Montréal, 15 octobre 2011 • No 293

 

Chapitre quatre de la quatrième partie du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version)

 

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Le socialisme – Du socialisme moral,
et du néo-criticisme en particulier

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

1. L'impératif catégorique comme fondement du socialisme


          Engels a vu dans le mouvement ouvrier allemand l'héritier de la philosophie allemande classique(1). Il serait plus exact de dire que le socialisme allemand en général ‒ et non pas seulement le marxisme ‒ a été le successeur de la philosophie idéaliste. Le socialisme doit la domination qu'il a pu s'assurer sur l'esprit allemand à la conception de la société des grands penseurs allemands. Une ligne facile à reconnaître conduit de la conception mystique du devoir de Kant et de l'idolâtrie de l'État de Hegel à la pensée socialiste. Quand à Fichte, c'est déjà un socialiste.

 

          La philosophie qui a renouvelé en Allemagne le criticisme kantien au cours des dernières décades et dont on a tant vanté les mérites a été également utiles au socialisme. Les néo-kantiens, en particulier Albert Lange et Hermann Cohen se sont ralliés au socialisme. Parallèlement, des marxistes se sont efforcés de concilier leur doctrine avec le néo-criticisme. À mesure qu'est apparue la fragilité des bases du marxisme, les essais se sont multipliés pour étayer les idées socialistes au moyen de la philosophie critique.

          La morale est la partie la plus faible du système de Kant. On y sent passer sans doute le souffle de ce grand esprit. Mais la beauté qu'on découvre dans les détails ne permet pas d'oublier que le point de départ de cette morale est déjà mal choisi et qu'elle repose sur une conception erronée. Elle n'a pas réussi dans son effort désespéré pour déraciner l'eudémonisme. Dans la morale, Bentham, Mill et Feuerbach l'emportent sur Kant. Celui-ci a tout ignoré de la philosophie sociale de ses contemporains, Fergusson et Adam Smith. L'économie politique lui est demeurée étrangère. Ses développements sur la vie en société se ressentent de ces déficiences.

Kant          Dans ce domaine, les néo-kantiens n'ont pas été plus loin que leur maître. Il leur manque, comme à Kant, d'avoir compris la loi fondamentale de la société, la division du travail. Ils voient seulement que la répartition des revenus ne répond pas à leur idéal, que ce ne sont pas ceux qu'ils estiment les plus dignes qui ont les revenus les plus élevés mais ceux qu'ils méprisent comme philistins. Ils constatent qu'il y a des indigents et des miséreux et ils ne cherchent pas à se rendre compte si cela est imputable à l'institution de la propriété individuelle ou au contraire aux restrictions apportées à cette propriété; aussi ces observateurs des choses terrestres, étrangers à la vie active, ont-ils tôt fait de condamner une institution qui de prime abord leur est antipathique. Leur connaissance des faits sociaux s'arrête aux apparences. Ces hommes, dont la pensée aborde par ailleurs les problèmes avec audace, s'aventurent avec inquiétude et hésitation dans ce domaine. Visiblement, ils perdent toute objectivité parce qu'ils sont partie en la cause. En matière de philosophie sociale, il est souvent difficile, même à des penseurs indépendants, de se libérer de tout ressentiment. L'image de ceux dont la situation est meilleure déforme leur pensée; des compagnons s'imposent à leur esprit entre leur valeur personnelle et la médiocrité des autres, entre l'indigence où ils vivent et le luxe dont jouissent les autres, si bien qu'au bout du compte c'est la haine et l'envie et non la réflexion, qui dirigent leur plume.

          Ainsi seulement s'explique qu'en philosophie sociale des penseurs aussi pénétrants que les néo-kantiens n'aient pas dégagé avec une entière clarté les points essentiels. On ne trouve même pas chez eux les rudiments d'un système de philosophie sociale cohérent. Ils présentent un certain nombre de remarques critiques insoutenables sur certaines questions sociales mais ils négligent de discuter les systèmes sociologiques les plus importants. Ils émettent des jugements sans avoir pris la peine d'étudier au préalable les résultats de l'économie politique.

          L'idée qui sert de point de départ à leur socialisme se résume en général dans la phrase suivante: « Agir de telle sorte que ta personne et celle d'autrui soit toujours considérée par toi comme une fin et jamais uniquement comme un moyen. » Dans ces mots, Cohen voit « l'expression la plus profonde et la plus puissante de l'impératif catégorique; ils renferment le programme moral du nouvel âge et de toute l'histoire à venir. »(2) Et il lui semble que de là au socialisme il n'y a qu'un pas. « L'idée que l'humanité a le privilège de devoir être traitée comme une fin conduit à l'idée du socialisme, du fait que tout homme doit être défini comme une fin dernière, comme une fin en soi. »(3)

          Comme on le voit, cette tentative pour donner au socialisme un fondement moral repose uniquement sur l'affirmation que dans l'organisation de la société fondée sur la propriété privée des moyens de production, tous les hommes ou une partie d'entre eux sont considérés comme moyens et non comme fins. Cohen tient pour prouvé qu'il en est bien ainsi en réalité, de telle sorte que dans une société de cette espèce, il y a deux classes d'hommes, les possédants et les non-possédants, les premiers jouissant seuls d'une existence respectant la dignité humaine, les seconds étant condamnés à servir les premiers. On distingue aisément l'origine de cette conception. Elle a sa source dans les idées populaires sur les rapports entre les riches et les pauvres et elle s'appuie sur la philosophie sociale marxiste pour laquelle Cohen témoigne d'une grande sympathie sans avoir jamais cherché à la soumettre à un examen critique(4). Cohen ignore complètement la théorie libérale de la société. Il considère comme un fait acquis qu'elle est entièrement dépourvue de valeur et juge inutile de la discuter. Et cependant, une réfutation des conceptions libérales sur la nature de la société et sur le rôle de la propriété privée serait indispensable pour prouver que dans l'organisation sociale fondée sur la propriété privée des moyens de production les hommes sont considérés comme des moyens et non comme des fins. Car la théorie libérale de la société démontre sans doute que chaque homme voit tout d'abord dans tous les autres hommes un moyen qui lui sert à atteindre ses fins tandis qu'il est lui-même en retour pour les autres hommes un moyen au service de leurs fins, mais elle prouve aussi que précisément cette réciprocité qui fait que chacun est tout ensemble moyen et fin, permet d'atteindre le but suprême de la vie en société qui est d'assurer à tous ses membres une existence meilleure. La société n'est possible que parce que chaque individu est à la fois moyen et fin, parce que le bien-être de chacun est en même temps la condition du bien-être des autres. Ainsi l'opposition entre l'homme et ses semblables, entre fin et moyen se trouve résolue. C'est précisément ce fait que la comparaison avec l'organisme biologique doit rendre sensible. Car dans l'organisme comme dans la société, il n'y a pas de parties qui soient exclusivement des moyens ou exclusivement des fins. Selon Kant, l'organisme est une entité « dans laquelle tout est réciproquement fin et moyen »(5). Ainsi Kant a parfaitement reconnu la nature de l'organisme. Mais ‒ et en ceci il demeure très en arrière des grands sociologiques de son temps ‒, il n'a pas vu que la société humaine est soumise à la même loi fondamentale.

          Le point de vue téléologique qui distingue entre fin et moyens n'est admissible que dans la mesure où l'on fait de la volonté et de l'action des individus ou des groupes d'individus un objet d'étude. Dès que nous allons plus loin et considérons l'effet produit par cette action dans l'ensemble de la coopération sociale, ce point de vue perd toute signification. Pour tout individu agissant isolément, il existe une fin suprême et dernière, celle précisément que l'eudémonisme nous enseigne; et en ce sens on peut dire que chaque homme est pour lui-même une fin, une fin en soi. Mais dans le cadre d'une étude qui embrasse l'ensemble de la société, ces expressions n'ont plus aucune valeur. Il n'est plus alors davantage permis de parler de fin qu'à propos d tout autre phénomène naturel. Quand nous demandons si dans la société tel ou tel individu est une fin ou un moyen, nous substituons dans notre pensée à la société, c'est-à-dire à cette oeuvre de la coopération humaine qui ne se maintient que par la supériorité de rendement qui lui assure la division du travail sur le travail isolé, l'image d'un tout créé par une volonté et nous cherchons quelles fins cette volonté se propose. Ce n'est là penser ni en sociologue, ni en savant; c'est penser en animiste.

          La justification que Cohen donne à sa condamnation de la propriété privée montre à quel point il a peu tiré au clair ce problème fondamental. Les choses, pense-t-il, ont une valeur. Les personnes au contraire n'ont pas de valeur: elles ont une dignité. Fixer au travail un prix sur le marché est incompatible avec la dignité humaine(6). Nous sommes ici en plein dans la phraséologie marxiste, dans la doctrine qui prétend que dans la société actuelle le travail est considéré comme une marchandise et qui condamne cette conception. C'est cette phrase fameuse qui a trouvé son écho dans les traités de Versailles et de Saint-Germain qui posent en principe que « le travail ne doit pas être considéré simplement comme une marchandise ou un article de commerce »(7). Il est inutile de s'arrêter à ces exercices scolastiques qui ne recouvrent aucune pensée.

          On n'éprouvera donc aucun étonnement à retrouver chez Cohen toute la gamme des formules qui ont été forgées depuis des siècles contre la propriété individuelle. Il condamne la propriété parce que le propriétaire, en acquérant la faculté d'imposer à autrui certains actes, devient en fait propriétaire de la personne d'autrui(8). Il condamne la propriété parce qu'elle prive le travailleur du fruit de son travail(9).

          On reconnaît sans peine que le fondement que l'école kantienne donne au socialisme nous ramène toujours aux idées que les différents écrivains socialistes se sont faites de l'économie, en particulier aux conceptions de Marx et des doctrinaires socialistes qui ont subi son influence. Tous leurs arguments sont empruntés à l'économie politique ou à la sociologie. Et ils ne résistent pas à l'examen.

2. Le devoir du travail comme fondement du socialisme

          « Si quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas manger non plus. » Ainsi s'exprime saint Paul dans sa deuxième épître aux Thessaloniciens(10). Cette exhortation au travail s'adresse à ceux qui prétendent exploiter leur christianisme pour vivre aux dépens des membres actifs de la communauté. Elle les invite à assurer eux-mêmes leur existence et à ne pas tomber à charge à la communauté(11). Privée de son contexte, elle a été de tout temps interprétée comme une condamnation des revenus qui n'ont pas leur source dans le travail(12). Elle exprime sous la forme la plus ramassée une exigence morale que l'on n'a pas cessé de reprendre avec la plus grande insistance.

          Une phrase de Kant nous permet de dégager la suite d'idées qui a conduit à formuler cette exigence: « L'homme peut ruser tant qu'il veut; il ne saurait contraindre la nature à modifier ses lois. Ou bien l'homme doit travailler lui-même, ou d'autres doivent le faire pour lui; et le travail qu'il exige des autres les prive d'une portion de leur bonheur égale au supplément qu'il s'est assuré lui-même sur la commune mesure. »(13)

          Il est important de préciser que Kant n'a pas réussi à donner à la condamnation de la propriété individuelle que cette phrase implique, une justification qui ne soit pas utilitariste et eudémoniste. L'idée dont il part, c'est que la propriété privée aboutit à imposer à certains un supplément de travail pour permettre à d'autres de vivre dans l'oisiveté. Si l'on objecte que la propriété privée et les inégalités de fortune n'enlèvent rien à personne, que tout au contraire dans une société où elles n'existeraient pas le rendement de la production serait plus faible, de telle sorte que la part revenant à chacun serait inférieure à celle que le travailleur sans avoir reçoit comme revenu dans la société fondée sur la propriété privée, la critique kantienne n'a rien à répondre. Elle s'effondre dès qu'on prouve la fausseté de l'affirmation selon laquelle les loisirs des possédants sont acquis au prix d'un effort supplémentaire des non-possédants.

          Dans cet argument éthique dirigé contre la propriété privée, il apparaît clairement que tout jugement moral porté sur des faits sociaux se ramène en dernière analyse à des considérations sur leur valeur économique. La condamnation morale d'une institution qu'on s'abstient de rejeter du point de vue utilitariste apparaît toujours, quand on y regarde de plus près, comme étrangère à la morale. En réalité, dans tous les cas où il semble que nous soyons en présence d'une telle condamnation, nous n'avons affaire qu'à une conception différente des rapports de causalité en matière d'économie.

          Ce fait a pu échapper à l'observation parce que ceux qui cherchaient à réfuter la condamnation de la propriété privée au nom de la morale ont eu recours à une argumentation déficiente. Au lieu de s'appuyer sur l'efficacité sociale de l'institution de la propriété privée, ils se sont contentés le plus souvent d'invoquer le droit du propriétaire ou bien de faire remarquer que le propriétaire lui-même n'est pas entièrement inactif, qu'il a dû travailler pour acquérir sa propriété et qu'il doit travailler encore pour la conserver. L'insuffisance de tels raisonnements est évidente. Invoquer le droit existant est un non-sens quand il s'agit précisément d'établir ce que doit être le droit. Invoquer le travail que le propriétaire a fourni ou qu'il fournit encore, c'est méconnaître la nature du problème qui n'est pas de savoir si tout travail mérite salaire, mais si la propriété privée des moyens de production est justifiée et si, dans l'affirmative, on peut tolérer l'inégalité dans sa répartition.

          C'est pourquoi encore toute considération sur la légitimité des prix au point de vue moral est absolument impossible. Le jugement moral a le choix entre deux formes d'organisation de la société: l'une reposant sur la propriété privée, l'autre sur la propriété collective des moyens de production. Le choix une fois fait ‒ choix qui dans la morale eudémoniste ne peut s'effectuer qu'en considération de l'efficacité de chacune de ces deux formes ‒, il n'est plus permis de qualifier d'immorales les conséquences inhérentes à l'ordre social choisi. Car tout ce qui est nécessaire à l'organisation sociale en faveur de laquelle on s'est prononcé, est moral, tout le reste est immoral.

3. L'égalité des revenus est-elle un postulat de la morale?

          La science ne peut être invoquée ni pour appuyer, ni pour combattre l'affirmation que tous les hommes doivent avoir le même revenu. Nous sommes ici en présence d'un postulat moral qui ne relève que du jugement subjectif. La tâche de la science ne peut ici consister qu'à montrer à quel prix on pourrait réaliser cette égalité, c'est-à-dire quelles autres fins devraient lui être sacrifiées.

          La plupart, sinon la totalité, des partisans de la plus grande égalité possible dans la répartition des revenus ne se rendent pas compte en effet qu'il s'agit là d'une exigence dont on ne peut faire une réalité qu'en renonçant à d'autres fins. On se représente la somme des revenus comme une constante et l'on s'imagine qu'il s'agit seulement d'en rendre la répartition plus égale qu'elle ne l'est dans la société reposant sur la propriété privée des moyens de production. Les riches abandonneront la partie de leur revenu qui dépasse le revenu moyen et les pauvres recevront ainsi ce qui leur manque pour atteindre ce revenu. Mais le revenu moyen restera le même. Il est indispensable de bien se rendre compte de l'erreur sur laquelle repose cette conception. Nous pourrions montrer que, de quelque façon que l'on se représente le nivellement des revenus, il conduira toujours nécessairement à une régression très appréciable de l'ensemble des revenus de la nation et par là même à un abaissement du revenu moyen attribué à chacun. Mais s'il en est ainsi, la question change entièrement d'aspect: il faut alors décider si l'on prend parti pour la répartition égale des revenus, le revenu moyen étant inférieur, ou pour leur répartition inégale, le revenu moyen étant supérieur.
 

« Il n'est pas vrai que la pauvreté des uns soit la condition de la richesse des autres. Le remplacement de l'organisation capitaliste de la société par une organisation où les inégalités de revenus seraient supprimées, entraînerait un appauvrissement général. Si paradoxal que cela puisse paraître au profane, les pauvres n'ont ce qu'ils ont que parce qu'il y a des riches. »


          Le choix dépendra naturellement avant tout de l'évaluation que l'on fera de l'abaissement du revenu moyen résultant du changement intervenu dans le mode de répartition des revenus. Si l'on estime que cet abaissement sera tel, dans la société réalisant le postulat de l'égalité des revenus, que chacun n'aura qu'un revenu inférieur à celui des plus pauvres dans la société actuelle, l'attitude que l'on adoptera à l'égard de ce postulat sera toute différente de celle du socialisme sentimental d'aujourd'hui. Si l'on admet comme vrai tout ce qui a été dit dans la deuxième partie de ce livre sur l'infériorité de la productivité en régime socialiste et plus particulièrement sur l'impossibilité de tenir sous ce régime une comptabilité de l'économie, l'argument du socialisme moral dont nous venons de parler s'écroule à son tour.

          Il n'est pas vrai que la pauvreté des uns soit la condition de la richesse des autres(14). Le remplacement de l'organisation capitaliste de la société par une organisation où les inégalités de revenus seraient supprimées, entraînerait un appauvrissement général. Si paradoxal que cela puisse paraître au profane, les pauvres n'ont ce qu'ils ont que parce qu'il y a des riches.

          Mais si nous rejetons comme insoutenable la thèse qui défend l'obligation du travail pour tous et l'égalité des fortunes et des revenus en alléguant que l'oisiveté et la richesse des uns augmente le travail et la pauvreté des autres, alors il ne reste plus d'autre fondement à ces postulats « moraux » que la jalousie. Personne ne doit être oisif s'il faut que je travaille; personne ne doit être riche si moi je suis pauvre. Ainsi il apparaît sans cesse que la haine constitue le seul fondement de toutes les idées socialistes.
 

4. La condamnation esthético-morale de l'économie du profit

          Un autre reproche que les philosophes adressent à l'économie capitaliste est qu'elle encourage démesurément le désir du gain. L'homme n'est plus le maître, mais l'esclave du processus économique; il oublie que l'économie doit servir à la satisfaction des besoins, qu'elle est un moyen et non une fin en soi. Sa vie s'épuise dans une incessante course au profit, sans qu'il lui reste jamais aucun loisir pour le recueillement intérieur et les seules vraies jouissances. Il use ses meilleures forces dans la lutte quotidienne épuisante de la libre concurrence. Et les regards du moraliste se tournent vers un passé depuis longtemps révolu qui lui apparaît tout embelli de couleurs romantiques: le patricien romain réfléchissant tranquillement dans sa villa aux problèmes du Portique; le moine du moyen-âge partageant ses heures entre la prière et la lecture des anciens auteurs; le prince de la Renaissance réunissant à sa cour écrivains et artistes; la maîtresse de maison du XVIIIe siècle, dans le salon de laquelle les Encyclopédistes exposaient leurs idées. Ce sont là en vérité de superbes tableaux qui nous remplissent du regret du passé. Et l'horreur que nous inspire le présent s'accroît quand on met en regard d'images aussi brillantes l'existence des classes non cultivées de notre époque.

          La faiblesse de cette démonstration, qui s'adresse davantage au sentiment qu'à la raison, ne résulte pas simplement de l'absurdité visible qu'il y a à opposer ainsi les plus hautes manifestations de la vie cultivée de tous les siècles et de tous les peuples aux aspects les plus sombres de la vie moderne. De toute évidence, on n'a pas le droit de comparer la vie d'un Périclès ou d'un Mécène à celle d'un de nos contemporains pris au hasard dans la foule. Il n'est pas vrai que la soif moderne du profit ait étouffé dans le coeur de l'homme tout sentiment du beau et du sublime. La richesse qu'a créée la civilisation bourgeoise n'est pas consacrée uniquement à des jouissances inférieures. Rappelons seulement la popularité dont a joui la musique sérieuse au cours des dernières décades, précisément dans les couches sociales qui sont plongées dans la vie active la plus intense. Jamais l'art n'a rencontré une telle faveur dans d'aussi vastes couches de la population. Que la grande foule marque encore une préférence pour les plaisirs grossiers, cela n'est pas spécial à notre temps et il en sera toujours ainsi. Dans la communauté socialiste le bon goût ne sera sans doute pas le partage de tous.

          L'homme moderne a toujours devant les yeux la possibilité de s'enrichir par son travail ou ses entreprises. Dans le passé, où l'économie était soumise à des règles plus étroites, cette possibilité n'existait pas toujours au même degré. On naissait riche ou pauvre et on le demeurait toute sa vie à moins d'un hasard inattendu où le travail et l'esprit d'entreprise n'avaient aucune part. C'est pourquoi il y avait des riches qui demeuraient sur les sommets et des pauvres confinés dans les bas-fonds. Il en va autrement dans l'économie capitaliste, où le riche devient aisément pauvre et le pauvre aisément riche. Ayant pour ainsi dire en main sa propre destinée et celle des siens, chaque individu s'efforce de s'élever aussi haut que possible. On ne peut jamais être assez riche, parce que dans la société capitaliste aucune richesse n'a une durée éternelle. La propriété du seigneur féodal ne dépendait que de lui. Si ses méthodes de production étaient mauvaises, il avait moins à consommer; mais tant qu'il ne s'endettait pas, il conservait son bien. Au contraire, le capitaliste qui prête son capital, l'entrepreneur qui produit lui-même doivent affronter l'épreuve du marché. La ruine frappe celui qui place mal ses capitaux ou qui produit trop cher. Il n'y a plus de postes tranquilles d'où l'on puisse contempler l'agitation des hommes. Même les capitaux investis dans la propriété foncière ne peuvent plus aujourd'hui être soustraits à l'influence du marché; même l'agriculture a des méthodes de production capitalistes. De nos jours, il faut s'enrichir si l'on ne veut pas s'appauvrir.

          Quiconque veut éliminer cette contrainte qui oblige l'homme à travailler et à entreprendre doit bien se rendre compte qu'il sape les fondements de notre prospérité. Si, en 1914, la terre était capable de nourrir beaucoup plus d'hommes qu'à aucune autre époque et de leur assurer une vie bien meilleure que celle de leurs ancêtres, c'est au règne du profit qu'on en était redevable. Quiconque veut remplacer l'activité affairée qui règne aujourd'hui par la contemplation qui caractérisait une époque révolue condamne à la famine d'innombrables millions d'hommes.

          Dans la société organisée selon le mode socialiste, l'activité qui règne aujourd'hui dans les comptoirs et les fabriques ferait place à la sage lenteur qui caractérise les méthodes de travail des administrations. L'homme d'affaires qui vit dans la fébrilité de la société moderne serait remplacé par un fonctionnaire. Ceux qui se croient qualifiés à juger la valeur du monde et de ses institutions diront si ce serait là un progrès pour la civilisation, ils diront si leurs commis d'administration représentent vraiment un type d'humanité idéale qu'on doive s'efforcer de réaliser à tout prix.

          De nombreux socialistes se sont employés à décrire avec le plus grand zèle les avantages qu'une société composée de fonctionnaires présente sur une société d'individus appliqués à la recherche du profit(15). Dans cette dernière société (Acquisitive Society), tous les hommes ne s'occupent que de leurs intérêts personnels; dans la société de fonctionnaires (Functional Society), chacun accomplit sa tâche au service de tous. Dans la mesure où cette surestimation du fonctionnarisme ne repose pas sur une méconnaissance de la nature de l'organisation sociale fondée sur la propriété privée des moyens de production, elle n'est pas autre chose qu'une forme nouvelle du mépris pour le bourgeois laborieux qui a toujours caractérisé le guerrier, le littérateur et le bohême.

5. Contribution du capitalisme à la civilisation

          Le manque de clarté et de sincérité du socialisme moral, les faiblesses de sa logique et son manque complet de critique scientifique font de lui, au point de vue philosophique, le produit d'une époque de décadence. Il est l'expression spirituelle du déclin de la civilisation européenne au tournant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Sous son signe s'est effectuée la chute qui a précipité la nation allemande et toute l'humanité de la plus haute splendeur dans l'abîme le plus profond. C'est lui qui a créé les conditions spirituelles qui ont rendu possibles la guerre mondiale et le bolchevisme. Les théories de la violence ont triomphé dans le formidable massacre de la guerre mondiale qui a clos l'époque où la civilisation avait connu le plus bel épanouissement de toute l'histoire.

          Dans le socialisme moral, la méconnaissance des conditions de la vie en société s'allie au ressentiment de tous les défavorisés du sort. L'impuissance à comprendre les problèmes difficiles que pose la vie en société donne à ses partisans l'assurance et l'inconscience avec lesquels ils s'imaginent pouvoir résoudre en se jouant les questions sociales. Ils puisent dans la haine une force d'indignation qui trouve à coup sûr un écho dans le coeur de tous ceux qu'animent les mêmes sentiments. La flamme de leur éloquence a son origine dans l'enthousiasme romantique pour l'absence de toute règle. Le désir d'être délivré de toute contrainte sociale est profondément ancré dans le coeur de tout homme; il s'y mêle l'aspiration vers un état de choses où tous les désirs et tous les besoins imaginables seraient pleinement satisfaits. La raison montre que l'on ne doit pas céder à ce désir de liberté absolue si l'on ne veut pas retomber dans la plus grande misère et que, d'autre part, cette aspiration est irréalisable; lorsque le raisonnement fait défaut, la voie est ouverte au romantisme, ce qu'il y a d'antisocial dans l'homme l'emporte sur l'esprit.

          Le mouvement romantique, qui s'adresse avant tout à l'imagination, dispose d'un vocabulaire très riche. Ses rêves se parent de couleurs dont l'éclat ne peut être dépassé. Les éloges du romantisme éveillent une nostalgie infinie, ses condamnations, le dégoût et le mépris. Ses aspirations sont dirigées vers un passé qu'il ne considère pas d'un regard froid, mais dont il se fait une image idéalisée et vers un avenir qu'il façonne à sa fantaisie. Entre cet avenir et ce passé il voit la médiocrité quotidienne, la vie de travail de la société « bourgeoise » et il n'a pour elle que haine et répulsion. Le bourgeois incarne à ses yeux tout ce qui existe de nuisible et de mesquin. Il vagabonde dans les lointains, prône les temps et les pays les plus divers; il n'y a que le présent qu'il soit incapable de comprendre et d'apprécier.

          Les grands artistes, ceux que l'on place au premier rang sous le nom de classiques, ont compris le sens profond de l'ordre bourgeois. Les romantiques l'ont ignoré. Ils sont trop mesquins pour chanter la chanson de la société bourgeoise. Ils accablent de leurs moqueries les bourgeois. Ils méprisent « la morale des épiciers »; ils tournent la loi en dérision. Leur regard distingue avec une acuité extraordinaire toutes les tares de la vie terrestre et ils ont tôt fait de les attribuer aux imperfections des institutions sociales. Aucun romantique n'a pu reconnaître la grandeur de la civilisation capitaliste. Qu'on essaie pourtant de mettre en parallèle les réalisations du christianisme et celle de ma « morale des épiciers ». Le christianisme s'est fort bien accommodé de l'esclavage et de la polygamie. Il a sanctifié la guerre, il a au nom du Seigneur, brûlé les hérétiques et semé la dévastation. La morale des épiciers tant décriée a fondé la liberté individuelle, elle a fait de la femme la compagne de l'homme et son égale, elle a proclamé l'égalité devant la loi, la liberté de pensée et la liberté de parole. Elle a déclaré la guerre à la guerre, elle a aboli la torture et adouci la cruauté des peines. Quelle force civilisatrice peut se glorifier de semblables réalisations? La civilisation bourgeoise a créé et répandu un bien-être en comparaison duquel le train de vie de toutes les cours royales du passé apparaît misérable. Il était même possible avant la guerre mondiale aux couches sociales les moins favorisées de la population urbaine, non seulement de se vêtir et de se soigner convenablement, mais encore de goûter de véritables jouissances artistiques et même d'entreprendre des voyages dans des pays lointains. Mais les romantiques ne considéraient jamais que ceux dont la situation était encore mauvaise, parce que la civilisation bourgeoise n'avait pas encore créé suffisamment de richesses pour procurer à tous l'aisance; jamais ils n'ont jeté un regard sur ceux qui avaient acquis le bien-être(16). Ils n'ont jamais vu que la boue et la misère que la civilisation capitaliste renfermait encore comme un héritage du passé et jamais ils n'ont aperçu les valeurs créées par cette civilisation elle-même.

 

1. Cf. Engels, Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie, 5e éd., Stuttgart, 1910, p. 58.
2 .Cf. Cohen, Ethik des reinen Willens, Berlin, 1904, 33. 303 sqq.
3. Cf. Ibid., p. 304.
4. « Le but direct de la production capitaliste n'est pas la production de marchandises, mais la production de la plus-value ou du profit sous sa forme évoluée; non la production du produit, mais du surproduit... Dans cette conception les travailleurs apparaissent comme ce qu'ils sont en fait dans la production capitaliste: de simples moyens de production; non pas comme des fins en soi et non pas comme fins de la production. » (Marx, Theorien über den Mehrwert, Stuttgart, 1905, IIe partie, pp. 333 sqq.). Marx n'a jamais compris que les travailleurs jouent également un rôle comme consommateurs dans le processus de la production.
5. Cf. Kant, Kritik der Urteilskraft (Werke, op. cit., t. VI, p. 265).
6. Cf. Cohen, Ethik des reinen Willens, o.c., p. 305; cf. également Steinthal, o.c., pp. 266 sqq.
7. Cf. article 427 du traité de Versailles et article 372 du traité de Saint-Germain.
8. Cohen, Ibid., p. 572.
9. Ibid., p. 578.
10. IIe épître aux Thessaloniciens, III, 10. Sur l'authenticité de cette lettre, qui ne serait pas de saint Paul, cf. Pfleiderer, o.c., t. I, pp. 95  sqq.
11. Par contre, dans la Ière épître aux Corinthiens (IX, 6, 14), saint Paul soutient la prétention des Apôtres de vivre aux frais de la communauté.
12. Todt (Der radikale deutsche Sozialismus und die chritliche Gesellschaft, 2e éd., Wittenberg, 1878, pp. 306-319) nous offre un bon exemple de la façon dont on a cherché à justifier au moyen de passages de ce genre extraits du Nouveau Testament les formules du mouvement antilibéral moderne.
13. Cf. Kant, Fragmente aus dem Nachlass (OEuvres complètes, éd. par Hartenstein, t. VIII, Leipzig, 1868, p. 622).
14. Comme le croit, par exemple, saint Thomas d'Aquin; cf. Schreiber, Die volkswirtschaftlichen Anschauungen der Skolastik seit Tomas von Aquin, Iéna, 1913, p. 18.
15. Cf. Ruskin, Unto this last (Tauchnitz Éd.), pp. 19 sqq; teinbach, Erweb und Beruf, Vienne, 1896, pp. 13 sqq.; Otto Conrad, Volkwirtschaftspolitik oder Erwerbspolitik, Vienne, 1918, pp. 5 sqq.; Tawney, op. cit., pp. 38 sqq.
16. L'histoire de l'économie anglaise a détruit la légende qui prétendait que l'apparition de la grande industrie avait entraîné une aggravation de la situation sociale des classes laborieuses. Cf. Hutt, The Factory System of the Early 19th century (Economica, tome VI, 1926, pp. 78 sqq.); Clapham, An Economic history of modern Britain, deuxième édition, Cambridge, 1930, pp. 548 sqq.

 

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