Le socialisme – Les monopoles et leurs effets* (Print Version)
by Ludwig von Mises (1881-1973)
Le Québécois Libre, May
15, 2011, No 289.
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1. De la nature des monopoles et de leur rôle dans la formation des prix

Aucune partie de la catallactique n'a été aussi mal comprise que la théorie des monopoles. Le seul énoncé du mot monopole provoque d'ordinaire des sentiments qui rendent impossible tout examen objectif et substituent aux raisonnements économique les développements éthiques connus de la littérature anticapitaliste et plus particulièrement étatiste. Même aux États-Unis, la querelle qui sévit autour de la question des trusts est parvenue à troubler l'examen raisonné du problème des monopoles.

C'est une opinion très répandue qu'il est au pouvoir des monopoleurs de fixer les prix à leur fantaisie, de les « dicter », comme on a coutume de dire. Mais cette opinion est aussi erronée que la conclusion qu'on en tire que les détenteurs des monopoles auraient entre les mains un pouvoir leur permettant de faire tout ce qu'ils veulent. Il n'en pourrait être ainsi que si par leur nature les biens qui font l'objet de monopoles échappaient aux lois qui régissent les autres biens. Celui qui réussirait à monopoliser l'air ou l'eau potable pourrait certes soumettre tous les autres hommes à sa volonté. L'existence d'un tel monopole rendrait tout système d'échanges, toute économie impossible. Ses détenteurs disposeraient librement de la vie et des biens de tous les autres hommes. Mais de tels monopoles n'entrent pas ici en ligne de compte. L'eau et l'air sont en général des biens libres et lorsqu'ils ne le sont pas (comme par exemple l'eau sur la cime d'une montagne), on peut échapper aux effets du monopole en se déplaçant. Il se peut que l'administration des sacrements ait assuré au moyen-âge un monopole de ce genre à l'Église par rapport aux fidèles qui ne redoutaient pas moins l'excommunication et l'interdit que la mort et la soif ou l'étouffement. Dans la société socialiste, il existerait un monopole de ce genre au profit de la société organisée, de l'État. Tous les biens se trouvant ici réunis entre les mains de l'État, il aurait le pouvoir d'imposer sa volonté à tous les citoyens. Un ordre de l'État placerait l'individu en face de ce dilemme: obéir ou mourir de faim.

Les seuls monopoles dont nous ayons à nous occuper ici relèvent du domaine des échanges. Ils ne concernent que des biens économiques qui, pour importants et indispensables qu'ils puissent être, n'ont pas à eux seuls une valeur décisive pour l'existence humaine. Lorsqu'un bien, dont une quantité minima déterminée est nécessaire à l'individu pour vivre, fait l'objet d'un monopole, alors certes se produisent toutes les conséquences que la conception populaire attribue à tous les monopoles sans distinction. Mais nous n'avons pas à nous occuper de tels cas: ils sont en dehors du cadre de l'économie et par suite étrangers à la théorie des prix – sauf peut-être le cas de grève dans certaines exploitations(1) – et n'ont aucune importance pratique. On a, il est vrai, l'habitude, lorsqu'on discute des effets des monopoles, d'établir une distinction entre les biens indispensables à la vie et ceux qui ne le sont pas. Mais les biens prétendus indispensables dont il s'agit ne le sont pas effectivement; car, toute la suite du raisonnement reposant sur lui, le concept d'« indispensabilité » doit être pris ici dans toute sa rigueur. En réalité, les biens dont il s'agit ne sont pas des biens indispensables, soit qu'on puisse renoncer aux jouissances qu'ils procurent, soit qu'on puisse se les procurer au moyen d'autres biens. Le pain est certes un bien important. Mais on peut aussi vivre sans pain, par exemple avec des pommes de terre ou des galettes de maïs. Le charbon est aujourd'hui si important qu'on a pu l'appeler le pain de l'industrie. Mais il n'est pas indispensable au sens rigoureux du mot: on peut, sans recourir au charbon, produire de la force et de la chaleur. Or c'est là la clé de voûte du raisonnement. Le concept de monopole tel que la théorie de la formulation des prix doit l'envisager et sous la seule forme où il ait une importance pour la connaissance des conditions économiques ne suppose pas que le bien qui en fait l'objet soit indispensable, unique de son espèce et irremplaçable. Il suppose seulement la suppression de la concurrence du côté de l'offre(2).

En partant de cette conception erronée de la nature des monopoles, on croit pouvoir expliquer la formation des prix par leur seule existence sans examiner la question de plus près. Une fois qu'on a établi que le détenteur du monopole « dicte » les prix et que sa tendance à fixer les prix à un nouveau aussi élevé que possible ne peut pas rencontrer d'autre obstacle qu'une « force » extérieure au marché des échanges, on étend le concept de monopole à tous les biens dont la production ne peut pas être accrue ou ne peut l'être qu'au prix de frais plus élevés et l'on va si loin que la majorité des prix se trouvent soumis à ses effets et l'on se croit ensuite dispensé d'élaborer une théorie des prix. C'est ainsi que beaucoup croient pouvoir parler d'un monopole de la terre au profit des propriétaires fonciers et pensent avoir résolu le problème de la rente foncière par le seul fait de l'existence de ce monopole. D'autres vont plus loin encore et prétendent expliquer aussi l'intérêt, le profit de l'entrepreneur, voire même le salaire comme étant des prix ou des profits de monopole. Sans tenir compte de toutes les autres faiblesses inhérentes à ces « explications », elles ont le tort fondamental de croire que le seul fait de montrer l'existence d'un prétendu monopole suffit à nous instruire sur la nature de la formation des prix et que par suite le seul mot de monopole peut tenir lieu d'une théorie raisonnée des prix(3).

Les lois qui président à la formation des prix de monopole ne sont pas différentes de celles qui gouvernent la formation des autres prix. Pas plus que les autres, le détenteur de monopoles n'a le pouvoir de fixer les prix à sa guise. Les prix qu'il offre sur le marché se heurtent aux réactions des demandeurs; les détenteurs de monopoles se trouvent, eux aussi, en présence d'une demande plus ou moins importante et ils sont obligés d'en tenir compte exactement comme les autres vendeurs. Le seul caractère particulier des monopoles, c'est que, dans certaines conditions – quand la courbe de la demande se présente sous un certain aspect –, le maximum de profit net est obtenu à un niveau de prix plus élevé que celui qui aurait permis de la réaliser si le prix s'était établi sous le régime de la concurrence. C'est cela et cela seulement qui constitue le caractère propre des monopoles(4).

Si les conditions que nous venons d'envisager se trouvent réalisées et s'il est impossible au détenteur de monopole de vendre à des prix différents, ce qui lui permettrait d'exploiter le pouvoir d'achat inégal des diverses couches d'acheteurs, la vente au prix plus élevé du monopole est pour lui plus rémunératrice que la vente au prix moins élevé de la concurrence, même si par là il se trouve privé d'une partie des débouchés. Les effets du monopole, en admettant toujours que soient réalisées les conditions envisagées, sont donc de trois sortes: les prix sur le marché sont plus élevés, la vente apporte un bénéfice supérieur, la vente et par suite aussi la consommation sont plus limitées que sous le régime de la libre concurrence.

Il importe tout d'abord de préciser davantage la dernière de ces conséquences. Lorsque les biens qui font l'objet du monopole sont en quantité trop grande pour pouvoir être écoulés au prix du monopole, les détenteurs de ce dernier se trouvent dans l'obligation d'en soustraire une partie au marché, soit en les stockant, soit en les anéantissant, de telle sorte que la quantité offerte à la vente trouve preneur au prix du monopole. C'est ainsi que la Compagnie hollandaise des Indes Orientales qui monopolisait au XVIIe siècle le marché européen du café, fit détruire des stocks de café; que le gouvernement grec fit détruire des stocks de raisins de Corinthe pour en relever le prix. Sur la valeur économique de tels procédés, l'opinion ne peut qu'être unanime: ils diminuent les quantités de marchandises destinées à la satisfaction des besoins, ils entraînent une régression du bien-être; ils nuisent à l'approvisionnement. Détruire des biens qui auraient pu satisfaire des besoins, des matières alimentaires qui auraient pu apaiser la faim de nombreuses personnes est une méthode qu'on ne peut que condamner. Et ici l'opinion populaire est par exception d'accord avec le jugement de l'économiste.

Mais même sous le régime des monopoles, la destruction de biens ayant une valeur économique demeure une exception. Dans l'exploitation prévoyante d'un monopole on ne produit pas des biens pour les détruire ensuite. On restreint la production au moment opportun lorsqu'on veut écouler un nombre moins considérable de produits. Le problème du monopole ne doit pas être considéré au point de vue de la destruction des biens, mais au point de vue de la limitation de la production.

2. Des effets économiques du monopole isolé

La possibilité pour un monopole de produire tous les avantages qu'il comporte dépend d'une part de la courbe de la demande du produit considéré et d'autre part du coût de revient d'une unité de ce produit en fonction de l'importance totale de la production à chaque moment déterminé. Le principe spécifique fondamental du monopole ne peut être utilement appliqué que si ces conditions sont telles que la vente d'une quantité moindre à des prix plus élevés procure un bénéfice net plus grand que la vente d'une quantité plus considérable à des prix plus bas(5). Cependant, il ne trouve même alors son application que si les détenteurs du monopole sont dans l'impossibilité d'escompter des bénéfices encore plus considérables en adoptant une autre méthode. S'il leur est possible de diviser les demandeurs en catégories d'après leur pouvoir d'achat, de telle sorte qu'ils puissent obtenir les prix les plus élevés conciliables avec le pouvoir d'achat de chacune de ces catégories, ils tirent alors le maximum de bénéfice de leur monopole. C'est le cas par exemple des chemins de fer et autres affaires de transport qui peuvent établir dans leurs tarifs une gradation tenant compte de la capacité des différentes marchandises à supporter des frais de transport plus ou moins élevés. Si, à l'instar d'autres monopoles, ils imposaient à tous les clients le même traitement, les marchandises incapables de supporter des frais élevés se trouveraient exclues du transport, tandis que le transport des produits qui peuvent supporter des frais plus élevés, deviendrait meilleur marché. On voit aisément les conséquences qui en résulteraient pour la répartition géographique des industries. Parmi les facteurs qui déterminent cette répartition, le facteur transport exercerait une influence différente.

La présente étude des effets économiques des monopoles se borne aux cas où intervient une limitation de la production. La conséquence de cette limitation de la production d'une marchandise déterminée est que, étant donné que la quantité produite est moindre, une partie du capital et du travail qui, sans cela, aurait été affectée à la production, se trouve libérée et doit chercher ailleurs son emploi. Car dans l'économie libre, il ne peut y avoir de capitaux ni de forces de travail demeurant de façon durable sans emploi. À la diminution de production du bien monopolisé répond en conséquence une production accrue d'autres biens. Mais il y a à la vérité une différence: les biens de remplacement sont des biens moins importants, que l'on n'aurait pas produits et employés s'il avait pu être donné satisfaction dans toute son ampleur au besoin plus pressant du bien monopolisé. La différence entre la valeur de ces biens de remplacement et la valeur plus élevée qu'aurait eue la quantité non produite de la marchandise monopolisée mesure le dommage causé par le monopole à l'économie. Ici l'intérêt particulier qui tend à un revenu plus élevé ne coïncide pas avec l'intérêt de l'économie prise dans son ensemble qui, elle, exige une production plus élevée. Une organisation socialiste de la société procéderait ici autrement que la société capitaliste.

On a fait remarquer parfois que si le monopole était à certains points de vue contraire à l'intérêt du consommateur, il présentait par ailleurs pour lui certains avantages. Le monopole peut produire à plus bas prix parce qu'il n'a pas à supporter toutes les charges qui résultent de la concurrence et parce que, grâce à une production spécialisée et à grande échelle, il peut s'assurer les avantages maxima de la division du travail. Mais cela ne change rien au fait qu'il aboutit à substituer à la production de produits importants celle de produits qui le sont moins. Il peut arriver – et c'est un argument que les défenseurs des trusts ne cessent de mettre en avant – que le monopole, ne pouvant plus augmenter son bénéfice d'une autre manière, applique ses efforts à l'amélioration de la technique de la production, sans qu'on voie d'ailleurs pourquoi il serait davantage porté à le faire que le producteur soumis au régime de la libre concurrence. De telles constatations n'apportent aucun élément à la solution du problème des effets des monopoles.

3. Les limites de la formation des monopoles

La possibilité de monopoliser le marché varie considérablement avec les différentes marchandises. Il ne suffit pas qu'un producteur se présente sans concurrent sur le marché pour qu'il soit en mesure de vendre à des prix et avec des bénéfices de monopole. Si l'écoulement de la marchandise qu'il veut vendre se ralentit en raison de la hausse des prix avec une rapidité telle que l'augmentation du prix ne compense pas la diminution des ventes, alors le détenteur du monopole se voit contraint de se contenter du prix qui se serait formé spontanément sous le régime de la libre concurrence(6).

Si l'on fait abstraction de monopoles artificiels qui sont le résultat de certaines circonstances sociales, comme par exemple les privilèges octroyés par l'État, un monopole ne peut se constituer en général que par la disposition exclusive de tous les facteurs naturels de la production d'un produit déterminé. La disposition exclusive de moyens de production déterminés qui sont eux-mêmes le résultat d'une production et peuvent être reproduits ne permet pas en général la constitution d'un monopole durable sur le marché. De nouvelles entreprises peuvent toujours surgir. Comme on l'a montré, les progrès de la division du travail tendent à un état de choses où, la production atteignant son point culminant, chaque individu serait seul producteur d'un article unique ou d'une série d'articles. Mais cela ne signifierait pas que le marché de tous ces articles soit monopolisé. Les tentatives faites par les industries par des industries de transformation pour obtenir des prix de monopole échoueraient déjà pour cette seule raison que de nouveaux concurrents pourraient se mettre en ligne.

Les expériences faites dans la génération précédente avec les cartels et les trusts confirment pleinement ce que nous venons de dire. Tous les monopoles durables sont fondés sur la disposition exclusive de ressources naturelles ou d'emplacements particulièrement favorables. Celui qui voulait créer un monopole sans en posséder tout d'abord les bases naturelles n'y pouvait réussir – à moins qu'il ne fût aidé par des privilèges juridiques particuliers, tels que protections douanières, brevets d'invention, etc. – qu'en recourant à des artifices de toutes sortes pour ne s'assurer en fin de compte qu'un monopole éphémère. Les plaintes qui se sont élevées contre les cartels et conte les trusts et qui occupent les innombrables volumes des rapports des commissions d'enquête concernent presque exclusivement ces pratiques qui avaient pour but la création artificielle de monopoles là où le marché n'offrait pas les conditions favorables indispensables à cette création. La grande majorité des cartels et des trusts n'auraient pu se constituer si les gouvernements n'étaient intervenus par des mesures de protection pour réaliser ces conditions. Les monopoles des industries de transformation et du commerce doivent leur naissance, non pas à une tendance inhérente à l'économie capitaliste, mais à la politique interventionniste pratiquée par les gouvernements et dirigée contre le capitalisme.

Lorsqu'ils ne disposaient pas de ressources naturelles du sol ou d'emplacements privilégiés, les monopoles n'ont pu s'instituer que là où la création d'entreprises concurrentes n'eût pas permis d'espérer une rentabilité convenable des capitaux investis. Une entreprise de chemin de fer peut s'assurer un monopole de fait si l'établissement d'une ligne concurrente apparaît comme ne devant pas être rentable, le trafic étant insuffisant pour alimenter deux lignes. Il peut en aller de même dans d'autres cas. Mais cela signifie seulement que certains monopoles isolés d'une nature déterminée sont possibles. Cela ne signifie aucunement qu'il existe une tendance générale à la monopolisation.

Quand les conditions requises pour la création d'un monopole de fait sont réalisées, par exemple au profit d'une compagnie de chemin de fer ou d'une centrale électrique, les conséquences de l'institution de ce monopole se manifestent en ceci qu'il peut aboutir selon les circonstances à attirer à lui une partie plus ou moins grande de la rente foncière des terrains limitrophes. Il peut en résulter des modifications dans la répartition des revenus et des capitaux qui peuvent paraître désagréables tout au moins à ceux qui se trouvent directement touchés.

4. Le rôle des monopoles dans la production des matières premières

Le domaine ouvert aux monopoles dans une société fondée sur la propriété privée des moyens de production et où l'État ne pratique aucun protectionnisme est spécifiquement celui de la production à son premier stade. Différentes branches de cette production peuvent en faire l'objet. L'industrie minière, au sens le plus étendu du mot, est le domaine propre du monopole. Les monopoles dont nous constatons aujourd'hui l'existence, lorsqu'ils n'ont pas leur origine dans l'intervention de l'État et abstraction faite des cas particuliers dont nous venons de parler (lignes de chemin de fer, centrales électriques) sont toujours des organisations qui ont pour base la disposition exclusive de ressources naturelles du sol d'une espèce déterminée. Les monopoles ne peuvent se constituer que pour l'exploitation de richesses du sol qu'on ne peut trouver que dans un nombre de lieux relativement limité. Un monopole mondial des producteurs de pommes de terre ou de lait est inconcevable(7). Par contre les propriétaires des rares gisements de pétroles, de mercure, de zinc, de nickel et autres matières premières peuvent se grouper pour constituer des monopoles: l'histoire de ces dernières années nous en fournit des exemples.

La création d'un monopole de ce genre entraîne la substitution au prix de la concurrence du prix de monopole nécessairement plus élevé. Le revenu des propriétaires de gisements s'accroît; la production et la consommation diminuent. Une certaine quantité de capital et de travail qui, sans le monopole, aurait trouvé son emploi dans cette branche de la production, s'oriente vers d'autres branches. Si l'on considère les effets du monopole du point de vue des différents membres qui participent à l'économie mondiale, ils se résolvent dans une augmentation des revenus des détenteurs du monopole et dans une diminution correspondante des revenus de tous les autres membres. Mais si l'on considère ces effets du point de vue de l'économie mondiale et sub specie aeternitatis, on constate qu'ils entraînent une restriction dans l'usage de produits naturels irremplaçables. Le fait que dans l'industrie extractive les prix de monopole remplacent parfois les prix de la concurrence a pour conséquence une exploitation plus économe, qui ménage davantage les ressources du sol. Les monopoles obligent les hommes à se consacrer moins à l'extraction de ces trésors et davantage à leur transformation. Chaque entreprise extractive dévore une partie qui ne se reconstituera plus de ces biens que la nature n'a mis qu'en quantité limitée à la disposition des hommes. En ménageant ces ressources, les hommes agissent conformément à l'intérêt des générations futures. Nous voyons maintenant le sens de l'opposition qu'on veut voir à propos du monopole entre la productivité économique et la rentabilité privée. Il est exact qu'une économie collective socialiste n'aurait aucune raison de limiter la production de certains produits comme le fait l'organisation sociale capitaliste sous l'influence des monopoles. Mais cela signifierait seulement que la société socialiste n'aurait pas, pour les richesses irremplaçables de la nature, les mêmes ménagements que la société capitaliste, qu'elle sacrifierait l'avenir au présent.

Ainsi lorsque nous constatons que le monopole crée entre la rentabilité et la productivité une opposition qui ne se rencontre nulle part ailleurs, on n'en saurait conclure à la nocivité des monopoles. C'est une supposition naïve et purement arbitraire que de croire que les pratiques de l'économie collective socialiste (car c'est là l'idée directrice qui domine la conception de la productivité) représentent la perfection absolue. Nous ne disposons d'aucun critérium qui nous permette de porter un jugement ayant une valeur générale sur ce qui dans ce domaine est bon ou mauvais.

Si l'on considère sous cet aspect les effets du monopole en écartant les préjugés de la littérature populaire à l'égard des cartels et des trusts, on ne trouve rien qui puisse prouver que le développement des cartels doive rendre impossible le système capitaliste. Dans l'économie libre du système capitaliste, où l'intervention de l'État ne se manifeste pas, le domaine où les monopoles peuvent se constituer est beaucoup plus restreint que cette littérature ne l'admet généralement et les conséquences sociales de la monopolisation doivent être appréciés tout autrement que ne le font les slogans des « prix imposés » et de la « dictature des magnats des trusts ».

Notes

1. Cf. ci-dessous, p. 558.
2. Comme il ne peut s'agir ici de donner une théorie complète de la formation des prix de monopole, on examinera seulement les monopoles de vente.
3. Cf. Ely, Monopolies and trusts, New York, 1900, pp. 11 sqq. – Vogelstein (op. cit., p. 231) et à sa suite la Commission de socialisation allemande (op. cit., pp. 31 sqq) partent également d'une conception du monopole qui se rapproche beaucoup des vues critiquées par Ely et généralement abandonnée par la théorie des prix de la science moderne.
4. Cf. Carl Menger, Grundsätze der Volkswirtschatfslehre, Vienne, 1871, pp. 195 sqq; en outre Forschheimer, Theoretisches zum unvollständigen Monopol (Schmollers Jahrbuch XXXII, pp. 3 sqq).
5. Sur ce fait essentiel, cf. les nombreux livres sur les prix de monopole, par exemple Wieser, Theorie der gesellschaftlichen Wirtschaft (« Grundriss für Sozialökonomik », Erste Abteilung, Tübingen, 1914, p. 276).
6. D'après Wieser (ibid.), ce cas « serait peut-être même la règle ».
7. Il en va déjà peut-être autrement des productions agricoles qui ne sont possibles que dans des régions relativement restreintes, comme par exemple le café.

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* Chapitre cinq (section deux de la troisième partie) du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version)