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		La philosophie qui a renouvelé en Allemagne le 
		criticisme kantien au cours des dernières décades et dont on a tant 
		vanté les mérites a été également utiles au socialisme. Les 
		néo-kantiens, en particulier Albert Lange et Hermann Cohen se sont 
		ralliés au socialisme. Parallèlement, des marxistes se sont efforcés de 
		concilier leur doctrine avec le néo-criticisme. À mesure qu'est apparue 
		la fragilité des bases du marxisme, les essais se sont multipliés pour 
		étayer les idées socialistes au moyen de la philosophie critique.
 La morale est la partie la plus faible du système de 
		Kant. On y sent passer sans doute le souffle de ce grand esprit. Mais la 
		beauté qu'on découvre dans les détails ne permet pas d'oublier que le 
		point de départ de cette morale est déjà mal choisi et qu'elle repose 
		sur une conception erronée. Elle n'a pas réussi dans son effort 
		désespéré pour déraciner l'eudémonisme. Dans la morale, Bentham, Mill et 
		Feuerbach l'emportent sur Kant. Celui-ci a tout ignoré de la philosophie 
		sociale de ses contemporains, Fergusson et Adam Smith. L'économie 
		politique lui est demeurée étrangère. Ses développements sur la vie en 
		société se ressentent de ces déficiences.
 
 
  Dans ce domaine, les néo-kantiens n'ont pas été plus 
		loin que leur maître. Il leur manque, comme à Kant, d'avoir compris la 
		loi fondamentale de la société, la division du travail. Ils voient 
		seulement que la répartition des revenus ne répond pas à leur idéal, que 
		ce ne sont pas ceux qu'ils estiment les plus dignes qui ont les revenus 
		les plus élevés mais ceux qu'ils méprisent comme philistins. Ils 
		constatent qu'il y a des indigents et des miséreux et ils ne cherchent 
		pas à se rendre compte si cela est imputable à l'institution de la 
		propriété individuelle ou au contraire aux restrictions apportées à 
		cette propriété; aussi ces observateurs des choses terrestres, 
		étrangers à la vie active, ont-ils tôt fait de condamner une institution 
		qui de prime abord leur est antipathique. Leur connaissance des faits 
		sociaux s'arrête aux apparences. Ces hommes, dont la pensée aborde par 
		ailleurs les problèmes avec audace, s'aventurent avec inquiétude et 
		hésitation dans ce domaine. Visiblement, ils perdent toute objectivité 
		parce qu'ils sont partie en la cause. En matière de philosophie sociale, 
		il est souvent difficile, même à des penseurs indépendants, de se 
		libérer de tout ressentiment. L'image de ceux dont la situation est 
		meilleure déforme leur pensée; des compagnons s'imposent à leur esprit 
		entre leur valeur personnelle et la médiocrité des autres, entre 
		l'indigence où ils vivent et le luxe dont jouissent les autres, si bien 
		qu'au bout du compte c'est la haine et l'envie et non la réflexion, qui 
		dirigent leur plume. 
 Ainsi seulement s'explique qu'en philosophie sociale 
		des penseurs aussi pénétrants que les néo-kantiens n'aient pas dégagé 
		avec une entière clarté les points essentiels. On ne trouve même pas 
		chez eux les rudiments d'un système de philosophie sociale cohérent. Ils 
		présentent un certain nombre de remarques critiques insoutenables sur 
		certaines questions sociales mais ils négligent de discuter les systèmes 
		sociologiques les plus importants. Ils émettent des jugements sans avoir 
		pris la peine d'étudier au préalable les résultats de l'économie 
		politique.
 
 L'idée qui sert de point de départ à leur socialisme se résume en 
		général dans la phrase suivante: « Agir de telle sorte que ta personne 
		et celle d'autrui soit toujours considérée par toi comme une fin et 
		jamais uniquement comme un moyen. » Dans ces mots, Cohen voit 
		« l'expression la plus profonde et la plus puissante de l'impératif 
		catégorique; ils renferment le programme moral du nouvel âge et de 
		toute l'histoire à venir. »(2) 
		Et il lui semble que de là au socialisme il n'y a qu'un pas. « L'idée 
		que l'humanité a le privilège de devoir être traitée comme une fin 
		conduit à l'idée du socialisme, du fait que tout homme doit être défini 
		comme une fin dernière, comme une fin en soi. »(3)
 
 Comme on le voit, cette tentative pour donner au 
		socialisme un fondement moral repose uniquement sur l'affirmation que 
		dans l'organisation de la société fondée sur la propriété privée des 
		moyens de production, tous les hommes ou une partie d'entre eux sont 
		considérés comme moyens et non comme fins. Cohen tient pour prouvé qu'il 
		en est bien ainsi en réalité, de telle sorte que dans une société de 
		cette espèce, il y a deux classes d'hommes, les possédants et les 
		non-possédants, les premiers jouissant seuls d'une existence respectant 
		la dignité humaine, les seconds étant condamnés à servir les premiers. 
		On distingue aisément l'origine de cette conception. Elle a sa source 
		dans les idées populaires sur les rapports entre les riches et les 
		pauvres et elle s'appuie sur la philosophie sociale marxiste pour 
		laquelle Cohen témoigne d'une grande sympathie sans avoir jamais cherché 
		à la soumettre à un examen critique(4). 
		Cohen ignore complètement la théorie libérale de la société. Il 
		considère comme un fait acquis qu'elle est entièrement dépourvue de 
		valeur et juge inutile de la discuter. Et cependant, une réfutation des 
		conceptions libérales sur la nature de la société et sur le rôle de la 
		propriété privée serait indispensable pour prouver que dans 
		l'organisation sociale fondée sur la propriété privée des moyens de 
		production les hommes sont considérés comme des moyens et non comme des 
		fins. Car la théorie libérale de la société démontre sans doute que 
		chaque homme voit tout d'abord dans tous les autres hommes un moyen qui 
		lui sert à atteindre ses fins tandis qu'il est lui-même en retour pour 
		les autres hommes un moyen au service de leurs fins, mais elle prouve 
		aussi que précisément cette réciprocité qui fait que chacun est tout 
		ensemble moyen et fin, permet d'atteindre le but suprême de la vie en 
		société qui est d'assurer à tous ses membres une existence meilleure. La 
		société n'est possible que parce que chaque individu est à la fois moyen 
		et fin, parce que le bien-être de chacun est en même temps la condition 
		du bien-être des autres. Ainsi l'opposition entre l'homme et ses 
		semblables, entre fin et moyen se trouve résolue. C'est précisément ce 
		fait que la comparaison avec l'organisme biologique doit rendre 
		sensible. Car dans l'organisme comme dans la société, il n'y a pas de 
		parties qui soient exclusivement des moyens ou exclusivement des fins. 
		Selon Kant, l'organisme est une entité « dans laquelle tout est 
		réciproquement fin et moyen »(5). 
		Ainsi Kant a parfaitement reconnu la nature de l'organisme. Mais ‒ et en 
		ceci il demeure très en arrière des grands sociologiques de son temps ‒, 
		il n'a pas vu que la société humaine est soumise à la même loi 
		fondamentale.
 
 Le point de vue téléologique qui distingue entre fin 
		et moyens n'est admissible que dans la mesure où l'on fait de la volonté 
		et de l'action des individus ou des groupes d'individus un objet 
		d'étude. Dès que nous allons plus loin et considérons l'effet produit 
		par cette action dans l'ensemble de la coopération sociale, ce point de 
		vue perd toute signification. Pour tout individu agissant isolément, il 
		existe une fin suprême et dernière, celle précisément que l'eudémonisme 
		nous enseigne; et en ce sens on peut dire que chaque homme est pour 
		lui-même une fin, une fin en soi. Mais dans le cadre d'une étude qui 
		embrasse l'ensemble de la société, ces expressions n'ont plus aucune 
		valeur. Il n'est plus alors davantage permis de parler de fin qu'à 
		propos d tout autre phénomène naturel. Quand nous demandons si dans la 
		société tel ou tel individu est une fin ou un moyen, nous substituons 
		dans notre pensée à la société, c'est-à-dire à cette oeuvre de la 
		coopération humaine qui ne se maintient que par la supériorité de 
		rendement qui lui assure la division du travail sur le travail isolé, 
		l'image d'un tout créé par une volonté et nous cherchons quelles fins 
		cette volonté se propose. Ce n'est là penser ni en sociologue, ni en 
		savant; c'est penser en animiste.
 
 La justification que Cohen donne à sa condamnation de la propriété privée 
		montre à quel point il a peu tiré au clair ce problème fondamental. Les 
		choses, pense-t-il, ont une valeur. Les personnes au contraire n'ont pas 
		de valeur: elles ont une dignité. Fixer au travail un prix sur le 
		marché est incompatible avec la dignité humaine(6). 
		Nous sommes ici en plein dans la phraséologie marxiste, dans la doctrine 
		qui prétend que dans la société actuelle le travail est considéré comme 
		une marchandise et qui condamne cette conception. C'est cette phrase 
		fameuse qui a trouvé son écho dans les traités de Versailles et de 
		Saint-Germain qui posent en principe que « le travail ne doit pas être 
		considéré simplement comme une marchandise ou un article de commerce »(7). 
		Il est inutile de s'arrêter à ces exercices scolastiques qui ne 
		recouvrent aucune pensée.
 
 On n'éprouvera donc aucun étonnement à retrouver chez Cohen toute la 
		gamme des formules qui ont été forgées depuis des siècles contre la 
		propriété individuelle. Il condamne la propriété parce que le 
		propriétaire, en acquérant la faculté d'imposer à autrui certains actes, 
		devient en fait propriétaire de la personne d'autrui(8). 
		Il condamne la propriété parce qu'elle prive le travailleur du fruit de 
		son travail(9).
 
 On reconnaît sans peine que le fondement que l'école 
		kantienne donne au socialisme nous ramène toujours aux idées que les 
		différents écrivains socialistes se sont faites de l'économie, en 
		particulier aux conceptions de Marx et des doctrinaires socialistes qui 
		ont subi son influence. Tous leurs arguments sont empruntés à l'économie 
		politique ou à la sociologie. Et ils ne résistent pas à l'examen.
 
				
					| 2. Le devoir du travail comme fondement du socialisme |           
					
		« Si quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas 
		manger non plus. » Ainsi s'exprime saint Paul dans sa deuxième épître 
		aux Thessaloniciens(10). 
		Cette exhortation au travail s'adresse à ceux qui prétendent exploiter 
		leur christianisme pour vivre aux dépens des membres actifs de la 
		communauté. Elle les invite à assurer eux-mêmes leur existence et à ne 
		pas tomber à charge à la communauté(11). 
		Privée de son contexte, elle a été de tout temps interprétée comme une 
		condamnation des revenus qui n'ont pas leur source dans le travail(12). 
		Elle exprime sous la forme la plus ramassée une exigence morale que l'on 
		n'a pas cessé de reprendre avec la plus grande insistance.
 Une phrase de Kant nous permet de dégager la suite d'idées qui a conduit 
		à formuler cette exigence: « L'homme peut ruser tant qu'il veut; il ne 
		saurait contraindre la nature à modifier ses lois. Ou bien l'homme doit 
		travailler lui-même, ou d'autres doivent le faire pour lui; et le 
		travail qu'il exige des autres les prive d'une portion de leur bonheur 
		égale au supplément qu'il s'est assuré lui-même sur la commune mesure. »(13)
 
 Il est important de préciser que Kant n'a pas réussi 
		à donner à la condamnation de la propriété individuelle que cette phrase 
		implique, une justification qui ne soit pas utilitariste et eudémoniste. 
		L'idée dont il part, c'est que la propriété privée aboutit à imposer à 
		certains un supplément de travail pour permettre à d'autres de vivre 
		dans l'oisiveté. Si l'on objecte que la propriété privée et les 
		inégalités de fortune n'enlèvent rien à personne, que tout au contraire 
		dans une société où elles n'existeraient pas le rendement de la 
		production serait plus faible, de telle sorte que la part revenant à 
		chacun serait inférieure à celle que le travailleur sans avoir reçoit 
		comme revenu dans la société fondée sur la propriété privée, la critique 
		kantienne n'a rien à répondre. Elle s'effondre dès qu'on prouve la 
		fausseté de l'affirmation selon laquelle les loisirs des possédants sont 
		acquis au prix d'un effort supplémentaire des non-possédants.
 
 Dans cet argument éthique dirigé contre la propriété 
		privée, il apparaît clairement que tout jugement moral porté sur des 
		faits sociaux se ramène en dernière analyse à des considérations sur 
		leur valeur économique. La condamnation morale d'une institution qu'on 
		s'abstient de rejeter du point de vue utilitariste apparaît toujours, 
		quand on y regarde de plus près, comme étrangère à la morale. En 
		réalité, dans tous les cas où il semble que nous soyons en présence 
		d'une telle condamnation, nous n'avons affaire qu'à une conception 
		différente des rapports de causalité en matière d'économie.
 
 Ce fait a pu échapper à l'observation parce que ceux 
		qui cherchaient à réfuter la condamnation de la propriété privée au nom 
		de la morale ont eu recours à une argumentation déficiente. Au lieu de 
		s'appuyer sur l'efficacité sociale de l'institution de la propriété 
		privée, ils se sont contentés le plus souvent d'invoquer le droit du 
		propriétaire ou bien de faire remarquer que le propriétaire lui-même 
		n'est pas entièrement inactif, qu'il a dû travailler pour acquérir sa 
		propriété et qu'il doit travailler encore pour la conserver. 
		L'insuffisance de tels raisonnements est évidente. Invoquer le droit 
		existant est un non-sens quand il s'agit précisément d'établir ce que 
		doit être le droit. Invoquer le travail que le propriétaire a fourni ou 
		qu'il fournit encore, c'est méconnaître la nature du problème qui n'est 
		pas de savoir si tout travail mérite salaire, mais si la propriété 
		privée des moyens de production est justifiée et si, dans l'affirmative, 
		on peut tolérer l'inégalité dans sa répartition.
 
 C'est pourquoi encore toute considération sur la 
		légitimité des prix au point de vue moral est absolument impossible. Le 
		jugement moral a le choix entre deux formes d'organisation de la 
		société: l'une reposant sur la propriété privée, l'autre sur la 
		propriété collective des moyens de production. Le choix une fois fait ‒ 
		choix qui dans la morale eudémoniste ne peut s'effectuer qu'en 
		considération de l'efficacité de chacune de ces deux formes ‒, il n'est 
		plus permis de qualifier d'immorales les conséquences inhérentes à 
		l'ordre social choisi. Car tout ce qui est nécessaire à l'organisation 
		sociale en faveur de laquelle on s'est prononcé, est moral, tout le 
		reste est immoral.
 
				
					| 3. L'égalité des revenus est-elle un postulat de la morale? |           
					
		La science ne peut être invoquée ni pour appuyer, ni 
		pour combattre l'affirmation que tous les hommes doivent avoir le même 
		revenu. Nous sommes ici en présence d'un postulat moral qui ne relève 
		que du jugement subjectif. La tâche de la science ne peut ici consister 
		qu'à montrer à quel prix on pourrait réaliser cette égalité, 
		c'est-à-dire quelles autres fins devraient lui être sacrifiées.
 La plupart, sinon la totalité, des partisans de la 
		plus grande égalité possible dans la répartition des revenus ne se 
		rendent pas compte en effet qu'il s'agit là d'une exigence dont on ne 
		peut faire une réalité qu'en renonçant à d'autres fins. On se représente 
		la somme des revenus comme une constante et l'on s'imagine qu'il s'agit 
		seulement d'en rendre la répartition plus égale qu'elle ne l'est dans la 
		société reposant sur la propriété privée des moyens de production. Les 
		riches abandonneront la partie de leur revenu qui dépasse le revenu 
		moyen et les pauvres recevront ainsi ce qui leur manque pour atteindre 
		ce revenu. Mais le revenu moyen restera le même. Il est indispensable de 
		bien se rendre compte de l'erreur sur laquelle repose cette conception. 
		Nous pourrions montrer que, de quelque façon que l'on se représente le 
		nivellement des revenus, il conduira toujours nécessairement à une 
		régression très appréciable de l'ensemble des revenus de la nation et 
		par là même à un abaissement du revenu moyen attribué à chacun. Mais 
		s'il en est ainsi, la question change entièrement d'aspect: il faut 
		alors décider si l'on prend parti pour la répartition égale des revenus, 
		le revenu moyen étant inférieur, ou pour leur répartition inégale, le 
		revenu moyen étant supérieur.
 
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