aux États-Unis. À l'aube de la crise, les portefeuilles des banques irlandaises étaient bourrés d'hypothèques contaminées. C'était courir vers le désastre.

Il y a une deuxième raison. À l'automne 2008, lorsque les premiers nuages noirs ont commencé à pointer à l'horizon, le gouvernement irlandais a voulu se faire rassurant en garantissant tous les titres de créance détenus par les banques. Avec le recul du temps, on peut trouver cette décision irresponsable. Il faut cependant se rappeler que le «tigre celtique» surfait encore sur ses bonnes années et que le gouvernement, sans doute de bonne foi, se croyait assez riche pour faire face aux événements. D'autre part, il ne pouvait pas laisser les banques à leur sort sans nuire considérablement aux petits épargnants et à la réputation du pays.

Lorsque la bulle (comme toutes les bulles) a éclaté, le gouvernement a dû respecter ses engagements et s'est retrouvé avec toutes les mauvaises dettes sur les bras. Contrairement à une opinion assez largement répandue, l'Irlande ne s'est pas effondrée à cause de ses politiques fiscales et budgétaires, mais à cause de la situation désespérée de ses banques.

Un article de Questions/Réponses sur la crise irlandaise dans le Globe and Mail (« Ireland's crisis explained ») pose un diagnostic semblable:

One of the key factors was a U.S.-style, easy-money real estate bubble, in which banks provided cheap credit to almost anyone who wanted to buy or build houses, dramatically hiking prices. The boom lasted for more than a decade, but when the global recession hit in 2008, home prices collapsed and people could not pay back their loans, imperilling the banks holding the debt. In recent years, the government borrowed more and more money to fund budget deficits in a weak economy. Institutions lending money to the Irish government (such as the British banks) charged higher and higher rates because of worries over a possible default.

Mais pourquoi donc se retrouve-t-on dans cette situation de « easy money », d'emprunt facile, qui alimente la bulle, permet aux individus et aux gouvernements de s'endetter facilement, et entraîne en fin de compte un effondrement prévisible?

L'interventionnisme monétaire n'est pas du capitalisme

Il y a un point crucial qu'il faut bien comprendre dans tout ceci, et que les illettrés économiques ont systématiquement tendance à ignorer: un système financier qui permet à des banques et autres institutions financières de faire de nombreux prêts très risqués avec des fonds qu'elles ne possèdent pas vraiment (c'est-à-dire par un effet de levier), sous la protection d'une garantie de l'État que tous ces fonds seront remboursés en cas de pertes, N'A RIEN À VOIR AVEC LE CAPITALISME OU LE LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE.

Dans un système véritablement capitaliste, une organisation étatique, la banque centrale, ne pourrait pas créer du capital à partir de rien, réduire artificiellement les taux d'intérêt et inonder les marchés de « liquidités », comme l'ont fait la Fed, la Banque centrale européenne et à peu près toutes les banques centrales du monde à divers degrés ces dernières années.

Les banques commerciales seraient obligées de garder des réserves beaucoup plus élevées et de ne prêter que des fonds qui leur ont été confiés pour investir, et non des dépôts à vue. Les gouvernements n'encourageraient pas les banques à prêter à des acheteurs de maison insolvables en subventionnant les hypothèques. Ils ne garantiraient par ailleurs aucun dépôt, prêt ni investissement, et ceux qui perdent de l'argent avec des investissements trop spéculatifs seraient obligés d'en subir eux-mêmes les conséquences au lieu d'être renfloués par les contribuables.

Dans un tel système, les bulles financières ne pourraient pas vraiment se développer, puisque la création monétaire serait mimine. L'aléa moral induit par la protection de l'État (qui encourage tout le monde à prendre plus de risque) n'existerait pas non plus et chaque acteur financier serait davantage responsabilisé, des déposants aux banques en passant par les acheteurs de maison et les investisseurs.

Pour toutes sortes de raisons spécifiques à chaque cas, à cause des politiques monétaires, de la réglementation financière et des programmes interventionnistes des gouvernements, des bulles se sont davantage développées dans certains pays que dans d'autres au cours des dernières années, même si le phénomène a été universel à cause du statut de monnaie de réserve mondiale du dollar américain. Dans des petits pays comme l'Islande et l'Irlande, les banques ont été encouragées à prêter des sommes gigantesques à des clients autant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays, avec des fonds venant d'un peu partout. Lorsque leurs gouvernements ont décidé stupidement de garantir ces sommes qui dépassaient largement le PIB total du pays, tout ce qu'ils ont garanti a été la faillite éventuelle non seulement des banques, mais de l'État et de l'économie dans son ensemble. Le gouvernement américain a fait la même chose en allant à la rescousse des banques de Wall Street et de Fannie et Freddie, mais même si ces montants étaient encore plus considérables sur le plan nominal, ils l'étaient beaucoup moins en proportion de l'économie américaine.

Je soupçonne par ailleurs (le prouver de manière empirique nécessiterait une recherche au-delà de mes moyens), que les pays ou régions qui ont de meilleures politiques publiques et une économie plus dynamique sont ceux où la bulle a grossi davantage. Logiquement, s'il y a un surplus de création monétaire, c'est là que les fonds vont trouver plus d'opportunités d'investissement. C'est conséquemment là aussi que la spéculation sera la plus forte et que les malinvestissements – des investissements dans des projets insoutenables à plus long terme, qui semblent rentables uniquement à cause de l'illusion causée par les bas taux d'intérêt et le surplus de liquidités à investir – seront les plus nombreux.

C'est ce qui explique qu'un pays en très forte croissance comme l'Irlande a pu attirer tous ces fonds. Chez nous, c'est ce qui explique que le Québec, qui n'a pas connu de boom immobilier et autres de la même ampleur que certains de ses voisins dans les années précédant la crise, a pu traverser celle-ci sans trop subir de contrechocs, puisque les malinvestissements y ont été moins nombreux. La raison n'en est pas la supériorité du modèle québécois, mais plutôt le fait que ce modèle interventionniste rendant notre économie moins attrayante, il nous protège des effets pervers d'un interventionnisme étatique d'un autre ordre, celui qui engendre les bulles financières et des crashs subséquents. Comme la Grèce, le Québec a plutôt une économie sclérosée à croissance faible, qui se maintient à flot depuis des années par l'endettement public – jusqu'à ce que les créanciers finissent par fermer le robinet.

La pire forme d'interventionnisme économique

L'étatisme monétaire est pire que toutes les autres formes d'interventionnisme économique. Il peut détruire l'économie de petits pays comme l'Irlande qui ont pourtant des politiques économiques avantageuses sur d'autres plans. Il est en train de détruire la principale économie de la planète, celle des États-Unis. Il pourrait même plonger le monde entier dans une dépression prolongée si tous les États se mettent à jouer le jeu dangereux des dévaluations concurrentielles, comme durant les années 1930.

Les libertariens qui ignorent complètement les questions monétaires, ou les partisans de l'école monétariste de Milton Friedman qui en ont une compréhension erronée, n'ont aucune explication convaincante à donner à un phénomène comme la crise financière mondiale ou la crise irlandaise. Pour eux, la création monétaire n'est pas un problème, c'est une solution, exactement comme pour les keynésiens et autres illettrés économiques.

C'est malheureusement un sujet complexe qui intéresse peu de gens. Mais c'est aussi un élément crucial pour comprendre ce qui arrive aujourd'hui dans l'ensemble de la planète. Les idées libertariennes ne pourront avancer de façon décisive à moins qu'on purge le mouvement libertarien des théories étatistes monétaires des friedmaniens et qu'on réussisse à vulgariser et à populariser suffisamment nos explications pour qu'elles deviennent comprises, même minimalement, par une partie substantielle de la population.

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* Martin Masse est directeur du Québécois Libre.