Montréal, 15 janvier 2012 • No 296

 

Chapitre six de la quatrième partie du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version)

 

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Le socialisme – Les facteurs du destructionnisme

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

1. Nature du destructionnisme


          Pour la pensée socialiste, le passage de la société actuelle au socialisme est le passage de l'économie irrationnelle à l'économie rationnelle. L'anarchie qui règne dans la production fera place à la direction méthodique de l'économie tout entière. Jusqu'ici, la société n'avait en vue que l'avantage particulier des individus, avantage déraisonnable et contraire à l'intérêt général; le socialisme lui substituera une société qui sera l'incarnation de la raison. À la répartition injuste des biens succédera une répartition équitable. Le besoin et la misère disparaîtront. Tous jouiront de la prospérité et du bien-être. Devant nous s'ouvre un paradis dans lequel la connaissance des lois de l'évolution historique nous donne la certitude de pénétrer un jour, nous ou nos descendants. Car l'histoire tout entière s'achemine vers cette terre promise et tout le passé n'a été qu'une étape préliminaire vers le salut qui y est prédit à l'humanité.

 

          C'est sous cet aspect que nos contemporains voient le socialisme et croient en lui. C'est une erreur de penser que le règne de l'idéologie socialiste est limité aux membres des partis qui se disent socialistes ou ‒ ce qui dans la plupart des cas revient au même ‒ sociaux. Tous les autres partis politiques sont à l'heure actuelle imprégnés des idées directrices du socialisme. Et même les quelques rares adversaires résolus qui le combattent subissent l'influence de sa pensée. Eux aussi sont convaincus que l'économie socialiste est plus rationnelle que l'économie capitaliste, qu'elle assure une répartition plus équitable des revenus, qu'elle est l'aboutissement nécessaire de l'évolution historique. Quand ils se dressent contre le socialisme, ils le font en ayant conscience qu'ils combattent au nom d'intérêts particuliers une évolution conforme à l'intérêt général et aux exigences de la morale; ils sont intérieurement convaincus de la vanité de leur résistance.

          Et cependant l'idéologie du socialisme n'est rien d'autre que la transformation d'un sentiment mesquin en un grandiose système rationnel. Aucune de ses théories ne peut résister à la critique de la science. Toutes ses déductions sont creuses et sans portée. La vanité de sa conception de l'économie capitaliste a été démontrée depuis longtemps. Le plan qu'elle a dressé de la société future se révèle plein de contradictions internes et en conséquence irréalisable. Non seulement le socialisme ne rendrait pas l'économie plus rationnelle: il la rendrait totalement impossible. Dire qu'il apporterait plus de justice est une affirmation purement gratuite dont nous avons montré qu'elle tirait son origine de l'envie et d'une fausse interprétation des phénomènes économiques en régime capitaliste. Dire que l'histoire ne laisse pas à la société d'autre issue que le socialisme est une prophétie qui ne se distingue des rêveries chiliastiques des sectes chrétiennes primitives que par ses prétentions scientifiques.

          Le socialisme n'est pas en réalité ce qu'il prétend être. Il n'est pas le pionnier qui fraie les voies à un avenir meilleur et plus beau; il est destructeur de tout ce qu'ont péniblement créé des siècles de civilisation. Il ne construit pas, il démolit. S'il venait à triompher, on devrait lui donner le nom de destructionnisme, car son essence est la destruction. Il ne produit rien, il se borne à dissiper ce qu'à créé la société fondée sur la propriété privée des moyens de production. Étant donné qu'il ne peut pas y avoir d'organisation socialiste de la société ‒ abstraction faite de la possibilité de réaliser une parcelle de socialisme à l'intérieur d'une société fondée par ailleurs sur la propriété privée ‒, toute étape dans la voie du socialisme aboutit à la destruction de l'ordre existant.

          La politique destructionniste, c'est la dissipation du capital. Sans doute peu de gens s'en aperçoivent-ils encore. La dissipation du capital peut, certes, être constatée par le calcul et comprise par l'intelligence, mais elle ne se révèle pas de façon sensible à tout le monde. Pour découvrir le vice d'une politique qui augmente la consommation des masses au détriment du capital existant, et qui par là sacrifie l'avenir au présent, il faut une intelligence plus pénétrante que celle dont jouissent communément les hommes d'État, les politiciens et les masses qui les ont élevés sur le pavois. Aussi longtemps que les murs des bâtiments restent debout, que les machines tournent, que les trains roulent sur les rails, on s'imagine que tout est en ordre. Quant aux difficultés croissantes qu'on rencontre à maintenir le standard de vie artificiellement relevé, on les attribue à d'autres causes, mais jamais au fait que l'on pratique une politique qui dévore le capital.

          Ce problème de la dilapidation du capital dans la société destructionniste est déjà l'un des problèmes cruciaux de l'économie socialiste. Dans la communauté socialiste elle aussi, le danger de la dilapidation du capital serait extraordinairement grand, car là aussi le moyen le plus aisé de s'assurer des succès serait pour le démagogue de relever la part des biens consacrés à la consommation aux dépens de la formation ultérieure du capital et de la conservation du capital existant.

          Il est dans la nature de l'économie capitaliste qu'on renouvelle constamment le capital. Plus le fonds de capital grandit, plus s'accroît la productivité du travail et plus augmente la rémunération du travail en valeur absolue et relative. La formation progressive de capital est le seul moyen qui permette de multiplier la quantité de marchandises que la société peut consacrer chaque année à la consommation sans compromettre le rendement de la production future; elle est aussi le seul moyen d'améliorer de façon durable le niveau d'existence du travailleur sans dommage pour les générations de travailleurs à venir. C'est pourquoi le libéralisme a déclaré qu'elle seule permettait de réaliser une amélioration durable du sort des masses. Le socialisme et le destructionnisme entendent choisir une autre méthode, qui consiste à consommer le capital pour enrichir le présent aux dépens de l'avenir. La politique du libéralisme est celle d'un père de famille prévoyant qui économise et bâtit pour ses descendants. La politique du destructionnisme est celle du prodigue qui, sans souci du lendemain, dilapide son héritage dans les plaisirs.

2. La démagogie

          Pour certains partisans du marxisme, le mérite historique de Marx consiste à avoir éveillé dans le prolétariat la conscience de classe. En établissant la liaison entre les idées socialistes qui, dans les écrits des utopistes et dans les cercles étroits de leurs élèves, s'étaient formées en dehors de toute réalité, et le mouvement ouvrier révolutionnaire qui avait conservé jusque-là un caractère petit bourgeois, Marx a jeté selon eux les bases du mouvement prolétarien qui ne disparaîtra pas avant d'avoir accompli sa mission historique, à savoir l'édification de la société socialiste. Il a découvert les lois dynamiques de la société capitaliste et déduit de l'évolution historique antérieure les buts du mouvement social moderne comme ses conséquences naturelles et nécessaires. Il a montré que le prolétariat ne peut se libérer en tant classe qu'en supprimant lui-même l'opposition de classe et en créant ainsi les conditions d'existence d'une société dans laquelle « le libre épanouissement des facultés de chacun est la condition du libre épanouissement des facultés de tous ».

          L'observateur impartial considère l'oeuvre de Karl Marx avec d'autres yeux que les rêveurs enthousiastes qui voient en lui une des figures héroïques de l'histoire et le rangent parmi les grands économistes et socialistes, voire même parmi les plus éminents philosophes. En tant qu'économiste, Marx n'est qu'un héritier sans originalité de l'économie classique; il est incapable d'étudier les éléments économiques des problèmes sans subir l'influence de considérations politiques; il observe les rapports sociaux du point de vue de l'agitateur pour qui l'action sur les masses constitue l'essentiel. Ce faisant, il n'est même pas original car les socialistes anglais, qui revendiquaient le droit au produit intégral du travail et qui dans leurs pamphlets avaient entre 1830 et 1850 préparé les voies au mouvement chartiste, avaient déjà exprimé l'essentiel de ses idées. Il eut de surcroît la malchance de ne pas même soupçonner la révolution complète de l'économie qui commençait à l'époque où il élaborait son système et qui se manifesta peu après la publication du premier volume du Kapital, si bien que les volumes ultérieurs, lorsqu'ils parurent, étaient périmés par rapport à la science contemporaine. L'école qui le suit aveuglément a souffert davantage encore de cette malchance. Elle était contrainte a priori de se cantonner dans une exégèse stérile des écrits du maître et elle s'est soigneusement gardée d'entrer de quelque manière en contact avec la doctrine moderne de la valeur. En tant que sociologue et philosophe de l'histoire, Marx n'a jamais été qu'un agitateur habile écrivant pour les besoins quotidiens de son parti. Le matérialisme historique est dépourvu de toute valeur scientifique. Marx d'ailleurs n'a pas cherché à lui donner une forme intellectuelle et il en a présenté des conceptions multiples et contradictoires. Le point de vue philosophique de Marx était celui de l'école hégélienne. Il se range au nombre des écrivains pour la plupart oubliés aujourd'hui qui, à son époque, appliquaient la méthode dialectique à tous les domaines de la science. Il a fallu bien des années avant qu'on ait le courage de voir en lui un philosophe et de le ranger parmi les grands penseurs.

          En tant qu'écrivain scientifique, il est sec, pédant, obscur. Le don de s'exprimer de façon compréhensible lui avait été refusé. Ce n'est que dans ses oeuvres politiques qu'il parvient à exercer une action réelle, au moyen d'antithèses frappantes et de sentences qui se gravent facilement dans l'esprit et dont la sonorité dissimule le vide. Dans la polémique, il n'hésite pas à déformer les paroles de l'adversaire. Au lieu de réfutation, il recourt aux injures(1). En cela aussi les disciples ‒ il n'a fait véritablement école qu'en Allemagne et dans l'Europe Orientale, particulièrement en Russie ‒ ont suivi fidèlement l'exemple du maître. Ils insultent l'adversaire sans faire jamais le moindre effort pour lui opposer des arguments.

          L'originalité et l'importance historique du marxisme résident uniquement dans le domaine de la technique politique. Il a reconnu la puissance formidable qu'on peut s'assurer dans la société en faisant un facteur politique des masses ouvrières concentrées dans les usines; il cherche et découvre les slogans qui sont capables d'unir ces masses en vue d'une action commune. Il donne le mot d'ordre qui excite à l'action contre la propriété individuelle ces hommes jusque-là indifférents aux questions politiques. Il annonce un évangile qui rationalise leur haine et transforme de bas instincts d'envie et de vengeance en mission historique. Il fortifie leur orgueil en les saluant comme les porteurs de l'avenir de l'humanité. On a comparé la rapide diffusion du socialisme à celle du christianisme. Il serait plus exact de la rapprocher de celle de l'islamisme qui a lancé les fils du désert à l'assaut des anciennes civilisations en habillant d'une idéologie morale leur fureur destructrice et en rendant leur courage indomptable par un fatalisme rigide(2). Le centre du marxisme est la doctrine de l'identité des intérêts de tous les prolétaires. Mais dans la vie quotidienne, le travailleur a constamment à soutenir l'âpre concurrence des autres travailleurs et de ceux qui voudraient prendre sa place; les travailleurs d'un même métier sont en outre en concurrence avec les travailleurs d'autres branches de la production et avec les consommateurs des produits à la fabrication desquels ils collaborent. On ne pouvait amener le travailleur, en dépit de ces faits et de ces expériences, à chercher son salut dans l'union avec les autres travailleurs qu'en excitant ses passions. La tâche n'était pas tellement difficile. Le résultat est toujours certain quand on veut éveiller les mauvais instincts de l'âme humaine. Mais Marx a fait davantage; il a paré la haine de l'homme grossier du nimbe de la science et il l'a rendue également attrayante pour l'homme d'un niveau intellectuel et moral supérieur. Tous les autres systèmes socialistes ont emprunté à Marx de procédé en l'adaptant seulement quelque peu à leurs besoins particuliers.

          Marx, il ne faut pas se lasser de le répéter, était un maître génial de la technique démagogique. Il estima que l'heure était propice à une concentration des masses en vue d'une action politique unifiée, et il se montra aussitôt prêt à se mettre à la tête du mouvement. L'action politique n'était pour lui que le prolongement de la guerre avec d'autres moyens. Son talent politique s'est concentré sur la tactique. Les partis politiques qui lui doivent leur naissance et ceux qui prennent pour modèles les partis marxistes s'en sont toujours tenus à cette conception. Ils ont érigé l'agitation, la conquête des votes et des âmes, la propagande électorale, les manifestations de rues, la terreur, en techniques dont l'apprentissage exige une étude approfondie pendant des années. Dans leur congrès et dans leur littérature ils pouvaient consacrer aux questions d'organisation et de tactique plus d'attention qu'aux problèmes fondamentaux les plus importants de la politique. Pour être tout à fait exact, on doit dire qu'ils considéraient tout uniquement du point de vue de la tactique de parti et ne s'intéressaient à rien d'autre.

          Cette attitude militariste à l'égard de la politique, qui mettait en évidence la parenté intime existant entre le marxisme et l'étatisme prussien et russe, a rapidement fait école. Les partis modernes du continent européen ont, sur ce point, accepté entièrement l'idéologie marxiste. En particulier les partis d'intérêts, qui cherchaient, grâce à l'idéologie marxiste de la lutte des classes ‒ quoique en vue de fins différentes ‒, à unir les classes moyennes paysannes et artisanales et les fonctionnaires, ont tout appris du marxisme.
 

« Le socialisme ne produit rien, il se borne à dissiper ce qu'à créé la société fondée sur la propriété privée des moyens de production. Étant donné qu'il ne peut pas y avoir d'organisation socialiste de la société, toute étape dans la voie du socialisme aboutit à la destruction de l'ordre existant. »


          La défaite de l'idéologie libérale était dès lors inévitable. Le libéralisme avait évité avec soin tous les artifices de la politique. Il se fiait entièrement à la force interne de ses idées et dédaignait tous les autres procédés de la lutte politique. Il ne s'était jamais préoccupé de tactique politique et ne s'était jamais abaissé à la démagogie. Le vieux libéralisme était rigoureusement honnête et fidèle à ses principes; c'est ce que ses adversaires appelaient son caractère « doctrinaire ».

          Les vieux principes libéraux doivent être aujourd'hui entièrement révisés. Dans les cent dernières années, la science a subi une révolution complète; aujourd'hui il faut chercher d'autres fondements sociologiques et économiques à la doctrine libérale. Sur bien des points, la pensée libérale n'a pas été poussée jusqu'à sa conclusion logique; par ailleurs aussi, il y a bien des lacunes à combler(3). Mais les méthodes de lutte politique que doit employer le libéralisme ne peuvent se transformer. À ses yeux, toute coopération sociale découle de la reconnaissance par la raison de son utilité et tout pouvoir a sa source dans l'opinion publique; aussi ne peut-il entreprendre aucune action qui entraverait la libre décision des hommes pensants. Il sait que la société ne peut progresser dans le sens d'une coopération plus étroite qu'en reconnaissant la fécondité de cette coopération; il sait que ce n'est ni un dieu, ni un destin mystérieux qui détermine l'avenir social de l'humanité, mais bien l'homme et l'homme seul. Quand des nations marchent aveuglément à la ruine, il faut essayer de leur ouvrir les yeux. Mais si elles ne veulent rien entendre, soit qu'elles soient sourdes, soit que la voix qui cherche à les avertir soit trop faible, ce n'est pas au moyen d'artifices tactiques et démagogiques qu'on peut les ramener dans le droit chemin. La démagogie permet peut-être de détruire la société, mais elle ne peut en aucun cas servir à l'édifier.
 

3. Le destructionnisme des littérateurs

          L'art romantique et social du XIXe siècle a frayé la voie au destructionnisme socialiste. Ce dernier, sans l'aide qui lui a été ainsi apportée, ne serait jamais parvenu à conquérir les esprits.

          Le romantisme est une révolte de l'homme contre la raison aussi bien que contre les conditions de vie que lui a imposées la nature. Les romantiques rêvent les yeux ouverts; dans leurs rêves, ils s'affranchissent sans peine des lois de la pensée et des lois naturelles. L'homme qui pense et qui agit rationnellement essaie de surmonter, grâce à l'économie et au travail, la douleur qui naît de l'insatisfaction des désirs; il produit en vue d'améliorer sa situation. Le romantique est trop faible pour travailler, trop « neurasthénique »; il rêve des succès qu'il pourrait obtenir, mais il ne fait rien pour parvenir à son but. Il n'essaie pas d'écarter les obstacles qu'il rencontre sur sa route; il les fait disparaître dans ses rêves. Comme la réalité ne répond pas à l'image chimérique qu'il s'est forgée, il s'en prend à elle. Il déteste le travail, l'activité économique et la raison.

          Le romantique accepte comme tout naturels les bienfaits de la civilisation sociale et désire par-dessus le marché tout ce que, dans son esprit, les pays et les époques lointaines ont offert ou offrent encore à l'homme de meilleur et plus beau. Plongé dans le confort de la vie des grandes villes européennes, il aspire à être un radjah hindou, un bédouin, un corsaire ou un troubadour. Mais il ne voit jamais que le côté agréable de la vie de tous ces hommes et ferme les yeux à tous les avantages qui leur étaient refusés et dont lui-même est comblé. Les cavaliers galopent à travers les landes sur des coursiers ardents, les corsaires capturent de belles filles, les chevaliers triomphent de tous leurs ennemis et passent leur temps à chanter et à aimer. Les dangers qui menaçaient leur existence, la pauvreté relative où ils vivaient, leurs misères et leurs peines, tout cela l'imagination romantique évite soigneusement de s'y arrêter; le romantisme enveloppe toutes choses d'une lumière dorée. À cet idéal de ses rêves, il compare la réalité qui lui apparaît triste et prosaïque. Elle comporte des obstacles qu'il faut franchir et que ses rêves ignorent, des tâches différentes de ses chimères. Il ne s'agit pas là d'arracher de belles filles aux mains des bandits, de découvrir des trésors perdus, de vaincre des dragons. Il faut travailler, sans repos, sans découragement, tous les jours, toute l'année. Il faut labourer et semer si l'on veut récolter. Tout cela, le romantisme veut l'ignorer. Il part en guerre contre la réalité avec l'entêtement d'un enfant. Il ne fait que railler et se moquer; il méprise et abhorre le bourgeois.

          La diffusion de la pensée capitaliste détourne les esprits du romantisme. La poésie des chevaliers et des corsaires sombre dans le ridicule. Les hommes ont la possibilité d'observer de près la vie des bédouins, des pirates, des maharadjahs et autres héros des rêveries romantiques, et ils ne songent plus à les envier. On commence à se réjouir des conquêtes de la société capitaliste, à comprendre que la sécurité de la vie et la liberté, un bien-être paisible et une satisfaction plus complète des besoins ne peuvent être attendus que du capitalisme. Le dédain romantique du bourgeois tombe en discrédit.

          Mais l'état d'esprit d'où le romantisme est issu n'est pas si aisé à faire disparaître. La protestation neurasthénique élevée contre la vie a cherché d'autres formes d'expression et les a trouvées dans la littérature sociale du XIXe siècle. Les poètes et romanciers véritablement grands n'ont pas été à l'époque dont nous parlons des écrivains à tendances politico-sociales. Flaubert, Maupassant, Jacobsen, Strindberg, Conrad Ferdinand Meyer, pour n'en citer que quelques-uns, étaient loin de sacrifier à la mode littéraire. Ce n'est pas aux créateurs des grandes oeuvres qui marqueront la place du XIXe siècle dans l'histoire de la littérature que nous devons les ouvrages à thèses de la littérature sociale et les types de caractères qui incarnent ces thèses. Ce furent des écrivains de second ou de troisième plan qui introduisirent dans la littérature les types du capitaliste et de l'entrepreneur sanguinaires et du noble prolétaire. Pour eux, le riche a tort parce qu'il est riche; le pauvre a raison parce qu'il est pauvre(4). « C'est vraiment comme si la richesse était un crime », dit Mme Dreissiger dans Les Tisserands de Gerhart Hauptmann, et toute la littérature de cette époque est unanime dans la condamnation de la propriété. La valeur artistique de ces oeuvres n'est pas ici en cause. Nous n'envisageons que l'influence politique qu'elles ont exercée. Elles ont conduit le socialisme à la victoire en gagnant à sa cause les couches cultivées. Grâce à elles, il a pénétré dans les milieux riches; il s'est emparé des femmes et de leurs filles, il a rendu les fils étrangers à leurs pères, si bien qu'à la fin les entrepreneurs et les capitalistes eux-mêmes ont été convaincus du caractère coupable de leur activité. Les banquiers, les capitaines d'industrie, les négociants remplissaient les loges des théâtres où les pièces socialistes étaient représentées aux applaudissements des spectateurs.

          La littérature sociale est une littérature tendancieuse. Chaque ouvrage est consacré à la défense d'une thèse toujours la même: le capitalisme est un mal, le socialisme est le salut(5). Si la répétition sans fin du même thème n'a pas conduit plus vite à l'ennui qu'engendre la monotonie, cela est dû uniquement au fait que les différents écrivains ont en vue des formes différentes de la communauté socialiste. Mais tous, suivant l'exemple donné par Marx, évitent de décrire de plus près l'organisation socialiste qu'ils prônent; la plupart ne laissent entrevoir que par allusions d'ailleurs souvent fort claires qu'ils souhaitent l'avènement d'une société socialiste. Le fait que l'enchaînement logique des arguments est insuffisant et que les conclusions s'évanouissent au premier contact, est d'autant moins étonnant qu'il en va de même chez les écrivains socialistes qui donnent à leurs oeuvres une forme scientifique. Les oeuvres littéraires se prêtent d'autant mieux à une apologie du socialisme que leurs auteurs ont moins à craindre que leurs arguments soient réfutés dans le détail par une critique logique. On n'a pas coutume en lisant des romans ou des pièces de théâtre d'en soumettre les différents passages à un examen critique. Mais le ferait-on, il resterait toujours à l'auteur la ressource de déclarer que les idées qu'il exprime sont attribuées à son héros sans qu'il les prenne pour autant à son compte. L'effet produit sur le public par le caractère des personnages ne peut être en aucun cas détruit par des arguments logiques. Encore que le possédant soit toujours représenté comme un être mauvais, il est impossible d'en faire le reproche à l'auteur dans chaque cas particulier; mais l'effet produit par l'ensemble de la littérature contemporaine ne s'en trouve pas modifié et aucun auteur en particulier n'en porte la responsabilité.

          Dans Hard Times, Dickens place dans la bouche de Sissy Jupe, la petite fille abandonnée d'un clown et d'une danseuse, une partie des arguments destinés à réfuter l'utilitarisme et le libéralisme. M. M'Chokumchild, professeur à l'école modèle du capitaliste benthamien Gradgrind, pose cette question: « Quand sur 100 000 passagers 500 périssent, quel est le pourcentage des noyés? » Et la fillette répond, réfutant dans sa simplicité la suffisance satisfaite de l'école de Manchester, que pour les parents et amis des victimes, il n'existe pas de pourcentage. Cela est sans doute ‒ abstraction faite du caractère artificiel et invraisemblable de la scène ‒ très beau et très émouvant. Mais cela ne prouve rien contre la satisfaction que les bourgeois de la société capitaliste peuvent éprouver à avoir réduit dans une telle proportion les risques de la navigation. Et si le capitalisme parvient à ce que sur un million d'hommes, vingt-cinq seulement meurent de faim chaque année, cela doit être considéré comme un succès si un nombre plus élevé mouraient sous les régimes économiques antérieurs et ce n'est pas la remarque, d'ailleurs pertinente, de Sissy montrant que pour les victimes la mort par famine est aussi dure, si grand que soit le nombre des épargnés, qui y changera rien et elle ne suffit pas à prouver que dans une société socialiste moins d'hommes mourraient de faim. La troisième remarque que Dickens place dans la bouche de Sissy tend à montrer qu'on ne peut pas juger de la prospérité économique d'un peuple d'après sa richesse totale, mais qu'il faut plutôt considérer la répartition de cette richesse. Dickens n'était pas assez familier avec les écrits des utilitaristes pour savoir qu'il n'apportait rien qui pût contredire le vieil utilitarisme. Bentham insiste particulièrement sur l'idée qu'une somme donnée de richesse apporte davantage de bonheur quand elle et répartie que lorsque les uns sont comblés et les autres privés(6).

          La contrepartie nous est fournie par l'enfant modèle Bitzer. Il place sa mère dans un work-house et se borne à lui faire don chaque année d'une demi-livre de thé. Cela, dit Dickens, serait en réalité une faiblesse de ce garçon par ailleurs remarquable qu'il qualifie d'« excellent young economist ». Car d'un part, tout aumône dissimule la tendance inévitable à paupériser celui qui la reçoit et, d'autre part, la seule chose raisonnable que Bitzer aurait pu faire de cette marchandise eût été de l'acheter le moins cher possible et de la revendre le plus cher possible; les philosophes n'ont-ils pas démontré clairement qu'en cela consiste tout le devoir de l'homme, notez-le bien, tout son devoir et non pas seulement une partie de son devoir? De tels développements que des millions d'hommes ont lus avec l'indignation convenable, et d'ailleurs voulue par l'auteur, à l'égard de la bassesse de la pensée utilitariste, sont sans aucune portée. Les économistes libéraux ont combattu l'entretien de la mendicité par des aumônes données au hasard et ils ont montré l'inanité des efforts faits pour améliorer la situation des pauvres par un moyen autre que le relèvement de la productivité du travail. Ils ont considéré comme nuisibles en dernière analyse pour les prolétaires les encouragements donnés au mariage prématuré de personnes qui ne sont pas en état d'assurer les besoins de leur descendance dans le but de hâter la repopulation. Jamais ils ne se sont élevés contre l'assistance apportée aux personnes dépourvues de ressources et incapables de gagner leur vie. Il n'est pas exact qu'ils aient contesté l'obligation morale pour les enfants de soutenir leurs vieux parents. Jamais la philosophie libérale de la société n'a considéré comme un « devoir » et comme « le dernier mot de la morale » d'acheter au plus bas prix pour revendre au plus haut. Elle a montré que c'était là le procédé rationnel permettant à l'individu la satisfaction indirecte de ses besoins; mais le fait de donner du thé à sa vieille mère n'est pas plus irrationnel à ses yeux que celui de boire du thé.

          Il suffit de jeter un regard sur les oeuvres des écrivains utilitaristes pour démasquer les déformations sophistiques que s'est permises Dickens. Mais sur cent mille lecteurs du roman de Dickens, il s'en trouve à peine un qui en ait lu une ligne. Des millions d'hommes ont appris de Dickens et de beaucoup d'autres romanciers qui se distinguent de lui par un talent moindre mais qui partagent ses tendances politico-sociales, la haine du libéralisme et du capitalisme.

          Quoi qu'il en soit, Dickens ‒ et il en est de même de William Morris, Shaw, Wells, Zola, Anatole France, Gerhart Hauptmann, Dehmel, Edmond de Amicis et d'autres encore ‒ n'était pas un partisan déclaré du destructionnisme. Tous condamnent l'organisation capitaliste de la société et combattent, sans toujours bien s'en rendre compte à la vérité, la propriété privée des moyens de production. Et tous font pressentir derrière leurs paroles l'image grandiose et pleine de promesses d'une société meilleure. Ils recrutent pour le socialisme et comme le socialisme doit nécessairement conduire à l'anéantissement de la vie sociale, tous se font les protagonistes du destructionnisme. Le socialisme littéraire a eu le même aboutissement que le socialisme politique qui, avec le bolchevisme, a fini par se rallier ouvertement au destructionnisme. Tolstoï est le grand prophète d'un destructionnisme qui s'appuie sur les paroles de l'Évangile. Les enseignements du Christ, qui n'avaient été prêchés qu'en considération de l'avènement imminent du royaume de Dieu, deviennent une norme valable pour la vie de tous les hommes dans tous les temps. À l'imitation des sectes communistes du moyen-âge et de l'époque de la Réforme, il veut édifier la société sur les commandements du Sermon sur la montagne. Sans doute il ne va pas jusqu'à prendre à la lettre l'exemple des lis des champs qui ne tissent ni ne filent. Mais il n'y a pas de place dans son idéal de la société pour d'autres que des agriculteurs se suffisant à eux-mêmes et cultivant un lopin de terre avec des moyens rudimentaires, et il est assez logique avec lui-même pour réclamer la destruction de tout le reste. Les peuples qui ont accueilli avec enthousiasme des écrits qui exigent aussi résolument l'anéantissement de tous les biens de la civilisation sont à la veille d'une grande catastrophe sociale.

 

1. Cf. par exemple dans le Capital les expressions qu'il emploie en parlant de Bentham: « lieux communs éculés », « imitateur sans esprit », « fatras », « génie dans la bêtise bourgeoise » (t. I, p. 573); ou encore à propos de Malthus: « un plagiat d'écolier superficiel et de curé déchaîné » (t. I, p. 580).
2. C'est ainsi qu'il est aisé au marxisme de s'allier au zélotisme musulman. Le marxiste Otto Bauer s'écrie avec fierté: « Dans le Turkestan et l'Azerbaïdjan les monuments de Karl Marx s'élèvent en face des mosquées et le mollah en Perse mêle les citations de Marx aux passages du Coran quand il prêche la guerre sainte contre l'impérialisme européen. » Cf. Otto Bauer, Marx als Mahnung (« Der Kampf », CVI, 1923, p. 83).
3. Cf. Mises, Liberalismus (Trad. fr. Le Libéralisme), Iéna, 1927.
4. Cf. Cazamian, Le roman social en Angleterre (1930-1850), Paris, 1904, pp. 276 sqq.
5. Sur la peinture socialiste à thèse, cf. Muther, Geschichte der Malerei im19ten Jahrhundert, Munich, 1893, t. II, pp. 186 sqq.; Coulin, Die Sozialistische Weltanschauung in der französichen Malerei, Leipzig, 1909, pp. 85 sqq.
6. Cf. Bentham, Principles of the Civil Code, o.c., pp. 304 sqq.

 

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