Montréal, 15 mai 2011 • No 289

 

Gérard Bélanger est professeur au Département d'économique de l'Université Laval.

 

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Le fédéralisme: abstraction et réalité

 

par Gérard Bélanger

 

          Dans un récent texte publié dans Le Québécois Libre, nous avons montré que la décentralisation et la centralisation possèdent leurs propres dynamiques qui posent des problèmes de cohérence et de stabilité à une combinaison variable et continue des deux éléments qui se retrouvent dans la réalité. De plus, la décentralisation exige des règles du jeu pour opérer et la grande partie de ces règles est déterminée par le gouvernement, donc par une autorité centrale. Il existe alors un paradoxe: pour laisser s'épanouir la décentralisation, on a passablement besoin de son contraire.

 

          Weingast (1995:1) avait noté le dilemme politique fondamental du système économique:

Un gouvernement assez fort pour protéger les droits de propriété et l’exécution des contrats est également assez fort pour confisquer la richesse de ses citoyens. Des marchés florissants exigent non seulement le système approprié de droits de propriété et un droit des contrats, mais un fondement politique sécuritaire qui limite la capacité de l'État de confisquer la richesse.

          Comme le fédéralisme est une décentralisation du secteur public, l'analyse de la dichotomie décentralisation-centralisation se transpose intégralement à l'étude du fédéralisme. C’est l’objet de ce texte qui analyse différents aspects de ce régime politique: des conceptions différentes du fédéralisme, les faiblesses des contraintes constitutionnelles pour limiter le pouvoir central, les difficultés de bien mesurer le degré de décentralisation du secteur public. Il sera enfin nécessaire de poser la question: le fédéralisme est-il voué à l’échec?

Entité abstraite ou réalité concrète du fédéralisme

          Des conceptions différentes au départ entraînent naturellement des conclusions différentes à l'arrivée. Les conclusions découlent des prémisses. C'est aussi le cas pour le fédéralisme entre l'étude de l'entité abstraite du système et celle de sa réalité concrète.

          Une conception abstraite du fédéralisme est fournie par cette citation de l'économiste Wallace Oates (1972:14-15):

D'un point de vue économique, un gouvernement de type fédéral présente l'attrait évident d'allier les avantages d'un gouvernement unitaire à ceux de la décentralisation. Chaque ordre de gouvernement remplit les fonctions qu'il est le plus apte à remplir, plutôt que de tenter d'assumer l'entière responsabilité du secteur public. Le gouvernement central a vraisemblablement comme première responsabilité de stabiliser l'économie, de réaliser la répartition des revenus la plus équitable possible, et de procurer certains biens collectifs qui influent sensiblement sur le bien-être de tous les citoyens. Les gouvernements de palier inférieur complètent ces activités en offrant les biens et services publics qui intéressent en premier lieu seulement les citoyens qui font partie de leur territoire. Le gouvernement de type fédéral offre à ce titre la meilleure perspective pour résoudre avec succès les problèmes qui constituent la raison d'être économique du secteur public. Voilà pourquoi le fédéralisme peut être qualifié, sur le plan économique, de type optimal de gouvernement(1).

          Le politicologue Riker a une conception plus réaliste du fédéralisme américain: « Pour chaque fonction considérée, il n'existe vraiment pas de division de pouvoirs entre les gouvernements constitutifs et le centre, mais plutôt un mélange de pouvoirs ».

          Riker (1975:104) ajoute cette métaphore:

Le type américain de gouvernement est souvent, mais par erreur, symbolisé par un gâteau à trois étages. Une image beaucoup plus précise est le gâteau arc-en-ciel ou marbré, caractérisé par un inséparable mélange de différents ingrédients colorés, les couleurs apparaissant dans des fils verticaux et diagonaux et des tourbillons inattendus. Comme les couleurs sont mélangées dans un gâteau marbré, les fonctions sont aussi mélangées dans un système fédéral.

          Voilà donc deux façons de percevoir le fédéralisme: la première y trouve une division du travail entre différents niveaux de gouvernement tandis que la seconde y voit plutôt une concurrence verticale à l'intérieur du secteur public. Cette dernière conserverait les mêmes propriétés que la concurrence en général et permettrait ainsi un meilleur agrégat de politiques touchant le citoyen, qui tienne compte des différents aspects ou dimensions à la fois nationaux et régionaux.

Faiblesses des contraintes constitutionnelles

          Les contraintes constitutionnelles ne forcent-elles pas une division précise du travail entre les niveaux de gouvernement? Ce n'est pas le cas. Avec la croissance rapide des interventions gouvernementales dans l'après-guerre, en présence d'importantes zones grises dans la constitution et des pouvoirs généraux très vastes accordés à l'État central, on a assisté au Canada, selon les propres termes employés par le Bureau des relations fédérales-provinciales du gouvernement fédéral, « à l'écroulement général pour ne pas dire complet des barrières constitutionnelles traditionnelles ». Ce même document ajoutait:

          Bien que les méthodes et pratiques [des ministères et organismes fédéraux] que nous décrirons n'ont pas toutes été employées partout, elles étaient suffisamment répandues pour justifier les observations suivantes:

  • les réponses initiales des ministères à la question relative au fondement constitutionnel de l'activité étudiée révèlent que la plupart des fonctionnaires fédéraux en cause ignoraient quelle était l'autorisation pertinente;

  • à des réunions ultérieures, d'autres réponses laissaient entendre que dans de nombreux cas, sinon dans la majorité, la répartition des pouvoirs n'avait pas été étudiée à fond lorsque les activités avaient été entreprises;

  • plus souvent qu'autrement, les ministères finissaient par fonder leurs activités sur une ou plusieurs des justifications constitutionnelles suivantes: soit la clause de l'article 91 relative à la paix, l'ordre et le bon gouvernement, même si dans certains cas aucune loi habilitante ne justifiait l'invocation de cette clause; soit encore le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral dérivé en partie des articles 91(1)a et 91(3), soit, moins souvent, le pouvoir du Parlement de déclarer que des travaux sont à l'avantage général du Canada, article 92(10)c);

  • l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, en particulier les articles établissant la répartition des pouvoirs, ne semble faire partie ni de la formation officielle des fonctionnaires en cause ni, fait plus important, de leur expérience au gouvernement(2).

          Dans les faits, les constitutions évoluent d'une façon détournée, par exemple via le jeu des subventions conditionnelles par lesquelles le gouvernement central échange de l'argent contre du pouvoir. Une telle subvention modifie effectivement la division de la responsabilité à l'intérieur d'un système fédéral. Un bon exemple est l'imposante intervention fédérale sous différentes formes dans le secteur des soins de santé, champ de compétence provinciale.

Le gouvernement central: autorité bienveillante ou malveillante?

          Il est possible d'accepter d'une façon formelle le régime fédéral tout en le niant dans sa pratique ou dans son vécu. Il s'agit de faire plus ou moins implicitement l'hypothèse que l'autorité centrale agit comme un despote bienveillant qui maximise l'intérêt national. Seul un manque d'information sur l'intensité des préférences pour des services strictement locaux s'opposerait à la limite à la centralisation des pouvoirs dans un seul niveau de gouvernement. Cette approche envers le système fédéral, qui est répandue, n'étudie nullement les mécanismes ou processus qui engendrent cette autorité si bienveillante.

          Geoffrey Brennan et James Buchanan (1980:174-175) expriment très bien cette idée dans le paragraphe suivant:

Il apparaîtrait qu'il n'y a aucune raison pour que des biens publics strictement localisés ne soient pas offerts par des unités gouvernementales supra-locales qui pourraient, bien sûr, déconcentrer les services selon les exigences des limites pertinentes des externalités [...] Il n'y a aucune analyse qui démontre la supériorité d'une structure politique authentiquement fédérale sur une structure unitaire quand cette dernière a une gestion déconcentrée. Ce résultat n'est pas en lui-même surprenant, quand nous reconnaissons que la « théorie économique » du fédéralisme n'est pas différente de l'économique normative standard dans son hypothèse implicite sur la politique. Le conseil normatif proposé par la théorie est supposément dirigé vers un despote bienveillant qui implantera les critères d'efficacité. Aucun appui ne peut être généré pour une structure gouvernementale politiquement divisée jusqu'à ce que l’arrivée éventuelle d’un despote non bienveillant soit acceptée. Une fois que le gouvernement devient modelé, soit comme un processus interactif complexe semblable à ce qui est analysé dans le choix public standard, soit comme dans ce livre, en termes de conduites semblables à un léviathan, un argument favorable à une structure authentiquement fédérale peut être développé.

          Comme on le voit, le fédéralisme transpose les problèmes de la dichotomie centralisation-décentralisation. Il est utile d'en donner des applications.

Une première application: la protection du marché commun national

          Depuis plus de deux cents ans – surtout si l'on se réfère aux deux livres importants publiés en 1776 par l'abbé Étienne Bonnot de Condillac et Adam Smith –, les économistes enseignent les vertus du libre-échange comme source de bien-être. Il permet un marché plus étendu, de même qu'une diminution des coûts grâce à une meilleure division du travail et à un environnement concurrentiel accru. Ceci est encore plus important pour une petite région: elle a en effet davantage intérêt à se spécialiser et, même à court terme, elle n'a sur le marché international aucun pouvoir monopolistique. De plus, le protectionnisme exercé par d'autres juridictions ne justifie pas le recours à des mesures protectionnistes, parce que le libre-échange, même unilatéral, accroît le revenu total de la région.

          Toutes les constitutions des fédérations interdisent aux gouvernements régionaux d'établir des barrières tarifaires aux produits importés d'autres pays ou d'autres régions du même pays. Le commerce international et interrégional est donc de la compétence exclusive du gouvernement central. Ce dernier ne peut imposer des barrières tarifaires qu'aux produits importés. Ainsi, les constitutions fédératives visent la création d'un marché commun sur l’ensemble du territoire, c'est-à-dire un libre-échange des biens et services.

          Toutefois, les barrières tarifaires ne sont qu'une des nombreuses formes d'entraves à l'échange. Aujourd'hui, le protectionnisme prend davantage la forme de barrières non tarifaires: notamment le contingentement de différents produits, les subventions aux producteurs autochtones, les mesures d'achat préférentiel, les nationalisations et, enfin, la réglementation de différents biens et services. La multiplicité des interventions gouvernementales, ou leur omniprésence, favoriserait donc le démantèlement du marché commun à l'intérieur d'une fédération. Ainsi, on assisterait depuis plusieurs décennies à la balkanisation de l'économie canadienne.

          Il est nécessaire ici de donner un sens valable et rigoureux à la notion de balkanisation, qui semble synonyme de protectionnisme. C'est le phénomène par lequel l'intervention gouvernementale dissocie le prix des biens et services régionaux des coûts régionaux de production. La balkanisation est donc la dimension régionale de l'inefficacité.

          Ajoutons que l'effet balkanisateur est tout aussi présent lorsque ce sont les prix des biens et des services offerts par le secteur public qui sont faussés. En modifiant les prix relatifs régionaux, l'intervention publique se trouve à conférer des bénéfices variables aux gens des régions et aussi à leur imposer des coûts variables. Cet effet différentiel engendre la balkanisation.

          À titre d'exemple, signalons que l'aide de plusieurs milliards du gouvernement fédéral à l'industrie nucléaire a considérablement profité à l'Ontario(3). Cette province possède toutes les centrales nucléaires en exploitation au Canada, sauf deux. Cette aide a donc été une source de balkanisation de l'économie canadienne; elle a faussé les prix relatifs ou régionaux sur le territoire. L'avantage du Québec sur l'Ontario en matière d'électricité a été artificiellement diminué.

          Selon le sens donné au concept, la balkanisation de l'économie canadienne n'est point la seule conséquence des politiques protectionnistes provinciales: elle est aussi provoquée par les multiples programmes du gouvernement central qui faussent les prix relatifs régionaux. Il est loin d'être farfelu d'avancer l'hypothèse que le gouvernement central a un effet balkanisateur plus important que celui des autres ordres de gouvernement: son pouvoir discrétionnaire serait plus élevé que le leur, puisqu'il est moins soumis à la concurrence qu'ils ne le sont.

          Les directeurs d'un ouvrage consacré à la balkanisation du Canada écrivaient: « De fait, il est difficile de prédire que les gouvernements centraux ou unitaires seront moins enclins à fausser les flux commerciaux internes que les niveaux inférieurs de gouvernement. L'évidence présentée dans ce livre suggère l'opposé »(4).

Une deuxième application: pourquoi le gouvernement du Québec est-il si dépensier?

          L'importance des dépenses du secteur public québécois présente un paradoxe. Malgré que le Québec soit considéré comme une province pauvre, le gouvernement du Québec offre à sa population des services plus généreux que les autres provinces tels le programme de garderie à sept dollars et des frais de scolarité peu élevés pour les études postsecondaires.

          Ce phénomène est généralement expliqué par des préférences des Québécois qui ressembleraient davantage à celles des Européens par rapport aux choix nord-américains. L’explication est moins subjective: elle réside plutôt dans les paiements considérables de péréquation que verse le gouvernement fédéral au Québec et dont le fondement peut être questionné.

          En 2008-2009, le gouvernement du Québec obtenait 8 milliards $ en péréquation, un montant égal à 16 pour cent de ses revenus autonomes. Jusqu’à récemment, le gouvernement ontarien ne recevait pas un sou. Cette différence est-elle justifiée? De prime abord, la réponse est positive. Selon les deux critères du PIB et du revenu personnel par habitant, il existerait pour 2006 un écart entre 12 et 16 pour cent favorable à l'Ontario. Le Québec est donc relativement pauvre.
 

« La décentralisation exige des règles du jeu pour opérer et la grande partie de ces règles est déterminée par le gouvernement, donc par une autorité centrale. Il existe alors un paradoxe: pour laisser s'épanouir la décentralisation, on a passablement besoin de son contraire. »


          Ces données ne tiennent toutefois pas compte des différences du coût de la vie entre les deux provinces. Selon les indices comparatifs du prix de détail pour octobre 2006, le coût de la vie à Montréal est inférieur de 14,7 pour cent par rapport à Toronto(5). Il en découle que l'écart du revenu réel moyen entre les deux provinces est négligeable. Cette égalisation du revenu réel ne doit pas surprendre malgré une expansion généralement plus rapide en Ontario qu'au Québec et aussi à Toronto par rapport à Montréal. L'économie québécoise correspond au modèle économique de la « petite économie » où l'ajustement s'effectue progressivement par un déplacement relatif de la population et par une convergence des revenus réels.

          Qu'en est-il du déplacement relatif de la population? De 1961 à 2006, la part du Québec dans la population canadienne est passée de 28,8 à 23,5 pour cent tandis que celle de l'Ontario était en hausse, de 32,8 à 38,9 pour cent. La part du Québec baisse en moyenne de plus d'un dixième de pour cent par année.

          Avec l'égalisation des revenus réels entre le Québec et l'Ontario, le différentiel de 8 milliards $ dans les paiements de péréquation entre les deux provinces n'était point justifié. Une question demeure: pourquoi cet important « cadeau » obtenu du gouvernement fédéral n'est-il pas transféré aux contribuables grâce à un fardeau fiscal moins élevé? Selon les conclusions de plusieurs études empiriques, les subventions inconditionnelles aux administrations inférieures, tels les paiements de péréquation aux provinces, provoquent des accroissements équivalents des dépenses. Cela a été surnommé le flypaper effect ou « l'argent colle où il touche » (Inman, 2008). De plus, les paiements de péréquation diminuent pour les provinces le fardeau de leurs politiques inefficaces comme la dissipation des rentes des ressources naturelles et les encouragent à imposer de plus hauts taux de taxation(6).

          Plusieurs économistes corroborent l’effet expansionniste du fédéralisme sur les dépenses publiques:

De manière générale, les chercheurs n'ont pas trouvé que le fédéralisme diminuait les budgets et limitait les dépenses publiques, et précisément ses incitations concurrentielles sont toujours une question de conjecture (Breton, 1996; Mueller, 2003). En outre, le fédéralisme a ses coûts. Les subventions des niveaux supérieurs de gouvernement encouragent les gouvernements inférieurs à augmenter leurs dépenses; donc par l'exercice d’un « blanchiment » fiscal, il peut défaire, dans une certaine mesure, la contrainte de sortie. En outre, de nombreux échelons des gouvernements signifient plus de politiciens qui répondent à des groupes d'intérêts particuliers désirant davantage de dépenses publiques (Cullis et Jones, 1998)(7).

          Le fédéralisme encouragerait ainsi une « contrainte budgétaire molle » pour les gouvernements inférieurs.

Le fédéralisme est-il voué à l'échec?

          Dans l'étude de la dichotomie centralisation-décentralisation, la question suivante se pose: la décentralisation est-elle vouée à l'échec? Cette question s’applique aussi au régime fédéral. Les processus politiques ne pourraient-ils pas favoriser l'autorité centrale, qui conserverait davantage certains pouvoirs monopolistiques ou discrétionnaires? Au XIXe siècle, deux analystes avaient perçu cette tendance vers l'hégémonie du pouvoir central: Alexis de Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique (2008 (1835):1040), affirmait que, « dans les siècles démocratiques qui vont s'ouvrir, l'indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l'art. La centralisation sera le gouvernement naturel ». Lord Bryce, dans The American Commonwealth, prétendait que « le fédéralisme n'est tout simplement qu'une transition vers un gouvernement unitaire »(8). L'histoire de la création des fédérations des pays développés tend à confirmer ces jugements.

          Une explication d'une centralisation croissante du fédéralisme et de la standardisation accrue des services sur le territoire réside dans le fait que l'autorité centrale prélève plus facilement des impôts, parce qu'elle est moins soumise à la concurrence. Elle peut échanger avec les autres paliers de gouvernement de l'argent pour des pouvoirs, si elle n'a pas le pouvoir d'intervenir unilatéralement. Les mêmes raisons expliquent la perte d'autonomie du gouvernement local.

          Une autre façon d'analyser la perte de responsabilité dans le fédéralisme consiste à référer au cas du monopole discriminant. Si une organisation évolue dans deux marchés différents, en étant dans le premier le seul offreur et, dans le second, soumise à une concurrence, elle aura tendance à s'occuper davantage du second marché. Dans le premier, elle possède une demande captive.

          Le même raisonnement se transpose dans le contexte de la concurrence verticale. Dans sa recherche des votes pour sa réélection, le parti fédéral au pouvoir est dans une position de monopole dans l'offre de biens strictement nationaux, telle la défense nationale. Le gouvernement central est l'offreur tout désigné pour ces biens qui demeurent toutefois loin des préoccupations immédiates du citoyen. Le gouvernement central a néanmoins intérêt à se rapprocher des citoyens dans l'offre de biens régionaux, locaux ou même privés. Cela est plus rentable électoralement.

          Quel en est le résultat? Le gouvernement central a tendance à négliger les questions vraiment nationales. C'est le cas au Canada pour la défense nationale, pour laquelle les préoccupations sont très souvent de nature locale, comme la localisation des bases ou des contrats militaires. Il y a pour lui plus d'intérêts à se mêler des biens régionaux et locaux qui sont dépourvus d'externalités nationales. C'est ainsi que le gouvernement fédéral assume une bonne partie des améliorations apportées à la route Québec-Saguenay. Où est l'impact national de cet investissement?

          La concurrence verticale, inhérente au régime fédéral par la présence de différents niveaux d'administration, ne déboucherait-elle pas vers une course aux subventions de la part des autorités inférieures? J'habite une région (celle de la ville de Québec) où cette dynamique est bien développée. Lors des élections fédérales de janvier 2006, deux importants médias posaient à leurs lecteurs/auditeurs durant plusieurs jours, la question suivante: « Québec a-t-elle reçu sa juste part du gouvernement fédéral? » On peut se demander quelle est la conception du fédéralisme sous-jacente à cet appel à tous. Pour ma part, j'y voyais « un rôle de distributeur de cadeaux en concurrence avec le Père Noël ». (Bélanger (2006: A16) Cette caricature publiée au début de la campagne de 2011 en est le prolongement:

La liste

Source: Le Journal de Québec, 26 mars 2011, p. 20.
 

Subventions et incitations

          Les subventions du gouvernement supérieur aux autorités inférieures changent les incitations à l’exemple des subventions pour l'économie en général. Comme les subventions concernent beaucoup plus les dépenses en immobilisation par rapport aux dépenses courantes ou d'opération, elles biaisent les décisions envers les activités subventionnées. Comme le gouvernement du Québec donne une subvention de 50% (qui a déjà atteint 75%) pour l'achat de véhicules neufs sans contribuer aux dépenses d'opération, les autorités régionales de transport en commun sont alors incitées à renouveler plus rapidement leur flotte en diminuant la durée de vie d'un autobus. Elles doivent, en effet, assumer tous les coûts croissants d'une flotte plus vieille. Ce phénomène engendre ce qu'on peut appeler des autobus jetables ou autobus « kleenex ».

          Cette dynamique se généralise aux demandes de faire financer par les gouvernements supérieurs le renouvellement des infrastructures municipales comme les réseaux d'aqueduc et d'égouts. Pourtant, le propriétaire d'un bungalow sait pertinemment qu'il doit périodiquement encourir une importante dépense pour remplacer les bardeaux d'asphalte de sa couverture. Il est de son intérêt de prévoir cette dépense. Cela ne semble pas le cas pour les corporations municipales qui attendent les catastrophes pour mieux obtenir des subventions.

La responsabilité ambiguë

          La concurrence verticale et les compromis qu'elle suscite rendent plus difficile pour le citoyen l'identification de la responsabilité des politiques et de leur financement.

          L'expansion du secteur public québécois, de la fin des années 1950 au milieu des années 1970, se différencie peu des autres provinces canadiennes. Il est assez juste d'affirmer que le phénomène qui a été qualifié de Révolution tranquille au Québec fut le produit ou au moins fut considérablement influencé par les politiques du gouvernement central, notamment en matière de soins de santé, d’éducation, de sécurité du revenu et de transport. L'élément caractéristique ou propre au Québec francophone fut la laïcisation des différentes institutions en éducation, santé et bien-être.

          Encore aujourd'hui, un ancien ministre des Affaires sociales du Québec, aujourd'hui le ministère de la Santé et des Services sociaux, est appelé « le père de l'assurance maladie », comme si ce programme avait été une création autonome du gouvernement d'alors. Dans cette attribution, l’important financement fédéral conditionnel à une assurance publique universelle, de même que l'implantation moins tardive dans les autres provinces, sont ignorés: on se limite à un univers strictement québécois.

La décentralisation du fédéralisme canadien

          Malgré que la constitution canadienne soit assez peu contraignante pour le gouvernement fédéral, les données des dépenses du secteur public des pays développés montrent une grande décentralisation relative du secteur public canadien. Avec une bonne marge, le Canada est au premier rang pour la part des recettes et des dépenses des gouvernements non centraux dans l'ensemble du secteur public (voir graphique).

          Dans l’étude de la dichotomie centralisation-décentralisation, le rapport des dépenses gouvernementales sur le PIB est un indicateur utile mais incomplet de la présence du secteur public dans l'économie. La répartition des dépenses et des revenus entre les administrations est aussi un indicateur utile mais incomplet de l'évolution de la centralisation dans une fédération. La baisse importante de la contribution fédérale en espèces dans le financement des dépenses provinciales de santé, à partir de la fin des années 1980 jusqu'à la fin des années 1990, n'a aucunement réduit le caractère contraignant de la Loi canadienne sur la santé(9).
 

Part des recettes et des dépenses des gouvernements non centraux
en pourcentage de l'ensemble du secteur public, pays de l'OCDE, 2003 ou 2004




Note: Les deux points pour l'Australie dépendent du traitement de la TPS
comme (1) une subvention et (2) une taxe d'État. Source: OECD (2006:75).

          Au Québec, en 2007, les transferts gouvernementaux représentaient 12,5% des revenus de fonctionnement du secteur municipal. Peut-on conclure à un haut niveau d'autonomie de ce niveau de gouvernement? La réponse se complique par la présence des importants cadres réglementaires que lui impose le gouvernement du Québec pour différents services.

          La décentralisation de l’économie exige de la centralisation pour définir en grande partie les règles du jeu ou le cadre légal. Il en est de même dans le régime fédéral. Son opération demande un gouvernement central fort qui doit constamment résister aux demandes répétées de subventions des administrations inférieures. Ces dernières veulent l'autonomie au chapitre des dépenses mais préfèrent que les revenus soient collectés par d'autres. Qui refusent des services gratuits ou très subventionnés? Les paroles favorisent l'autonomie ou la responsabilité mais les actes vont vers la demande de subventions.

Conclusion

          Weingast (2009:281) définit cinq conditions pour obtenir un type idéal de fédéralisme qu’il qualifie de market-preserving federalism. Ce sont:

  • Hiérarchie. Une hiérarchie de gouvernements existe avec chacun ayant un domaine délimité d’autorité.

  • Autonomie infranationale. Les gouvernements inférieurs ont principalement à la fois la règlementation locale de l’économie et l’autorité sur la fourniture des biens et services publics.

  • Marché commun. Le gouvernement national pourvoit et maintient un marché commun qui permet la mobilité des facteurs et des produits.

  • Contraintes budgétaires rigoureuses. Tous les gouvernements, particulièrement les gouvernements inférieurs, sont confrontés à des contraintes budgétaires rigoureuses.

  • Autorité institutionnalisée. La distribution de l’autorité politique est institutionnalisée. (Les italiques sont de l’auteur)

          Ces conditions ne peuvent-elles pas être mises en parallèle avec celles qui sont nécessaires pour préserver la décentralisation dans l’économie? Le fédéralisme correspond tout simplement à une forme d’ouverture du système politique. Une telle ouverture demeure constamment menacée par la présence des forces centralisatrices.

          La concurrence entre les différents niveaux de gouvernement exige des limites crédibles aux multiples interventions ou à l’hégémonie du gouvernement central. Un gouvernement central assez fort pour limiter ses propres interventions demeure aussi apte à s’ingérer dans tous les domaines. Toutefois, de telles limites crédibles, en grande partie de portée constitutionnelle, résistent mal au vécu du fédéralisme.

          La menace au fédéralisme ne viendrait-elle pas d’une décentralisation trop poussée du secteur public mais plutôt des forces centralisatrices de la dynamique politique? Ce serait la contrepartie du biais centralisateur qui a cours pour l’économie.

 

1. Il reprend la pensée de Tocqueville (1835): « C’est pour unir les avantages divers qui résultent de la grandeur et de la petitesse des nations que le système fédératif a été créé ». A. de Tocqueville (2008: 231).
2. Bureau du Conseil privé (1979: 10-11).
3. Déjà en 1987, une étude publiée par le défunt Conseil économique du Canada affirmait: « Les coûts du soutien de la R-D que le gouvernement fédéral ne pourra probablement jamais récupérer sont évalués à environ 12 milliard de dollars (en dollars de
1981) ». Lermer (1987: xi).
4. Trebilcock et al. (1983: 558).
5. Statistique Canada (2008: 52-53). Selon Ressources humaines et Développement social Canada (2007: 79), un panier identique de biens et services coûtait en 2003 vingt pour cent de moins dans la région métropolitaine de recensement de Montréal que dans celle de Toronto. Le coût du logement expliquait les dix onzièmes de l’écart. L’écart de vingt pour cent qui est plus élevé que l’estimation de Statistique Canada ne surprend pas: le panier concerne les familles à plus faible revenu où la part des dépenses consacrées au logement est plus élevée que la moyenne des ménages.
6. Avec l’actuelle formule de répartition de la péréquation, le gouvernement du Québec aurait tout intérêt à minimiser les paiements reçus d’Hydro-Québec (dividendes et redevances hydrauliques). Chaque dollar de ces paiements a déjà réduit sa péréquation jusqu’à trente-huit sous. Au cours des dernières années, il a étrangement fait le contraire.
7. Borcherding et Lee (2006: 126).
8. C’est la « Bryce’s Law ». McWhinney (1966: 13).
9. Les problèmes de mesure de la décentralisation fiscale sont étudiés par D. Stegarescut (2005). Selon lui, « La comparaison des données établies selon les différents concepts de mesure indique que les indicateurs fiscaux courants surestiment considérablement le degré de décentralisation des revenus dans la plupart des pays. Des pays fédéraux tels l’Allemagne et l’Autriche apparaissent tout particulièrement être plus centralisés que des pays unitaires comme le Danemark et la France. » (p. 325)

Bibliographie

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