Le socialisme – Le socialisme et la morale* (Version imprimée)
par Ludwig von Mises (1881-1973)
Le Québécois Libre, 15 juin
2011, No 290.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/11/110615-10.html


1. Position du problème

Aux yeux du marxisme pur, le socialisme n'est pas un programme politique. Il n'existe pas le passage de la société actuelle au socialisme, il ne condamne pas davantage l'organisation sociale libérale. Il se présente comme une théorie scientifique qui a découvert dans les lois dynamiques régissant l'évolution sociale une tendance à la socialisation des moyens de production. Il ne se prononce pas en faveur du socialisme; il n'aspire ni ne travaille à son avènement: lui supposer de tels sentiments équivaudrait à croire que l'astronomie qui a prédit une éclipse s'emploie à la réaliser et l'estime souhaitable. C'est un fait connu que la vie de Marx et même un grand nombre de ses écrits et de ses aphorismes sont en contradiction absolue avec cette attitude théorique, et que le socialisme sentimental à base de haine y perce à chaque instant. Ses disciples en tout cas ont depuis longtemps oublié dans la politique pratique la rigueur du dogme. Les paroles et les actes des partis marxistes vont bien au-delà de ce qu'autorise la « théorie de l'accouchement ». Mais notre objet est la doctrine pure, et non ses déformations dans la politique quotidienne. Cette contradiction est donc pour nous secondaire.

Si l'on fait abstraction de la conception marxiste pure, d'après laquelle l'avènement du socialisme est une nécessité inéluctable, on découvre deux motifs à l'attitude des défenseurs de l'organisation sociale communiste. Ils sont socialistes soit parce qu'ils attendent de l'organisation socialiste de la société un rendement plus élevé du travail social, soit parce qu'ils estiment que cette organisation est plus conforme à la justice. Mais tandis que le marxisme pur se refuse à toute conciliation avec le socialisme moral, son attitude à l'égard du socialisme économico-rationaliste est autre. On pourrait interpréter le matérialisme historique dans le sens suivant: le mouvement spontané de l'économie conduit à cette forme supérieure de l'économie que constitue le socialisme. Cette conception demeure sans doute étrangère à la plupart des marxistes. Ils sont partisans du socialisme d'abord parce que son avènement est de toutes façons inéluctable, ensuite parce qu'il a une valeur morale supérieure, enfin parce qu'il réalise une économie plus rationnelle.

Les deux motifs qui inspirent le socialisme non marxiste s'excluent réciproquement. Celui qui prend parti pour le socialisme parce qu'il en attend un rendement plus élevé du travail social n'a pas besoin de justifier sa conviction en alléguant la valeur morale supérieure de l'organisation socialiste. S'il le fait cependant, la question se pose alors de savoir si sa conviction demeurerait la même au cas où le socialisme ne représenterait pas à ses yeux un ordre social moralement plus parfait. Inversement, il est clair que celui qui se rallie au socialisme pour des raisons morales devrait encore le faire même s'il était convaincu que la société fondée sur la propriété privée des moyens de production permet un rendement meilleur du travail.

2. Eudémonisme et Socialisme

Si l'on considère les phénomènes sociaux du point de vue de l'eudémonisme rationaliste, la position adoptée par le socialisme moral n'est déjà plus satisfaisante. Dès lors qu'on ne voit plus dans la morale et « l'économie » deux domaines distincts n'ayant rien de commun, il est impossible de considérer les jugements de valeur moraux et économiques comme indépendants les uns des autres. Les fins morales ne sont qu'une partie des fins humaines en général. Ce qui veut dire que d'une part elles apparaissent comme des moyens au service de l'aspiration générale de l'humanité au bonheur et que d'autre part elles sont soumises au même processus d'évaluation qui réunit toutes les fins intermédiaires dans une échelle unique des valeurs et qui y établit une hiérarchie d'après leur importance. L'idée de valeurs morales absolues s'opposant aux valeurs économiques ne peut dès lors être maintenue.

À la vérité, l'apriorisme et l'intuitionnisme moral se montrent ici intransigeants. On ne saurait discuter avec celui qui voit dans la moralité le fait dernier, soustrait à l'examen scientifique en raison de son origine transcendante; avec lui, il ne sert à rien d'essayer de soumettre le concept de justice à l'analyse de la science. À l'impératif moral du devoir de la conscience, on ne peut que se soumettre aveuglément(1). La morale a priori aborde les faits concrets de l'extérieur et les plie aux normes absolues qu'elle pose, sans se soucier des conséquences. « Fiat justitia, pereat mundus », telle est sa devise et son indignation est sincère quand elle se révolte contre la formule au sens si souvent faussé: « La fin justifie les moyens ».

L'homme isolé détermine toutes ses fins d'après sa propre loi. Ne voyant et ne connaissant que lui-même, il agit en conséquence. Mais l'homme qui vit en société, doit dans tous ses actes se rappeler qu'il vit en société et que son comportement doit nécessairement traduire son adhésion à la société, dans son état actuel et dans son devenir. De la loi fondamentale de la vie commune en société, il résulte qu'il n'agit pas ainsi pour atteindre des buts étrangers à ses propres fins. En faisant des fins sociales ses fins propres, il ne soumet pas sa propre personnalité et ses propres désirs à une personnalité différente de lui-même et supérieure à lui, il ne renonce à l'accomplissement d'aucun de ses propres désirs au profit d'une entité mystique. Car les fins sociales, considérées à son point de vue, ne sont pas des fins en soi, mais des fins intermédiaires qui s'insèrent dans sa propre échelle des valeurs. Il doit donner son adhésion à la société parce que la vie en société lui assure une satisfaction plus complète de ses propres désirs. S'il refusait cette adhésion, il n'en pourrait retirer que des avantages passagers, et, en fin de compte, il pâtirait lui-même de la destruction du corps social.

Le dualisme de la motivation, admis par la majorité des théories morales qui distinguent entre mobiles égoïstes et mobiles altruistes, est impossible à défendre. L'opposition entre l'action altruiste et l'action égoïste a sa source dans une conception qui méconnaît la véritable nature du lien que la société noue entre les individus. Les choses ne se présentent pas – et il est permis de s'en réjouir – comme si dans mes actions, j'avais à choisir entre servir mes propres intérêts ou servir ceux de mes concitoyens. S'il en était ainsi, la société serait impossible. Le fait fondamental de la vie sociale, à savoir l'harmonie des intérêts de tous les membres de la société fondée sur la division du travail, a pour conséquence qu'il n'y a pas en dernière analyse d'opposition entre agir pour des fins personnelles et agir pour des fins sociales, de telle sorte que, finalement, les intérêts de tous les individus coïncident. Dès lors, la fameuse discussion scientifique au sujet de la possibilité de déduire l'altruisme de l'égoïsme peut être considérée comme close.

Entre le devoir et l'intérêt, il n'y a pas d'opposition. Ce que l'individu donne à la société pour lui permettre d'exister en tant que telle, il le donne non pas pour des fins qui lui seraient étrangères mais pour ses propres fins(2). L'individu qui non seulement en tant qu'être doué de pensée, de volonté et de sentiment, c'est-à-dire en tant qu'homme, mais aussi même en tant qu'être vivant, est un produit de la société ne peut pas nier la société sans se nier lui-même.

La place que prennent ainsi les fins sociales dans le système des fins individuelles apparaît évidente à l'individu capable par la réflexion de reconnaître ses intérêts propres. Mais il n'est pas possible à la société de s'endormir dans la certitude que chaque individu aura toujours cette connaissance exacte. Car en agissant ainsi, elle permettrait à chaque individu de mettre en question sa propre existence, elle se livrerait sans défense aux fous, aux malades, aux individus sans volonté et compromettrait ainsi la continuité du développement social. Ce sont ces considérations qui ont conduit à créer les forces de contrainte sociale qui paraissent à l'individu des forces extérieures parce qu'elles exigent de lui une obéissance aveugle. Telle est la signification sociale de l'État et des normes du droit. Elles ne sont pas quelque chose d'étranger à l'individu, elles n'exigent de lui rien qui soit contraire à ses propres intérêts. Elles n'obligent pas l'individu à servir des intérêts étrangers, elles empêchent seulement l'individu égaré, asocial, de méconnaître ses propres intérêts, de se dresser contre l'ordre social et de nuire par là même à tous les autres hommes.

C'est pourquoi il est absurde de voir dans le libéralisme, l'utilitarisme, l'eudémonisme des doctrines dirigées contre l'État. Ces doctrines repoussent l'idée que l'étatisme se fait de l'État en le considérant comme une entité mystérieuse inaccessible à la raison humaine et que l'on doit adorer comme une divinité. Elles s'élèvent contre Hegel pour qui l'État s'identifie avec la « volonté divine »; elles s'élèvent contre l'hégélianisme de Marx et de son école qui a substitué au culte de l'« État » le culte de la « société ». Elles luttent contre tous ceux qui prétendent assigner à l'« État » ou à la « société » d'autres missions que celles qui correspondent à la forme de société qu'ils considèrent eux-mêmes comme la meilleure. Partisans du maintien de la propriété privée des moyens de production, les tenants de ces doctrines demandent que l'appareil de contrainte de l'État soit organisé en conséquence, et ils repoussent toutes les propositions qui tendent à la limitation ou à la suppression de la propriété individuelle. Il ne leur vient pas à l'idée de vouloir abolir l'État. La conception libérale de la société n'exclut pas du tout l'appareil de l'État; elle lui assigne la mission de veiller à la sécurité de la vie et de la propriété. Il faut être déjà étroitement prisonnier de la conception réaliste de l'État au sens de la scolastique pour qualifier d'hostilité à l'égard de l'État l'hostilité à l'égard des chemins de fer d'État, des théâtres d'État, des laiteries d'État.

Il peut arriver que la société puisse imposer sa volonté aux individus sans recourir à la contrainte. Les normes sociales ne requièrent pas toutes la mise en oeuvre des moyens extrêmes de la contrainte sociale. Très souvent, la morale et la coutume suffisent à obtenir de l'individu le respect des fins sociales sans l'intervention du gendarme. La morale et la coutume vont beaucoup plus loin que la loi de l'État en ce sens qu'elles protègent des fins sociales plus nombreuses. Elles peuvent s'en distinguer par l'étendue de leur rôle, mais il n'y a pas entre elles incompatibilité de principe. L'ordre juridique et les lois morales ne s'opposent que lorsqu'ils découlent de conceptions différentes de l'ordre social, lorsqu'ils relèvent de systèmes sociaux différents. L'opposition est alors dynamique, et non statique.

Le jugement de valeur – ceci est bon, ceci est mauvais – ne peut être formulé qu'en fonction des fins vers lesquelles tend l'action. « Adicia on caq eanthv cacon », disait déjà Épicure. Si le mal n'avait pas des conséquences nuisibles, il cesserait d'être le mal(3). Étant donné que l'action n'a pas en soi sa propre fin, qu'elle est bien plutôt un moyen au service de fins déterminées, on ne peut porter sur elle un jugement de valeur, la considérer comme bonne ou mauvaise que par rapport à ses conséquences. L'action est jugée en fonction de la place qu'elle occupe dans le système des causes et des effets. Elle est appréciée en tant que moyen. Pour juger de la valeur d'un moyen, l'évaluation de la fin est le motif déterminant. Le jugement moral de valeur comme tout autre jugement de valeur repose sur l'appréciation des fins, des biens. La valeur de l'action se déduit de la valeur du but. Et l'intention, à son tour, n'a de valeur que dans la mesure où elle conduit à l'action.

Il ne peut y avoir unité dans l'action qu'à la condition que toutes les fins soient ordonnées suivant une échelle de valeurs unique. S'il n'en était ainsi, l'homme se verrait continuellement placé dans des situations où il serait incapable d'agir, c'est-à-dire d'appliquer consciemment ses actes à une fin et où il devrait s'en remettre à des puissances agissant indépendamment de lui du soin de déterminer, sans sa participation, l'issue des événements. Toute action humaine est précédée de l'adoption d'une certaine hiérarchie des valeurs. Celui qui agit pour atteindre la fin A, ce qui entraîne pour lui de renoncer à atteindre les fins B, C, D, etc., doit décider que, dans telles circonstances données, il est préférable pour lui d'atteindre la fin A plutôt que les fins B, C, D, etc.

La philosophie a longtemps discuté au sujet de la nature du bien suprême. La philosophie moderne a tranché ce débat. L'eudémonisme est aujourd'hui hors de contestation. Tous les arguments que les philosophes ont pu produire contre lui, de Kant à Hegel, n'ont pas réussi à séparer à la longue les concepts de moralité et de bonheur. Jamais au cours de l'histoire l'esprit humain n'a fait autant d'efforts pour défendre une position insoutenable. Nous admirons l'oeuvre grandiose que la philosophie a ainsi produite. On serait tenté de dire que ce qu'elle a réalisé pour prouver l'impossible nous inspire plus de respect que les travaux des grands penseurs et des grands sociologues qui ont abouti à faire de l'eudémonisme et de l'utilitarisme une conquête imprescriptible de l'esprit humain. Il est certain en tout cas que les efforts de ces philosophes contre l'eudémonisme n'ont pas été vains. Ils ont obligé à reconsidérer le problème dans toute son ampleur et ont, par là, rendu possible sa solution définitive. Si l'on repousse par principe les méthodes de la morale intuitionniste qui sont en conflit irréductible avec les méthodes scientifiques et si l'on reconnaît le caractère eudémoniste de tout jugement de valeur moral, on se trouve par cela même dispensé de pousser plus loin la discussion avec le socialisme éthique. Pour celui qui adopte ce point de vue, le facteur moral n'est pas situé en dehors de l'échelle des valeurs de la vie. Pour lui, il n'existe pas de fait moral en soi dont nous n'ayons pas à rechercher la justification; il ne saurait admettre qu'une chose qui a été reconnue acceptable et raisonnable ne puisse exister parce qu'une norme imposée par une puissance mystique l'aurait déclarée immorale sans même que nous soyons autorisés à réfléchir sur sa signification et sur son objet(4). Sa devise n'est pas: « Fiat justitia, pereat mundus », mais bien: « Fiat justitia, ne pereat mundus ».

Si cependant, il n'est pas tout à fait superflu d'examiner dans son détail l'argumentation du socialisme moral, la raison n'en est pas uniquement dans le nombre de ses adhérents. Cet examen – et ceci est beaucoup plus important – offre l'occasion de montrer comment derrière les idées de la morale intuitive a priori se dissimulent partout des idées eudémonistes et comment chacune des affirmations de cette morale la conduit à des vues entièrement insoutenables sur l'économie et la vie en société. De même que tout système éthique sur l'idée du devoir et, même lorsqu'il a la rigueur qu'a pu lui donner Kant, se trouve finalement contraint de faire à l'eudémonisme plus de concessions que ne le permettent ses principes(5), de même toutes les règles d'une telle morale prises isolément ont en définitive un caractère eudémoniste.

3. Contribution à la doctrine eudémoniste

La morale formelle en prend trop à son aise dans sa lutte contre l'eudémonisme quand elle lui reproche d'identifier le bonheur avec la satisfaction d'appétits sensuels. Plus ou moins consciemment, elle considère que, pour l'eudémonisme, toute action humaine a nécessairement pour but de remplir le ventre de l'homme ou de lui procurer des jouissances de la nature la plus vile. Certes on ne saurait nier qu'il en est ainsi pour un très grand nombre d'hommes, mais, lorsque la science sociale constate l'existence d'un tel fait, celui à qui cela déplaît n'a pas le droit de le lui reprocher. L'eudémonisme ne recommande pas la course au bonheur, il constate simplement, qu'en fait, tout l'effort des hommes est orienté en ce sens et, pour lui, le bonheur ne consiste pas seulement dans la jouissance sexuelle ou dans une digestion tranquille.

La conception énergétique de la morale selon laquelle le bien suprême consisterait pour l'homme à « vivre sa vie »(6) dans la pleine activité de toutes ses forces peut être considérée comme une expression différente de ce que les eudémonistes entendent par bonheur. Le bonheur de l'homme fort et sain ne consiste pas dans une rêverie paresseuse. Mais lorsqu'on prétend opposer cette conception à l'eudémonisme on adopte une thèse insoutenable. Que veut dire par exemple Guyau lorsqu'il écrit « La vie, ce n'est pas calculer mais agir? Il existe dans chaque être vivant une provision de forces, un excès d'énergie qui veut se dépenser non pas en raison des sentiments de plaisir dont s'accompagne cette dépense mais parce qu'il est obligé de se dépenser... Le devoir se déduit de la force qui pousse nécessairement à l'action. »(7) Agir suppose la conscience d'un but, une décision résultant de la réflexion et du calcul. Mais on retombe ainsi dans l'intuitionnisme que Guyau repousse par ailleurs, en faisant d'une tendance obscure la raison de l'acte moral. L'élément intuitionniste apparaît encore plus clairement dans les idées-forces de Fouillée(8). Ce qu'a conçu la pensée tend naturellement à se réaliser. Il n'en serait ainsi à la vérité que lorsque la fin vers quoi tend l'action apparaît souhaitable; mais Fouillée omet de dire pourquoi une fin est bonne ou mauvaise.

C'est une entreprise inutile que celle qui consiste à construire une morale idéale, telle qu'elle devrait être sans tenir compte de la nature de l'homme et de sa vie. Les déclamations des philosophes ne peuvent rien changer au fait que la vie veut être vécue, que l'être vivant recherche le plaisir et évite la douleur. Tous les scrupules qu'on a pu éprouver à reconnaître là la loi fondamentale de l'action humaine s'évanouissent dès qu'on est parvenu à la connaissance du principe fondamental de la coopération sociale. Que chaque individu veuille d'abord vivre et vivre sa vie, non seulement ne trouble pas la vie sociale mais la favorise, étant donné que l'individu ne peut se réaliser pleinement que dans et par la société. Tel est le véritable sens de la doctrine qui fait de l'égoïsme la loi fondamentale de la société.

Le plus grand sacrifice que la société puisse exiger de l'individu, c'est le sacrifice de sa vie. On peut admettre que l'individu accepte toutes les restrictions que la société apporte à ses actions comme étant en définitive conformes à son intérêt propre; mais ce sacrifice-là, selon la morale anti-eudémoniste, ne peut s'expliquer d'une façon telle que l'antagonisme de l'intérêt personnel et de l'intérêt général, de l'égoïsme et de l'altruisme, puisse être effacé. Si utile que la mort du héros puisse être à la société, cette utilité est nulle pour celui qui meurt. Seule une morale fondée sur le devoir peut surmonter cette difficulté. Mais lorsqu'on examine les choses de plus près, on s'aperçoit que cette objection peut, elle aussi, être aisément écartée. Lorsque l'existence de la société est menacée, chaque individu doit risquer ce qu'il a de plus précieux pour éviter sa destruction. Même la perspective de périr dans la lutte n'est plus alors de nature à l'effrayer. Car les choses ne se présentent pas comme si l'individu avait à choisir entre continuer à vivre de la même façon qu'auparavant ou sacrifier sa vie pour sa patrie, pour la société, pour ses convictions. En réalité, il y a bien plutôt pour lui d'un côté la certitude de trouver la mort, la servitude ou une misère impossible à supporter, et de l'autre la chance de sortir sain et sauf et victorieux du combat. La guerre faite pro aris et focis n'exige de l'individu aucun sacrifice; dans une telle guerre, il ne s'agit pas de tirer pour autrui les marrons du feu mais de sauver sa propre existence. Il n'en est ainsi à la vérité que dans les guerres où l'existence même de l'individu est en jeu. Et cela n'est plus vrai lorsque la guerre n'est qu'un moyen d'enrichissement comme par exemple les guerres des seigneurs féodaux et les guerres de cabinet des Princes. Et c'est pourquoi l'impérialisme toujours avide de conquêtes ne peut pas déconseiller une morale qui exige de l'individu le « sacrifice » de sa vie pour le « bien de l'État ».

La lutte que les moralistes ont menée de tout temps contre l'explication si simple que l'eudémonisme donne de la morale trouve son pendant dans les efforts des économistes pour résoudre le problème de la valeur au point de vue économique autrement qu'en la ramenant à l'utilité des biens de jouissance. L'idée s'offrait cependant d'elle-même à l'économiste de chercher la valeur des biens dans l'importance qu'ils ont pour le bien-être de l'homme. Si cependant on a toujours renoncé à résoudre le problème de la valeur en partant de cette conception et si l'on s'est toujours efforcé de bâtir d'autres théories de la valeur, la raison doit en être cherchée dans les difficultés que présente le problème de l'appréciation des valeurs. On n'arrivait pas à surmonter la contradiction qui paraît exister du fait que des pierres précieuses qui ne servent, de toute évidence, qu'à la satisfaction d'un besoin de moindre importance possèdent une valeur plus élevée que le pain qui sert à la satisfaction d'un des besoins les plus essentiels, et que l'air ou l'eau potable sans lesquels l'homme ne pourrait absolument pas vivre soient, en général, sans valeur aucune. Ce n'est que lorsqu'on eut réussi à distinguer entre la hiérarchie des différentes catégories de besoins et la hiérarchie des besoins concrets eux-mêmes et lorsque l'on eut reconnu que l'échelle selon laquelle se mesure l'importance des besoins dont la satisfaction dépend de la disposition des biens, est celle des besoins concrets réellement existants, que l'on eut jeté la base de la théorie de valeur fondée sur l'utilité des biens(9).

La difficulté que l'explication eudémoniste, utilitariste, du fait moral avait à surmonter, n'était pas moindre que celle à laquelle se heurtait la catallactique pour ramener la valeur économique à l'utilité. On ne trouvait pas le moyen d'accorder la doctrine eudémoniste avec le fait que l'acte moral consiste de toute évidence précisément en ceci que l'individu s'abstient de certaines actions qui paraissent lui être immédiatement utiles et en accomplit d'autres qui semblent lui être immédiatement nuisibles. Ce n'est qu'à la philosophie libérale de la société qu'il fut donné de résoudre ce problème. Elle démontra que le maintien et le développement du lien social qui rapproche les individus est conforme à l'intérêt suprême de chacun d'eux pris en particulier, de telle sorte que le sacrifice qu'il consent pour rendre possible la vie en société n'est qu'un sacrifice provisoire: il renonce à un avantage immédiat de moindre importance pour s'assurer en échange un avantage médiat infiniment plus grand. Ainsi, le devoir et l'intérêt se confondent(10). Tel est le sens de la doctrine libérale de l'harmonie des intérêts.

Notes

1. Cf. Jodl, Geschichte der Ethik als philosophisches Wissenschaft, 2e éd., tome II, Stuttgart, 1912, p. 450.
2. Cf. Izoulet, o.c., pp. 413 sqq.
3. Cf. Guyau, La morale anglaise contemporaine, Paris, 1885, p. 14.
4. Cf. Bentham, Deontology or the Science of Morality, éd. par Bowring, Londres, 1834, tome I, pp. 8 sqq.
5. Cf. Mill, Utilitarianism, Londres, 1863, pp. 5 sqq; – Jodl, o.c., t. II, p. 36.
6. Vivre sa vie n'est pas pris ici dans le sens que ce mot a pris aujourd'hui dans l'expression à la mode.
7. Cf. Guyau, « La morale sans obligation ni sanction », op. cit., pp. 272 sqq.
8. Cf. Fouillée, op. cit., pp. 157 sqq.
9. Cf. Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, 3e éd., IIe partie, Innsbruck, 1909, pp. 233 sqq. Sur la distinction établie entre les « différentes catégories de besoins » (Bedürfnisgattungen) et les « besoins concrets » (Bedürfnisregungen), cf. Bloch, La théorie des besoins de Carl Menger, Paris, 1937, pp. 156-161.
10. Cf. Bentham, o. c., pp. 87 sqq.

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* Chapitre premier de la quatrième partie du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version)