Montréal, 15 août 2011 • No 291

 

Chapitre second de la quatrième partie du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version)

 

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Le socialisme – Le socialisme
comme émanation de l'ascétisme

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

1. La philosophie ascétique

          La fuite hors du monde et la négation de la vie n'apparaissent pas, même si l'on se place à un point de vue religieux, comme constituant une fin dernière que l'on doive poursuivre pour elle-même, mais comme des moyens pour obtenir certains biens supraterrestres. Cependant, quoiqu'elles apparaissent comme des moyens dans la doctrine du salut du croyant, elles doivent être considérées comme des fins dernières par toute étude incapable d'aller au-delà de ce qui est donné à l'homme par expérience et qui ne peut examiner les effets de l'action que dans les limites où ils peuvent être constatés dans cette vie. L'ascétisme, qui se recommande d'une philosophie du monde ou d'autres mobiles religieux, sera seul ici désigné sous ce nom; sous ces réserves, il fera l'objet de notre étude comme ascétisme en soi. Il ne faut pas le confondre avec toutes les autres formes de vie où l'ascétisme n'est qu'un moyen au service de fins terrestres déterminées. Celui qui, convaincu de la nocivité des boissons alcooliques, s'en interdit l'usage, soit qu'il veuille préserver sa santé, soit qu'il veuille augmenter ses forces en vue d'un effort particulier, n'est pas un ascète dans le sens où nous prenons ce mot.

 

          Nulle part l'idée qu'il faut fuir le monde et nier la vie n'apparaît avec plus de logique et de cohésion que dans la religion hindoue du « djaïnisme » qui a derrière elle une histoire de plus de deux millénaires et demi. « L'absence de toute demeure », dit Max Weber, « tel est le concept fondamental du salut selon le djaïnisme ». Elle signifie la rupture de tout rapport avec le monde, avant tout, en conséquence, l'indifférence à l'égard de toutes les impressions des sens et l'abstention de toute action s'inspirant de motifs terrestres, la renonciation d'une façon générale à toute « action », à toute espérance, à tout désir. Un homme qui se borne à sentir et à penser « Je suis moi » est en ce sens « sans demeure ». Il n'aspire ni à la vie, ni à la mort – parce que l'une et l'autre répondent à des désirs qui pourraient éveiller Karman –; il n'a pas d'amis, mais il se montre également indifférent aux actions des autres vis-à-vis de lui (comme par exemple le lavement des pieds que l'homme pieux a coutume de faire aux saints); il agit d'après le principe qu'on ne doit pas résister au mal et que l'état de grâce de l'individu doit se manifester dans la vie par l'acceptation de la fatigue et de la douleur(1). « Le djaïnisme interdit de la façon la plus rigoureuse le meurtre de tout être vivant. » Les véritables djaïnas n'allument aucune lumière même à l'époque la plus sombre de l'année parce que la lumière brûle les papillons, ils ne font aucun feu parce qu'ils tueraient des insectes, ils passent l'eau avant de la faire bouillir, ils portent un voile sur la bouche et sur le nez pour ne pas aspirer d'insectes. La piété suprême consiste à se laisser torturer par les insectes sans les chasser(2).

          La vie ascétique idéale ne peut être réalisée que par une partie de la société humaine, car l'ascète ne peut pas travailler. Le corps épuisé par les pénitences et les mortifications, il ne peut qu'assister dans une contemplation immobile à l'écoulement des choses ou consumer le reste de ses forces dans des transports extatiques, et hâter ainsi sa mort. Dès qu'il se met à travailler pour s'assurer même le moindre des biens, pour apaiser ses besoins les plus pressants, il renonce à ses principes. L'histoire de la moinerie le montre bien, et non pas seulement celle de la moinerie chrétienne. Les cloîtres où devait régner l'ascétisme sont souvent devenus le siège d'une vie de jouissance très raffinée.

          Ne travaillant pas, l'ascète ne peut subsister que si l'ascétisme n'est pas posé comme un principe général de vie obligatoire pour tous. Puisqu'il doit se nourrir du travail d'autrui, il faut qu'il existe des travailleurs qui le fassent vivre de leurs aumônes. Il faut qu'il y ait des laïques sur lesquels l'ascète puisse prélever un tribut(3). La chasteté des ascètes exige des laïques qu'ils mettent au monde une descendance. Sans ce complément nécessaire, la race des ascètes disparaîtrait rapidement. Élevé au rang de loi générale, l'ascétisme signifie le suicide de l'humanité. S'affranchir de la vie, tel est le but vers lequel tend l'ascète, et, même s'il ne faut pas interpréter cette règle comme aboutissant dans sa forme la plus parfaite à la recherche d'une mort prématurée par le refus de toutes les actions nécessaires à la conservation de l'existence, l'ascétisme, en étouffant tout instinct sexuel, provoque la disparition de la société. L'idéal de l'ascète, c'est la mort volontaire; il est superflu de montrer qu'il ne peut y avoir de société fondée sur le principe de l'ascétisme généralisé. L'ascétisme est destructeur de la société et de la vie.

          Si l'on est parfois tenté de l'oublier, c'est que l'idéal ascétique n'est que rarement poussé jusqu'à ses conséquences extrêmes, dans la pensée et encore moins dans l'action. Seul l'ascète qui vit dans la forêt et se nourrit comme les bêtes d'herbes et de racines tire de sa conception de la vie toutes les conséquences qu'elle comporte; seul, il vit et agit conformément à ses principes. Mais on rencontre rarement une logique aussi rigoureuse; peu d'hommes sont capables de renoncer de gaieté de coeur aux conquêtes de la civilisation, même s'ils les méprisent en pensée et les dénigrent en paroles, pour revenir purement et simplement à la manière de vivre des chevreuils et des cerfs. Saint Égide, l'un des plus zélés compagnons de saint François d'Assise, reprochait aux fourmis leur ardeur excessive à accumuler des provisions; seuls sous le ciel les oiseaux trouvaient grâce devant lui parce qu'ils n'amassent pas dans des granges. Car les oiseaux sous le ciel, les animaux sur la terre et les poissons dans la mer sont satisfaits quand ils ont une nourriture suffisante. Lui-même croyait se conformer à cet idéal de vie en se nourrissant du travail de ses mains et d'aumônes. Quand on voulait lui donner davantage, à lui qui glanait les épis comme font les pauvres dans les champs à l'époque de la moisson, il refusait en disant: « Je n'ai pas de grenier à provisions, je n'en veux point avoir. » Et cependant ce saint lui-même a retiré des avantages de l'organisation économique qu'il condamnait et qui seule pourtant rendait possible sa vie de pauvreté. Une marge infinie séparait sa vie de celle des poissons et des oiseaux qu'il croyait imiter. Le salaire qu'il recevait en échange de son travail, il était prélevé sur les provisions accumulées par une économie organisée. Si d'autres hommes n'avaient pas rempli les granges, le saint serait mort de faim. Si tous les hommes avaient pris les poissons pour modèle, il aurait dû vivre aussi comme un poisson. Ceux de ses contemporains qui étaient doués d'esprit critique s'en étaient eux-mêmes rendu compte. Le bénédictin anglais Mathieu Paris rapporte que le pape Innocent III, après avoir entendu la règle de saint François, lui conseilla d'aller vivre parmi les cochons auxquels il ressemblait davantage qu'aux hommes pour se rouler avec eux dans la crotte et leur donner sa règle(4).
 

« L'ascétisme peut recommander de restreindre l'activité tendant à la satisfaction des besoins parce qu'une vie trop confortable lui fait horreur. Mais, dans les limites où il admet la satisfaction des besoins, il ne peut qu'approuver ce qu'exige l'économie rationnelle. »


          Une morale ascétique ne peut jamais être érigée en règle de vie obligatoire pour tous les hommes. L'ascète qui agit logiquement se retire volontairement du monde, au sens strict du mot. L'ascétisme qui cherche à s'affirmer sur terre ne tire pas de son principe toutes les conséquences qu'il enferme; il y a une limite qu'il ne peut pas franchir. Peu importent les sophismes auxquels il recourt pour se justifier. Il suffit qu'il agisse ainsi et qu'il y soit contraint. En outre, il est obligé tout au moins de tolérer les non-ascètes. En constituant ainsi deux morales, l'une à l'usage des saints, l'autre à l'usage des enfants du siècle, il introduit la contradiction dans la morale. La vie des laïques lui apparaît comme une chose qu'il faut bien tolérer et que l'on tolère en fait, mais rien de plus. La seule vie vraiment morale est celle des moines ou, de quelque autre nom qu'on les désigne, de tous ceux qui tendent à la perfection par l'ascétisme. En divisant ainsi la morale en deux parties, l'ascétisme renonce à régner sur la vie. Il renonce à être une morale sociale. Tout ce qu'il se risque encore à demander aux laïques, c'est de permettre aux saints de continuer à vivre de leurs aumônes.

          L'ascétisme dans sa pureté idéale, ignore toute satisfaction des besoins. Il est donc au sens littéral du mot hors de l'économie. Le pâle reflet que se font de l'idéal ascétique les laïques vivant dans une société où l'ascétisme de ceux qui tendent à la perfection est honoré, ainsi que les moines réunis en une communauté de production et de consommation, exige sans doute la communauté des biens, mais il n'exclut aucunement la rationalisation la plus poussée de la production. Il l'exige tout au contraire. Car si toute occupation terrestre éloigne l'homme de la seule vie qui vaille et qui ait vraiment une valeur morale, et ne mérite par suite que d'être tolérée comme moyen au service d'une fin intermédiaire malheureusement nécessaire, alors il est hautement souhaitable que cette activité profane soit aussi efficace que possible pour qu'elle puisse être réduite au minimum. La rationalisation a sa raison d'être pour l'homme du siècle dans le désir de diminuer toujours davantage les sensations pénibles et d'augmenter les plaisirs. Elle se justifie pour l'ascétisme qui considère les peines inhérentes au travail et aux privations comme ayant une valeur de mortification et qui évite comme entaché de péché les plaisirs résultant de l'oisiveté et de la satisfaction des besoins, par le devoir de ne pas se consacrer aux choses terrestres plus qu'il n'est strictement nécessaire.

          Ainsi donc, même du point de vue ascétique, on ne peut pas considérer la méthode de production socialiste comme supérieure à la méthode capitaliste si on ne la considère pas comme plus rationnelle. L'ascétisme peut recommander de restreindre l'activité tendant à la satisfaction des besoins parce qu'une vie trop confortable lui fait horreur. Mais, dans les limites où il admet la satisfaction des besoins, il ne peut qu'approuver ce qu'exige l'économie rationnelle.
 

2. Ascétisme et socialisme

          L'évangile socialiste s'est montré à l'origine hostile à toutes les conceptions ascétiques. Dans son désir d'écarter toute connotation fondée sur la promesse d'une vie après la mort, il a voulu créer pour tous le paradis sur terre. Il ne veut pas entendre parler de l'au-delà et de toutes les autres promesses de la religion. Il ne propose qu'un seul but: assurer à chacun le plus grand bien-être possible. Son programme ne se résume pas dans la privation, mais au contraire dans la jouissance. Les chefs socialistes se sont toujours résolument élevés contre tous ceux qui considéraient comme indifférente l'augmentation de la production. Ils n'ont cessé de répéter que tout le problème se ramène à multiplier le rendement du travail humain pour diminuer la souffrance du travail et augmenter le plaisir de la jouissance. Ils n'ont jamais compris l'attitude des descendants dégénérés de générations qui ont vécu dans l'abondance lorsqu'ils prônent les charmes de la pauvreté et de la vie simple.

          Mais à considérer les choses de plus près, on remarque un changement graduel dans la position socialiste. À mesure que la déficience des méthodes de production socialistes devient plus évidente, les socialistes modifient leurs vues sur la valeur absolue d'une satisfaction plus complète des besoins humains. Bien des socialistes commencent à montrer plus de compréhension pour les conceptions des écrivains admirateurs du moyen-âge qui font peu de cas de l'enrichissement apporté à la vie matérielle par le capitalisme(5).

          L'affirmation qu'on puisse être heureux et même plus heureux avec une petite quantité de biens, ne peut pas plus être réfutée que démontrée. La plupart des hommes, il est vrai, estiment qu'ils n'ont jamais assez de biens matériels et considèrent que l'accroissement de bien-être qui résulte d'un travail plus intensif est préférable au supplément de loisir dont ils bénéficieraient s'ils renonçaient à se procurer un supplément de bien et ils s'épuisent dans des activités pénibles. Mais même si l'on adoptait le point de vue de ces demi-ascètes, il n'en résulterait pas que l'on puisse ou doive considérer les méthodes de production du socialisme comme supérieures à celles du capitalisme. En admettant que la production des biens soit trop abondante en régime capitaliste, on pourrait y remédier de la façon la plus simple: il suffirait de diminuer la somme de travail fourni. Pour diminuer la productivité du travail, il n'est pas nécessaire de recourir à des méthodes de production ayant un rendement inférieur.

 

1. Cf. Weber, Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Tübingen, 1920, t. II, p. 206.
2. Ibid., p. 211.
3. Cf. Weber, o. c., t I, p. 262.
4. Cf. Glaser, Die franziskanische Bewegung, Stuttgart et Berlin, 1903, pp. 53 sqq., 59.
5. Cf. par exemple Heichen, Sozialismus und Ethik (« Die neue Zeit », 38e année, t. I, pp. 312 sqq). À ce point de vue, les idées exposées par Charles Gide dans son essai Le matérialisme et l'économie politique, pp. 103 sqq (dans la collection « Le Matérialisme actuel », Paris, 1924) sont particulièrement intéressantes.

 

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