Montréal, 15 février 2012 • No 297

 

Chapitre deux de la cinquième partie du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version)

 

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Le socialisme – Les méthodes
du destructionnisme - 1

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

1. Les moyens du destructionnisme


          On peut diviser en deux groupes les moyens dont se sert la politique socialiste: d'une part ceux qui tendent directement à instaurer le socialisme dans la société, et d'autre part ceux qui ne conduisent à ce but qu'indirectement, par la voie de la destruction de l'économie fondée sur la propriété privée des moyens de production. Les partis réformistes et l'aile évolutionniste des partis socialistes préfèrent les premiers. Les seconds constituent au contraire les armes du socialisme révolutionnaire qui désire avant tout, en détruisant l'ancienne civilisation, déblayer le terrain pour édifier une civilisation nouvelle. Dans la première catégorie figureraient par exemple les nationalisations et municipalisations d'entreprises, dans la seconde le sabotage et la révolution.

 

          L'importance d'une telle distinction est cependant considérablement réduite du fait que les deux catégories de moyens produisent des effets qui ne diffèrent pas sensiblement. Même les moyens qui doivent servir directement à l'édification de la société nouvelle ne sauraient, comme nous l'avons montré, que détruire et non créer. C'est ainsi que l'aboutissement dernier de la politique socialiste qui domine le monde depuis quelques dizaines d'années est la destruction. Dans la politique communiste, la volonté de démolir apparaît si clairement qu'il est impossible de s'y tromper. Mais le destructionnisme est seulement plus visible dans la politique des bolcheviques; au fond, il est également contenu dans toutes les mesures inspirées par le socialisme. L'intervention de l'État dans l'économie, la prétendue politique économique, n'est parvenue en fait qu'à détruire l'économie. Les interdictions et les prescriptions édictées en son nom n'ont été que des entraves; elles ont développé l'esprit antiéconomique. Déjà dans le socialisme pratiqué pendant la guerre, cette politique économique a acquis une telle extension que toute économie privée a été stigmatisée comme un crime de lèse-majesté. Ce n'est que grâce au fait que les lois et mesures destructionnistes n'ont pas été jusqu'ici appliquées jusqu'au bout que la production demeure encore à demi-rationnelle. Si on les avait rendues plus effectives, la famine et une effroyable mortalité seraient aujourd'hui le lot des peuples. Notre vie tout entière est à ce point imprégnée du destructionnisme qu'il serait difficile d'indiquer un domaine où il n'ait pas pénétré. Le destructionnisme est exalté par l'art « social » enseigné dans les écoles, prêché par l'Église. La législation des États civilisés n'a pas depuis des dizaines d'années édicté une seule loi de quelque importance qui ne soit par quelque côté inspirée de son esprit, et beaucoup de lois en sont pleines. Tracer un tableau complet du destructionnisme reviendrait à écrire l'histoire des décades pendant lesquelles la double catastrophe de la guerre mondiale et de la révolution mondiale bolchevique s'est préparée et accomplie. Ce ne saurait être l'objet des développements qui vont suivre. Nous devrons nous borner à apporter notre contribution à l'intelligence du développement du destructionnisme.

2. La protection légale du travail

          Parmi les moyens auxquels recourt la politique destructionniste, la protection légale du travail apparaît dans ses effets directs comme le plus inoffensif. Mais pour la connaissance de l'idéologie destructionniste cette branche de la politique sociale est particulièrement importante.

          Les protagonistes de la protection du travail se plaisent en général à la situer sur le même plan que les prescriptions qui furent prises au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe pour défendre les paysans, réduits à l'état de robots, contre la domination des seigneurs féodaux. De même qu'à cette époque l'étendue des obligations imposées aux paysans fut réduite sans cesse par l'intervention de l'État afin de libérer progressivement l'esclave, de même le but de la protection du travail serait uniquement d'élever le prolétaire moderne de l'esclavage du salaire à une existence digne de la personne humaine. Cette comparaison est sans aucune valeur. La limitation de la corvée augmentait, loin de la diminuer, la quantité de travail sur les terres. Le travail forcé qui est un travail de mauvaise qualité accompli à contrecoeur fut ramené à des proportions moindres pour laisser aux paysans la liberté de mieux cultiver leurs propres champs ou de louer leur travail contre un salaire. La plupart des mesures prises en faveur des paysans avaient pour but d'une part d'augmenter l'intensité du travail agricole et d'autre part de libérer des forces de travail pour la production artisanale et industrielle. La politique agraire, en réalisant l'abolition totale du travail forcé des paysans, n'a pas supprimé le travail, elle l'a tout au contraire rendu possible. Quand la politique sociale moderne « règle » la durée du travail, quand elle ramène la journée de travail à dix, neuf ou huit heures, quand elle en arrive à instituer pour certaines catégories de fonctionnaires la journée de six heures, et même moins, nous nous trouvons en présence d'une situation toute différente car la quantité de travail fournie, et par là même le rendement de l'économie, se trouve alors diminué.

          Cette conséquence des mesures prises pour limiter la durée du travail est si claire qu'aucune illusion n'est possible. C'est pourquoi les tentatives faites pour étendre la protection légale du travail se sont heurtées à une résistance sans cesse croissante, lorsqu'elles ont voulu transformer de fond en comble les conditions du travail. Les écrivains étatistes présentent généralement les choses comme si la diminution du travail des femmes et des enfants et la réglementation du travail de nuit avaient été dues uniquement à l'intervention de la loi et à l'action des syndicats(1). De telles vues se ressentent de l'influence des conceptions répandues dans les milieux étrangers à l'industrie capitaliste moderne. Selon ces conceptions, la grande industrie éprouve une répulsion particulière à utiliser les forces de travail les meilleures. Elle préfère aux ouvriers de métier, ayant fait un apprentissage complet, les manoeuvres non qualifiés, les faibles femmes et les enfants. Car d'une part elle ne vise qu'à produire en série des objets de qualité médiocre et pour une telle production elle n'a que faire d'ouvriers ayant conscience de leur dignité professionnelle; et d'autre part la simplicité des gestes que comportent les procédés mécaniques de production est telle qu'on peut recourir à des éléments physiquement faibles et sans aucune formation. Étant donné que les fabriques ne réalisent de bénéfices qu'à la condition de mal payer les ouvriers, il est naturel qu'elles utilisent les manoeuvres non qualifiés, les femmes, les enfants et qu'elles cherchent à allonger le plus possible la durée de la journée de travail. On croit pouvoir justifier cette conception en se référant à l'évolution historique de la grande industrie. Mais la grande industrie a dû tenir compte à ses débuts du fait qu'elle n'avait à sa disposition que les éléments qui n'appartenaient pas aux corporations et aux métiers. Elle était forcée de prendre les ouvriers non éduqués, les femmes et les enfants qui constituaient la seule main-d'oeuvre libre et d'organiser le processus du travail en fonction des possibilités réduites de cette main-d'oeuvre. Les salaires payés alors dans les fabriques étaient inférieurs au gain des compagnons des métiers parce que le travail fourni y était médiocre. Pour la même raison, la durée du travail quotidien y était plus longue que dans les métiers. Ce n'est que lorsque, avec du temps, cette situation se modifia que les conditions du travail dans la grande industrie purent se transformer. À ses débuts, la fabrique n'avait pas pu faire autrement que d'embaucher des femmes et des enfants car il lui était impossible de recruter des hommes qualifiés. Lorsque la concurrence qu'elle fit aux ateliers et aux manufactures lui permit de faire appel aux ouvriers qualifiés qui y étaient jadis occupés et de triompher des anciennes méthodes de travail, elle transforma ses procédés de production de telle sorte que le travail des ouvriers qualifiés y prit la première place et que l'emploi des femmes et des enfants y joua un rôle sans cesse moins important. Le taux des salaires s'éleva parce que le rendement de ces ouvriers était supérieur à celui des ouvrières et des enfants. Ce relèvement des salaires libéra la famille ouvrière de la nécessité de demander à la femme et aux enfants d'apporter un supplément de gain au foyer. La durée du travail diminua parce que le travail plus intensif de l'ouvrier qualifié permit de tirer des installations un rendement infiniment meilleur à celui que permettait d'obtenir le travail malhabile et nonchalant d'éléments médiocres(2).

          La diminution de la journée de travail et la limitation du travail des femmes et des enfants, telles qu'elles avaient été réalisées à la veille de la guerre mondiale, ne constituent pas du tout des conquêtes arrachées par la protection légale du travail à l'égoïsme des entrepreneurs. Elles sont le résultat de l'évolution de la grande industrie, qui, ayant cessé d'être contrainte de recruter sa main-d'oeuvre en quelque sorte en marge de l'économie, avait dû modifier les conditions du travail de manière à tenir compte des besoins d'une main-d'oeuvre de meilleure qualité. Sans doute s'est-elle toujours efforcée de devancer, dans la protection du travail, l'évolution naturelle de l'industrie. Mais elle n'y est jamais parvenue, non pas tant en raison de la résistance des entrepreneurs que de celle, rarement déclarée, mais cependant très réelle, des ouvriers eux-mêmes. Car ce sont les ouvriers qui, non pas simplement par incidence, mais par une répercussion directe, devaient supporter les frais de toute mesure de protection du travail. Les limitations, voire les interdictions, apportées au travail des enfants et des femmes pesaient sur le ménage ouvrier de la même façon que la diminution de la journée de travail des adultes. La réduction que ces mesures entraînaient dans l'offre du travail eut sans doute pour conséquence de relever le niveau de la productivité limite du travail et par suite le pourcentage de salaire afférent à chaque unité produite. Mais il est douteux que ce relèvement soit suffisant pour compenser la charge que l'ouvrier subit du fait de la hausse des prix des marchandises. Il est impossible de rien affirmer à ce sujet sans entrer dans la discussion des données concrètes de tous les cas particuliers. On peut, semble-t-il, admettre que la régression de la production ne peut apporter à l'ouvrier, pas plus qu'aux autres citoyens, une hausse absolue de son revenu réel. Mais il n'est pas nécessaire d'approfondir davantage ce problème. Car on n'aurait pu parler d'une diminution notable de l'offre de travail comme conséquence de la protection légale du travail que si cette protection n'avait pas été limitée à un seul pays. Tant qu'il n'en a pas été ainsi, tant que tous les États ont été libres d'agir à leur guise, plus particulièrement ceux dont l'industrie naissante cherchait toutes les occasions de refouler les produits des vieux États industriels en se laissant distancer par eux dans le domaine de la protection du travail, la situation de l'ouvrier sur le marché ne pouvait pas être améliorée par cette protection. Il était nécessaire qu'elle devînt internationale du travail comme de la protection nationale: elle n'a pas été au-delà de ce que l'évolution des conditions économiques aurait réalisé sans elle.

          Les éléments destructionnistes apparaissent dans la théorie de la protection du travail plus nettement que dans son application même, laquelle a souvent rencontré un frein dans le danger immédiat que les mesures qu'elle comportait faisaient courir au développement de l'industrie. C'est à cette théorie qu'il faut attribuer en premier lieu la diffusion rapide de la doctrine de l'exploitation des travailleurs. Dans sa peinture des conditions du travail dans l'industrie, elle a pratiqué sciemment ce que d'un terme peu élégant on appelle le bourrage de crâne. Elle a transposé dans la législation les idées populaires qui opposent l'entrepreneur au coeur dur et le capitaliste égoïste au peuple malheureux, noble, exploité. Elle a habitué les législateurs à considérer toute mesure contrariant les plans des entrepreneurs comme un succès remporté par la collectivité sur les intérêts égoïstes et contraires à l'intérêt général, d'une minorité de parasites. Elle a donné au travailleur la conviction qu'il s'épuise pour le seul profit de capitalistes qui ne lui en savent aucun gré, que sa classe et sa mission historique lui font un devoir d'accomplir sa tâche avec le moins d'ardeur possible.

          La théorie des salaires des protagonistes de la protection légale du travail était singulièrement déficiente. Ils traitaient avec une raillerie acerbe les arguments que Senior avait produits jadis contre la réglementation légale de la durée du travail, sans avoir rien de valable à opposer aux conclusions auxquelles il était parvenu dans l'hypothèse de conditions statiques. L'incapacité des théoriciens socialistes à comprendre les problèmes économiques apparaît surtout dans les écrits de Brentano. L'idée que le salaire est fonction du travail fourni lui est si étrangère qu'il en arrive à poser comme une « loi » qu'un salaire élevé entraîne une augmentation et un salaire bas une diminution du travail fourni, alors que de toute évidence dans la réalité c'est l'inverse qui se produit: on paie plus cher un travail supérieur, moins cher un travail inférieur(3). Et quand il ajoute que la réduction de la durée du travail est la cause et non la conséquence d'une efficacité plus grande du travail, son erreur n'est pas moins évidente.

          Marx et Engels, les pères du socialisme allemand, ont bien compris le rôle fondamental que la lutte pour la destruction du travail peut jouer dans la diffusion des idées destructionnistes. Dans l'Adresse inaugurale de l'Association international du Travail, il est dit de la loi anglaise des dix heures, qu'elle fut « non pas seulement un grand succès pratique, mais la victoire d'un principe. Pour la première fois la politique économique de la bourgeoisie était battue au grand jour par la politique économique de la classe ouvrière ».(4) Plus de vingt ans auparavant, Engels avait déjà avoué sans fard le caractère destructionniste du bill des dix heures. Il ne peut s'empêcher de reconnaître que les arguments que lui opposent les entrepreneurs ne sont pas entièrement dénués de valeur; il estime que le bill mettra l'industrie anglaise dans l'incapacité de soutenir la concurrence et qu'il pèsera sur les salaires. Mais il ne redoute pas ces conséquences. « Naturellement, ajoute-t-il, si la loi des dix heures devait être une mesure définitive, l'Angleterre serait ruinée; mais comme elle entraînera nécessairement à sa suite d'autres mesures qui orienteront l'Angleterre dans une voie entièrement différente de celle qu'elle a suivie jusqu'ici, elle constitue un progrès. »(5) Que l'industrie anglaise succombe devant la concurrence étrangère, et la révolution sera inévitable(6). Dans un écrit postérieur, il s'exprime ainsi à propos de la loi des dix heures: « Elle n'est plus simplement une tentative isolée pour paralyser le développement industriel; elle est un maillon d'une longue chaîne de mesures qui transforment l'esprit actuel de la société et qui suppriment peu à peu les oppositions de classes qui ont existé jusqu'ici; elle ne constitue pas une mesure réactionnaire, mais une mesure révolutionnaire »(7).

          On ne saurait attacher trop d'importance à la lutte pour la protection du travail. Marx et Engels ne se sont pas plus mépris sur les effets destructionnistes des différentes lois de protection du travail que ne l'ont fait leurs adversaires libéraux. Mais le destructionnisme chemine aussi par d'autres voies.

3. L'assurance obligatoire

          L'assurance sociale constitue la clef de voûte du programme de l'étatisme allemand. Mais même hors d'Allemagne on a pris l'habitude de considérer l'assurance du travail comme le couronnement de l'art politique et de la sagesse économique, et si les uns se lassaient pas d'en exalter les bienfaits, les autres lui reprochaient seulement de ne pas aller assez loin, de ne pas embrasser toutes les couches sociales et de ne pas accorder aux bénéficiaires tout ce qui, à leur sens, eût dû leur être accordé. L'assurance sociale devait avoir comme but suprême d'assurer à tout citoyen les soins nécessaires en cas de maladie et des ressources suffisantes en cas d'incapacité de travail résultant d'accident, de maladie ou de vieillesse ou lorsque l'ouvrier ne trouve pas de travail à des conditions à sa convenance.

          Aucune communauté organisée n'a laissé périr de faim les pauvres incapables de travailler. Il a toujours existé des institutions destinées à secourir les individus qui ne peuvent assurer leur existence par leurs propres moyens. Avec l'amélioration du bien-être général qui a accompagné le développement du capitalisme, l'assistance s'est clairement améliorée. Tandis qu'auparavant elle n'était qu'une charité à laquelle le pauvre n'avait aucun droit, elle est devenue un devoir de la collectivité. Des dispositions furent prises pour assurer l'assistance aux pauvres. Mais on se garda à l'origine de concéder au malheureux un droit légal absolu à cette assistance. On ne pensa pas davantage à lui ôter son caractère humiliant. Non pas d'ailleurs par dureté de coeur. Les discussions auxquelles a donné lieu la législation d'assistance anglaise ont montré qu'on avait conscience des dangers sociaux inhérents à toute extension de l'assistance.

          L'assistance sociale allemande et les institutions analogues qui existent dans d'autres États reposent sur des bases entièrement différentes. Les prestations sont un droit que l'intéressé peut revendiquer par les voies légales. Celui qui les réclame ne subit aucune atteinte dans la considération sociale dont il jouit. Il est pensionné de l'État au même titre que le roi ou ses ministres, ou les retraités, ou tous ceux qui ont conclu un contrat d'assurance. Il n'est pas douteux non plus qu'il est justifié à considérer les prestations qu'il reçoit comme la contrepartie de sa contribution personnelle. Car les cotisations d'assurance retombent toujours en définitive à la charge des salaires, qu'elles soient acquittées par les entrepreneurs ou par les ouvriers. Les sommes que l'entrepreneur doit verser constituent en effet elles aussi une charge qui abaisse la productivité-limite du travail et qui par là s'impute sur le salaire. Même lorsque le coût de l'assurance du travail est couvert par l'État, il est clair que directement ou indirectement l'ouvrier lui aussi doit en supporter sa part.
 

« L'idéologie socialiste a si bien réussi à obscurcir la nature des syndicats qu'il est difficile aujourd'hui de se représenter leur caractère et leur action sous leur aspect véritable. On est toujours enclin à considérer que le problème des associations ouvrières s'identifie avec le problème de la liberté d'association et du droit de grève. »


          Les idéologues qui défendent l'assurance sociale et les hommes d'État et politiciens qui l'ont réalisée considéraient la maladie et la santé comme deux états du corps humain radicalement différents, en tous cas aisés à distinguer sans erreur possible l'un de l'autre. La « santé » est pour eux un état dont les caractères sont nettement établis et peuvent faire l'objet du diagnostic de n'importe quel médecin. La « maladie » est un phénomène physique, indépendant de la volonté humaine et sur lequel celle-ci n'a aucune influence. Il existe des simulateurs qui peuvent, pour des raisons quelconques, feindre d'être malades; mais le médecin dispose des connaissances et des moyens nécessaires pour les dépister. L'homme sain a seul une capacité de travail entière; le malade une capacité plus ou moins réduite selon la gravité et la nature de la maladie et il appartient au médecin, en se basant sur les altérations physiologiques précises qu'il lui est possible de constater objectivement, d'évaluer sous la forme d'un pourcentage l'ampleur de la diminution subie par rapport à la capacité normale.

          Tout dans cette théorie est faux. Il n'existe pas de délimitation précise entre la santé et la maladie. La maladie n'est pas un phénomène indépendant de la volonté consciente et des forces spirituelles qui agissent dans l'inconscient. La capacité de travail d'un individu n'est pas uniquement fonction de son état physique; elle dépend pour une large part de son intelligence et de sa volonté. Dès lors toutes les affirmations selon lesquelles il serait possible au médecin de faire la distinction entre les malades et les simulateurs, entre ceux qui peuvent travailler et ceux qui ne le peuvent pas, apparaissent sans valeur. Si l'on a cru qu'on pouvait édifier l'assurance contre les accidents et la maladie sur la détermination sans risque d'erreur des maladies et blessures et de leurs conséquences, on a commis une erreur grave. L'élément destructionniste de l'assurance contre les accidents et la maladie réside avant tout dans le fait qu'elle multiplie les accidents et les maladies, qu'elle entrave la guérison, qu'elle provoque dans de nombreux cas les troubles fonctionnels qui en résultent, qu'elle les aggrave et les fait durer dans presque tous.

          L'assurance sociale a fait d'une maladie spéciale, la névrose traumatique, dont il avait déjà été question dans certains cas isolés à l'occasion de procès civils en dommages et intérêts, une maladie populaire. Nul ne conteste plus aujourd'hui qu'elle soit une conséquence des lois sociales. La statistique a fourni des preuves surabondantes que les blessures des personnes ayant droit aux prestations de l'assurance sociale, mettent beaucoup plus longtemps à guérir et que les troubles fonctionnels qu'elles entraînent sont à la fois plus graves et plus durables. L'assurance contre la maladie entretient la maladie. Les observations des médecins comme les données de la statistique confirment que les maladies et les blessures chez les employés et fonctionnaires comme chez les assurés sociaux guérissent beaucoup moins vite que chez les personnes appartenant à des professions libérales ou qui ne profitent pas des avantages de l'assurance. Le désir et la nécessité de recouvrer rapidement la santé pour pouvoir reprendre son travail favorisent la guérison d'une façon extraordinaire et même objectivement constatable(8).

          Se sentir bien portant et l'être au sens médical du mot sont deux choses différentes et la capacité de travail d'un individu est dans une large mesure indépendante de la capacité physiologique de ses divers organes telle qu'on peut la déterminer et la mesurer médicalement. L'individu qui ne veut pas être bien portant n'est pas simplement un simulateur, c'est déjà un malade; quand on supprime chez un homme la volonté de se bien porter et de travailler, on le rend malade et incapable de travailler; quand on affaiblit cette volonté, on porte atteinte à sa santé et à sa capacité de travail. C'est ce que fait l'assurance sociale et c'est pourquoi elle crée des malades et des invalides; elle provoque un état d'esprit récriminateur, qui est déjà en lui-même une névrose, et d'autres névroses encore; bref, c'est une institution qui contribue à provoquer des maladies et bien souvent aussi des accidents et à aggraver sensiblement les conséquences physiques et psychiques des accidents et des maladies. En tant qu'institution sociale, elle rend une nation physiquement et moralement malade et elle contribue tout au moins à multiplier les maladies, à les faire durer et à les aggraver.

          Les facteurs psychiques qui, chez l'homme comme chez tout être vivant, entretiennent la volonté de vivre et d'agir ne sont pas indépendants de la situation sociale de l'individu. Cette situation peut les fortifier comme elle peut aussi les affaiblir. Elle est de nature, chez les membres d'une tribu de Bédouins vivant de la chasse, à les stimuler. Il en va de même, encore qu'elle soit toute différente, chez le citoyen d'une société capitaliste fondée sur la propriété privée des moyens de production. Au contraire, une organisation sociale qui permet à l'individu de vivre sans travailler ou en ne fournissant qu'un travail réduit sans que son revenu s'en trouve sensiblement entamé à la seule condition que sa capacité de travailler se trouve diminuée par la maladie ou par un accident, une telle société paralyse ces facteurs psychiques. Les choses ne sont pas aussi simples qu'elles paraissent à la pathologie naïve du médecin militaire ou du médecin des prisons.

          L'assurance sociale a fait de la névrose des assurés la plus dangereuse maladie du peuple. En développant l'assurance, on propagera également la maladie. À ce mal, aucune réforme ne saurait remédier. Il est impossible d'affaiblir ou de supprimer la volonté d'être bien portant chez l'individu, sans provoquer la maladie.
 

4. Les syndicats

          Le problème fondamental pour qui veut juger les conséquences économiques et sociales du syndicalisme est de savoir si, dans une économie capitaliste, le travail peut parvenir à assurer par l'association et par des conventions collectives, des salaires élevés à tous les travailleurs de façon durable. À cette question, l'économie politique ‒ aussi bien l'économie classique (y compris son aile marxiste) que l'économie moderne (y compris également son aile socialiste) ‒ répond catégoriquement par la négative. L'opinion publique croit que les faits ont démontré que le syndicalisme est capable d'améliorer la condition des travailleurs parce que le niveau de vie des masses s'est élevé d'une façon continue au cours du dernier siècle. Mais les économistes expliquent tout autrement ce fait. Selon eux cette amélioration doit être attribuée aux progrès du capitalisme, à l'accumulation progressive du capital, et à l'accroissement de la productivité marginale du travail qui en est la conséquence. Et sur ce point, il est hors de doute que les vues des économistes, confirmées qu'elles sont par le cours actuel des événements, méritent plus de crédit que la foi naïve de gens dont les raisonnements reposent sur le sophisme: post hoc, ergo propter hoc. Il est vrai que cette question essentielle a été entièrement méconnue par des milliers de dirigeants ouvriers de valeur qui ont consacré leur vie à l'organisation des syndicats, et par d'éminents philanthropes qui ont considéré le syndicalisme comme la pierre angulaire de la société future. La tragédie de l'âge capitaliste vient de ce que cette conception était fausse: en se développant le syndicalisme devint l'arme principale de la politique destructionniste. L'idéologie socialiste a si bien réussi à obscurcir la nature des syndicats qu'il est difficile aujourd'hui de se représenter leur caractère et leur action sous leur aspect véritable. On est toujours enclin à considérer que le problème des associations ouvrières s'identifie avec le problème de la liberté d'association et du droit de grève. Mais la question ne se pose plus; depuis des dizaines d'années, aucune législation ne refuse plus aux travailleurs la liberté de se grouper en associations et le droit de cesser le travail, même en violation des contrats car le fait que cette violation puisse entraîner pour l'ouvrier une obligation juridique à répartition n'a pratiquement aucune importance. Même les partisans les plus acharnés du destructionnisme ont à peine osé réclamer pour le travailleur le droit de violer à sa guise les obligations contractuelles. Quand dans ces dernières années certaines nations et parmi elles la Grande-Bretagne, berceau du syndicalisme moderne, ont essayé de limiter la puissance des syndicats, ce ne fut pas dans le but de supprimer ce qu'elles considéraient comme l'action non politique du syndicalisme. L'acte de 1927 tenta de déclarer illégales les grèves générales et les grèves de sympathie. Mais il ne mettait en question ni la liberté d'association ni le droit de faire grève pour obtenir de meilleurs salaires.

          La grève générale a toujours été considérée aussi bien par ses partisans que par ses adversaires comme un acte révolutionnaire, voire comme la révolution elle-même. L'essence de la grève générale est la paralysie plus ou moins grande qu'elle provoque dans la vie économique de la collectivité en vie d'atteindre certaines fins. La puissance que peut avoir une grève générale est apparue lorsque le putsch de Kapp en Allemagne, soutenu cependant à la fois par l'armée régulière et par des forces illégales considérables qui avaient contraint le gouvernement à s'enfuir de la capitale, fut mis en échec en quelques jours par la grève générale. Dans cette circonstance, l'arme que constitue la grève générale servit à la défense de la démocratie. Mais que l'on approuve ou non cette attitude politique de la classe ouvrière organisée, cela est sans importance. Le fait essentiel est que, dans un pays où le syndicalisme est assez fort pour déclencher une grève générale, le pouvoir suprême est entre les mains des syndicats et non du parlement ou du gouvernement qui en dépend. C'est parce qu'ils avaient compris le sens véritable du syndicalisme et de son action que les syndicalistes formulèrent la théorie selon laquelle la violence constitue le moyen auquel les partis politiques doivent recourir pour s'emparer du pouvoir. Il ne faut jamais perdre de vue que la philosophie de la violence qui s'est substituée à la doctrine conciliatrice du libéralisme et de la démocratie a été à son origine une philosophie des syndicats ouvriers comme le mot syndicalisme même l'indique. La glorification de la violence qui caractérise la politique du soviétisme russe, du fascisme italien et du nazisme allemand et qui aujourd'hui menace tous les gouvernements démocratiques est sortie des leçons du syndicalisme révolutionnaire. Ce qui constitue l'essence du problème syndicaliste, c'est la prétention des syndicats d'imposer la grève. Les associations ouvrières revendiquent le droit s'empêcher de travailler tous ceux qui refusent de se joindre à eux ou qu'il ne leur plaît pas d'accueillir. Ils revendiquent le droit d'interrompre le travail à leur guise et d'empêcher d'autres ouvriers de prendre la place des grévistes. Ils revendiquent le droit d'empêcher et de punir par la force toute infraction à leurs décisions et de prendre toutes dispositions pour organiser cette action violente et en assurer le succès.

          À mesure que ses dirigeants prennent de l'âge, tout groupement devient plus pondéré et plus réfléchi. Les groupements de combat perdent alors leur esprit agressif et leur aptitude à abattre l'adversaire par une action rapide. Les armées des puissances militaristes, en particulier de l'Autriche et de la Prusse, ont à plusieurs reprises fait l'expérience de la difficulté qu'on éprouve à vaincre avec de vieux généraux. Les associations ouvrières ne font pas exceptions à cette règle. C'est ainsi que les syndicats anciens et bien organisés ont souvent perdu pour un temps une partie de leur ardeur destructionniste et de leur capacité d'action. De facteur de destruction, ils devenaient momentanément un facteur de conservation lorsqu'ils s'opposaient à la rage destructrice de jeunes exaltés. C'est là le reproche que les extrémistes faisaient aux syndicats et l'argument dont au contraire se servaient parfois ces derniers lorsqu'il s'agissait de gagner le concours des couches non socialistes de la population pour imposer le syndicalisme obligatoire. Mais ces trêves dans la lutte destructionniste syndicale ont toujours été de courte durée. Ce sont toujours en définitive les partisans de la lutte intégrale contre l'organisation capitaliste de la société qui l'ont emporté. Ou bien ils ont réussi à supplanter les vieux chefs syndicalistes, ou bien ils ont créé de nouvelles organisations à la place des anciennes. Il n'en pouvait être autrement. Car l'idée qui a présidé à la formation des syndicats ouvriers fait qu'ils ne peuvent être autre chose que des instruments de lutte. Nous avons montré que le lien syndical qui unit les travailleurs est uniquement l'idée de la lutte pour la destruction de l'ordre social fondé sur la propriété fondé sur la propriété privée des moyens de production. Ce n'est pas seulement l'action des syndicats qui est destructionniste; l'idée même qui est à leur base l'est déjà.

          Le fondement du syndicalisme est l'adhésion obligatoire au syndicat. Les ouvriers se refusent à travailler avec des gens qui n'adhèrent pas à une organisation reconnue par eux et ils imposent par la menace de la grève et au besoin par la grève elle-même l'exclusion des travailleurs non organisés. Il arrive aussi que ceux qui se refusent à adhérer à l'organisation sont contraints de le faire par des vexations. Il est inutile d'insister sur la violence effroyable qui est faite à la liberté personnelle de l'individu par de tels procédés. Tous les sophismes des avocats du destructionnisme syndical n'ont pas réussi à rassurer sur ce point l'opinion publique. Lorsque de temps à autre se produisent des cas particulièrement criards de violences faites à des travailleurs non organisés, même les journaux qui par ailleurs sont plus ou moins aux côtés des partis de destruction ne cachent pas leur mécontentement.

          L'arme des syndicats est la grève. Il faut avoir bien présent à l'esprit que toute grève est un acte de coercition, une contrainte exercée par la violence contre tous ceux qui tentent de s'opposer aux desseins des grévistes. Toute grève est terrorisme. Car le but de la cessation du travail serait absolument impossible à atteindre s'il était loisible à l'entrepreneur d'embaucher d'autres ouvriers à la place des grévistes ou si une partie seulement des travailleurs faisait grève. Tout le droit syndical se ramène à la possibilité pour les ouvriers d'employer la violence contre les briseurs de grève. Il n'est pas nécessaire d'exposer de quelle manière les syndicats ont su s'arroger ce droit dans les différents États. Il suffit de constater qu'ils l'ont obtenu partout au cours des dernières décades moins par l'assentiment explicite de la loi que par la tolérance tacite des autorités et des tribunaux. Depuis des années, il n'est plus guère possible en Europe de faire échouer une grève en embauchant des briseurs de grève. Pendant longtemps on avait du moins réussi à écarter la grève dans les chemins de fer, les entreprises d'éclairage, les services d'eau et les entreprises les plus importantes de ravitaillement des villes. Mais là aussi le destructionnisme a fini par remporter une victoire complète; les syndicats peuvent, s'il leur plaît, contraindre les villes et les États à se plier à leur volonté en les privant de vivres, d'eau et de chauffage ou en les plongeant dans l'obscurité. Ils peuvent empêcher l'impression des écrits qui ne leur plaisent pas; ils peuvent s'opposer au transport postal d'imprimés et de lettres qui n'ont pas leur agrément. Lorsqu'ils le veulent, les ouvriers peuvent pratiquer en toute quiétude le sabotage, endommager les instruments de travail et les marchandises et effectuer leur travail d'une façon si lente et si défectueuse qu'il perd toute valeur.

          La fonction destructionniste du syndicalisme n'a jamais été contestée sérieusement. On n'a jamais réussi à édifier une théorie des salaires démontrant que les associations syndicales permettent d'obtenir un relèvement durable du revenu réel des travailleurs. Il est bien certain que Marx lui-même était fort éloigné d'attribuer aux syndicats une action sur les salaires. Dans un discours qu'il a prononcé en 1865, au congrès général de l'Internationale, il s'est efforcé d'amener ses camarades d'opinion à se joindre au mouvement syndicaliste(9). Quelles raisons l'ont poussé à agir ainsi, ses premières paroles l'indiquent immédiatement. L'idée qu'un relèvement des salaires ne peut être obtenu par la grève ‒ idée soutenue en France par les disciples de Proudhon et par ceux de Lassalle en Allemagne ‒ lui apparaît comme « extrêmement impopulaire dans la classe ouvrière ». Mais le grand tacticien qui, une année auparavant avait su, dans « l'Adresse Inaugurale » réunir dans un programme homogène les vues les plus diverses sur la nature, les fins et les devoirs du mouvement ouvrier et qui veut cette fois lier le mouvement syndical à l'Internationale, emploie toutes ses forces à mettre en relief tous les arguments en faveur du syndicalisme. Pourtant même dans ce discours il se garde bien d'affirmer que les syndicats peuvent permettre d'améliorer directement la situation économique des travailleurs. Selon lui, la tâche primordiale des syndicats est la lutte contre la société capitaliste. Le rôle qu'il assigne aux syndicats ne permet aucun doute sur la nature des effets qu'il attend de leur intervention. « À la devise des conservateurs: un juste salaire pour un juste travail, il faut substituer sur les bannières syndicalistes la formule révolutionnaire: suppression du salariat... Les syndicats manquent en général leur but en se bornant à mener contre le système économique actuel une guerre de guérilla au lieu de travailler simultanément à sa transformation et d'employer leur force organisée comme un levier pour l'émancipation finale de la classe ouvrière, c'est-à-dire l'abolition du salariat. »(10) Il eût été difficile à Marx de dire avec plus de netteté qu'il ne considérait les syndicats que comme des instruments devant servir à la destruction de la société capitaliste. Il restait aux économistes réalistes et aux révisionnistes marxistes à affirmer que les syndicats sont capables de relever d'une façon durable les salaires au-dessus du niveau auquel ils seraient restés sans leur intervention. Il est inutile de discuter cette assertion car aucune tentative n'a jamais été faite pour en faire une véritable théorie. Elle est demeurée une simple affirmation qu'on n'a pas cherché à étayer au moyen d'une théorie économique ou d'une preuve quelconque.

          La politique syndicale de la grève, de la violence et du sabotage n'a pas apporté la moindre contribution à l'amélioration du sort des travailleurs(11). Elle a simplement concouru à ébranler dans ses fondements l'édifice que l'économie capitaliste avait construit et dans lequel le sort de tous, y compris celui du travailleur le plus pauvre, allait en s'améliorant de jour en jour. Mais elle n'a pas non plus travaillé dans l'intérêt du socialisme, mais dans celui du syndicalisme.

          Lorsque les travailleurs des entreprises dites « non vitales » réussissent à obtenir dans la lutte pour le salaire des avantages qui élèvent leur rémunération à un niveau supérieur à celui résultant de la situation du marché, les effets de ce déséquilibre déclenchent sur le marché des mouvements qui finissent par rétablir l'équilibre rompu.

          Mais quand ce sont des travailleurs des entreprises vitales qui imposent par la grève ou la menace de grève un relèvement de leurs salaires ainsi que tous les droits que le reste des travailleurs revendiquent dans la lutte pour le salaire, les choses se présentent différemment. Il serait erroné de dire que ces travailleurs s'assurent ainsi un monopole, car il s'agit ici de tout autre chose que d'un monopole économique. Quand les employés de toutes les entreprises de transport cessent le travail et interdisent à quiconque de s'opposer en quoi que ce soit à leurs desseins, ils s'érigent en tyrans absolus dans le domaine où s'exerce leur action. On peut estimer qu'ils n'usent en fait qu'avec mesure de leur pouvoir, mais cela ne change en rien le fait qu'ils détiennent ce pouvoir. Le pays se trouve alors divisé en deux camps: ceux qui appartiennent aux syndicats des branches vitales de la production et dont la puissance est sans limite et le reste de la population, qui ne comprend plus que des esclaves privés de tout droit. On arrive ainsi à « la domination par la force exercée par les travailleurs absolument indispensables sur les autres classes ».(12)

          Et puisqu'il est une fois encore question de puissance, qu'il nous soit permis de rechercher à nouveau sur quoi cette puissance comme toute puissance repose. La puissance des travailleurs organisés en syndicats, devant laquelle le monde tremble aujourd'hui, n'a pas des fondements différents de ceux qu'eut de tout temps la tyrannie; elle aussi n'est que le produit d'idéologies humaines. Pendant des dizaines d'années, on a enfoncé dans le cerveau des hommes cette idée que le groupement des travailleurs en syndicats est une chose nécessaire, conforme à l'intérêt de l'individu comme à celui de la collectivité, que seul l'égoïsme criminel des exploitants peut s'aviser de combattre les coalitions, que dans les grèves le droit est toujours du côté des grévistes, qu'il n'existe pas d'action plus déshonorante que celle des briseurs de grève, et que les efforts pour protéger ceux qui veulent travailler sont contraires à l'intérêt de la société. La génération qui a grandi au cours des dernières décades a appris depuis son enfance que le devoir social le plus important était l'adhésion à une organisation syndicale; elle a été habituée à considérer la grève comme une sorte d'action sainte, une sorte de fête sociale consacrée. Toute la puissance des organisations ouvrières a son origine dans cette idéologie. Elle s'effondrera le jour où la doctrine de l'action bienfaisante du syndicalisme dans la société fera place à d'autres conceptions de ses effets. Aussi comprend-on pourquoi les syndicats les plus puissants sont contraints de n'employer leur force qu'avec circonspection: en abusant de leur puissance, ils inciteraient à réfléchir à la nature et aux effets du syndicalisme, à réviser et à condamner les thèses traditionnelles. Mais il en a toujours été et il en sera toujours ainsi de tous les détenteurs du pouvoir et il n'y a rien là qui soit particulier aux syndicats.

          Il est bien clair en effet que si l'on s'avisait une bonne fois de soumettre à une critique approfondie le droit des travailleurs des entreprises vitales à faire grève, c'en serait bientôt fait de toute la doctrine syndicaliste et de la prétention d'imposer la grève et ce seraient les associations créées pour faire échec aux grèves, comme par exemple le « Service Public », qui recueilleraient l'approbation que le public réserve aujourd'hui encore aux grévistes. Il se peut que dans les luttes qui pourraient en résulter la société périsse. Mais une chose est certaine, une société qui voudrait réaliser le syndicalisme en se conformant aux conceptions qui ont cours aujourd'hui serait condamnée à se désagréger dans le plus bref délai.

 

1. Voyez la critique de cette légende dans Hutt, op. cit., pp. 91 sqq.
2. Brentano qui, par ailleurs, exagère démesurément les effets de la protection légale du travail, est obligé lui-même de le reconnaître: « La machine imparfaite avait remplacé le père de famille par le travail de l'enfant... La machine parvenue à son développement complet charge à nouveau le père de famille du soin de nourrir les siens et renvoie les enfants à l'école... Avec elle des travailleurs adultes redeviennent nécessaires, des travailleurs qui soient capables, grâce à des conditions d'existence meilleures, de satisfaire aux exigences accrues des machines. » (Cf. Brentano, Über das Verhältnis von Arbeitslohn und Arbeitszeit zur Arbeitsleistung, 2e édition, Leipzig, 1893, p. 43).
3. Cf. Brentano, op. cit., pp. 11, 23 sqq.; Brentano, Arbeitszeit und Arbeitslohn nach dem Kriege, iéna, 1919, p. 10; Stucken, Theorie der Lohnsteigerung (Schmollers Jahrbuch, 45e année, pp. 1152 sqq.).
4. Cf. Die Inauguraladresse der Internationalen Arbeiterassoziation, édité par Kautsky, Stuttgart, 1922, p. 27.
5. Cf. Engels, Die Lage der arbeitenden Klasse in England, 2e édition, Suttgart, 1892, p. 178.
6. Cf. Ibid., p. 297.
7. Cf. Engels, Die englische Zehnstundenbill (Aus dem literarischen Nachlass von Karl Marx, Friedrich Engels und Ferdinand Lassalle, op. cit., t. III, p. 393.)
8. Cf. Liek, Der Art und seine Sendung, 4e édit., Munich, 1927, p. 54, et Liek, Die Schäden der sozialen Versicherungen, 2e édit., Munich, 1928, pp. 17 sqq.; ainsi qu'une littérature médicale qui s'augmente chaque jour.
9. Ce discours, traduit en allemand par Bernstein, a été publié sous le titre Lohn-Preis und Profit. Les citations sont empruntées à la 3e édition parue à Francfort en 1910.
10. Cf. Ibid., p. 46.
11. Cf. Adolf Weber, Der Kampf zwischen Kapital und Arbeit, 3e et 4e édit., Tübingen, 1921, pp. 384 sqq.; Robbins, Wages, Londres, 1926, pp. 58 sqq.; Hutt, The Theory of Collective Bargaining, Londres, 1930, pp. 1 sqq.; et ma Kritik des Interventionismus (Trad. fr.: Critique de l'interventionnisme), Iéna, 1929, pp. 12 sqq.; 79 sqq.; 133 sqq.
12. Cf. Kautsky, cité par Dietzel, Ausbeutung der Arbeiterklasse durch Arbeitergruppen (« Deutsche Arbeit », 4e année, 1919, pp. 145 sqq).

 

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