Rousseau, Voltaire et le luxe* (Version imprimée)
par Damien Theillier**
Le Québécois Libre, 15 février
2012, No 297.
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Rousseau et la condamnation du luxe

L'année 2012 sera celle du tricentenaire de la naissance de Rousseau. Alors que de nombreuses commémorations se préparent, il faut se rappeler que Rousseau fut l’inspirateur d’une philosophie sociale qui imprègne encore nos mentalités et notre culture politique. Ainsi, l’inquiétude née face aux progrès technoscientifiques et à leurs possibles dérives, ou face à la progression des inégalités sociales, tend à nous faire penser que le luxe serait dangereux, voire immoral. Il n’est pas rare d’entendre tel homme politique réclamer à haute voix une régulation des richesses et une condamnation du luxe. Si la rhétorique anti-luxe est politiquement « payante », à droite comme à gauche, c’est bien parce que Jean-Jacques Rousseau lui a donné ses lettres de noblesse.

Voltaire et Rousseau étaient tous les deux partisans d’un régime républicain. Leurs idées ont eu une influence durable sur la Révolution française et sur la vie politique des siècles suivants. Pourtant ils n’ont cessé de se combattre et de se haïr, notamment à propos du luxe.

Pour Rousseau, le luxe, les sciences, les arts et le commerce, promus par les philosophes détruisent la vertu du citoyen

La thèse de Rousseau dans le Discours sur les sciences et les arts (1750) est que la corruption des moeurs accompagne toujours le développement des sciences et des arts. Autrement dit, le luxe nourrit les inégalités et détourne les hommes de leur devoir. Il écrit: « on a de tout avec de l’argent, hormis des moeurs et des citoyens ». Le luxe prend racine dans une société lorsque les citoyens donnent libre cours à leurs désirs individuels de confort et de richesses. Ces désirs créent des inégalités entre les citoyens en plus d’affaiblir leur dévouement au bien commun.

Dès le début de son Discours, Rousseau souligne que « le luxe est diamétralement opposé aux bonnes moeurs ». Il produit « la corruption du goût », le déclin du « vrai courage » et « des vertus militaires ». Les hommes sont devenus « mous et efféminés ». Il écrit: « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Et encore: « Les anciens politiques parlaient sans cesse de moeurs et de vertu; les nôtres ne parlent que de commerce et d'argent. »

Ainsi les Romains de l’âge impérial ont abandonné la grandeur militaire et la liberté de l’époque républicaine au profit des « funestes arts » (Discours sur les sciences et les arts, 17). Le luxe ouvre donc la voie au despotisme et à l’esclavage en détruisant la vertu civique.

La vertu civique serait le socle d’une bonne société

Au contraire, selon Rousseau, la vertu qui fonde l’égalité entre les hommes serait le moyen d’arriver au bonheur, c’est-à-dire à un peuple souverain. Être vertueux, c’est sacrifier son intérêt particulier à l’intérêt général, c’est se dévouer « pour la patrie, pour les malheureux et pour ses amis ».

Quelles limites faudrait-il alors fixer au luxe? La réponse de Rousseau est que « tout est source de mal au-delà du nécessaire physique. La nature ne nous donne que trop de besoins; et c'est au moins une très haute imprudence de les multiplier sans nécessité, et de mettre ainsi son âme dans une plus grande dépendance ». Par conséquent, selon lui: « l'une des fonctions les plus importantes du gouvernement est de prévenir l'extrême inégalité des fortunes. » Les impôts doivent être conçus de manière à construire une société juste à travers l'éradication de la consommation superflue.

Perspectives critiques

Rousseau est un partisan déclaré de la société administrée et gouvernée par des « sages » législateurs, qui seraient des hommes « supérieurs ». L'idée que la société peut être façonnée, pétrie suivant un modèle idéal, n'a pas, à l’époque moderne, d’avocat plus déterminé que lui (et Robespierre à sa suite). L’une des thèses fondamentales du Premier Discours est qu’il faut laisser la pratique des sciences et des arts à ces hommes « supérieurs » qui savent bien les utiliser, c’est-à-dire aux « sages ». Les autres, les hommes ordinaires, devraient s’en éloigner et rechercher la vertu.

Il y a aussi chez lui une erreur économique fondamentale que Mises a appelé le « sophisme de Montaigne » (Human Action). À propos du commerce, Michel de Montaigne a soutenu dans ses Essais qu’« il ne se fait aucun profit qu’au dommage d’autrui » (Montaigne, Essais, I, 22). Or Rousseau écrit: « le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres: mais, s'il n'y avait point de luxe, il n'y aurait point de pauvres. » Et il ajoute « le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, et en fait périr cent mille dans nos campagnes » (Dernière réponse, OEuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, tome 3, page 79, note de bas de page). Autrement dit, le commerce serait un jeu à somme nulle où les gains des uns impliqueraient les pertes des autres. Rousseau hérite de la vision mercantiliste de l’échange, celle de Montaigne précisément, comme une guerre qui produirait des gagnants et des perdants.

Voltaire et l'éloge du luxe

À gauche comme à droite, certains candidats à la présidentielle nous ressortent une vieille recette fiscale: le relèvement de la TVA au taux majoré (33,3%) des biens ou produits de luxe: caviar, parfumerie, perles fines et pierres précieuses, fourrures etc. Passons sur l’aberration fiscale d’une telle mesure, aux effets pervers bien connus. La querelle du luxe est bien plus qu’un débat sur le commerce et la richesse. C’est une querelle philosophique à propos des sciences, des arts et du progrès en général.

La question philosophique sous-jacente est de savoir si les progrès de la technique et de l’industrie contribuent au bonheur et au bien-être de l’homme ou au contraire à sa perte. La frugalité est-elle une vertu et le luxe un vice? Le luxe dispose-t-il à la corruption des moeurs ou bien au contraire adoucit-il les moeurs? Au XVIIIe siècle, Voltaire et Rousseau se sont vigoureusement opposés sur cette question.

Voltaire a écrit les Lettres Philosophiques (1734) pour critiquer les mentalités françaises sur les plans religieux, politique, économique ou encore scientifique. Il s’agit de la première critique radicale de l’Ancien Régime. Voltaire propose un nouveau partage des pouvoirs politiques calqué sur le modèle britannique, il défend les classes moyennes face aux privilégiés et aux aristocrates.

Ce qui constitue le bonheur d’un individu ou d’une nation pour Voltaire, c’est un régime dans lequel les hommes vivent en paix les uns avec les autres, dans un certain confort matériel. C’est pourquoi, une société est d’autant plus libre et heureuse qu’elle est fondée sur le commerce au sens de l’échange économique.

Trois points sont à considérer selon Voltaire:

          1° le bonheur d’une nation nécessite une vie matérielle aisée qui favorise les arts;
          2° le luxe et le commerce qui l’engendre sont garants des libertés;
          3° enfin le commerce est bon parce qu’il promeut des rapports civilisés et donc pacifiques entre les hommes.

Le luxe engendre le confort et les arts

Voltaire consacre une partie de ses Lettres philosophiques aux arts. Les arts rendent la vie plus belle et plus agréable. Ils doivent donc être cultivés. Selon lui, la grandeur et le bonheur d’une société se juge par l’état de ses arts. Quatre âges se sont distingués par le perfectionnement de leurs arts, écrit-il: les siècles d’Alexandre, d’Auguste, des Médicis et de Louis XIV.

Or, le développement intellectuel et artistique n’existe que dans une nation prospère. L’abondance est la mère des arts selon Voltaire. C’est pourquoi le commerce est un moteur du progrès historique. De plus, le confort qu’il procure est en lui-même une source de bonheur.

Prospérité et liberté

Dans sa Dixième Lettre (Sur le commerce), Voltaire associe commerce, prospérité et liberté dans un cercle vertueux: le commerce enrichit les citoyens; la richesse les rend libres; la liberté étend le commerce et ainsi la nation s’enrichit encore davantage. Mais il y a plusieurs types de libertés selon Voltaire.

Le commerce est la source d’une première liberté, la liberté individuelle, que Voltaire appelle la liberté de propriété. Par exemple, les paysans anglais possèdent des vêtements, des bestiaux, une maison confortable et personne ne peut leur enlever arbitrairement la possession de ces biens. En s’enrichissant par le commerce, les citoyens augmentent leur niveau de vie et, de cette façon, deviennent moins dépendants de la nature: ils ne luttent plus pour le nécessaire et vivent plutôt dans le superflu.

Mais la liberté désigne aussi l’équilibre des pouvoirs, c’est la liberté politique. Pour Voltaire, la reconnaissance sociale des commerçants pourrait avoir pour effet d’apporter un partage plus équitable du pouvoir. Il donne l’exemple de l’Angleterre où la monarchie est désormais tempérée dans ses prérogatives par le Parlement, depuis l’action des révolutionnaires constitués surtout de commerçants. Là encore il y a une sorte de cercle vertueux: la liberté de propriété permet de s’enrichir et le luxe permet aux classes moyennes de participer au pouvoir. La liberté politique renforce à son tour la liberté individuelle, car sans la liberté politique, les commerçants comme les paysans ne seraient pas libres de jouir des biens qu’ils ont gagnés à la sueur de leur front.

Le commerce engendre la paix civile

Le commerce favorise la tolérance religieuse qui est une composante essentielle de la paix civile et donc du bonheur selon Voltaire. Malgré leurs différences confessionnelles, les hommes qui commercent ont tous un même objet au centre de leurs préoccupations: le profit. Or la recherche commune du profit entraîne la coopération et le respect des opinions d’autrui, en particulier de ses croyances religieuses.

Dans la Sixième lettre, Voltaire donne l’exemple de la Bourse de Londres. En ce haut lieu du commerce international, « le juif, le mahométan et le chrétien » font des affaires ensemble, « comme s’ils étaient de la même Religion ». Ils ne donnent « le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ». Le passage vaut la peine d’être cité tout entier tellement il est fameux:

« Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l'utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l'un avec l'autre comme s'ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu'à ceux qui font banqueroute; là, le presbytérien se fie à l'anabaptiste, et l'anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire; celui-ci va se faire baptiser dans une grande cuve au nom du Père par le Fils au Saint-Esprit; celui-là fait couper le prépuce de son fils et fait marmotter sur l'enfant des paroles hébraïques qu'il n'entend point; ces autres vont dans leur église attendre l'inspiration de Dieu, leur chapeau sur la tête, et tous sont contents ».

Le commerce réunit donc les hommes autour d’une « même religion », le profit, une religion pacifique.

Concluons par ce jugement de Voltaire sur Rousseau: « Si l'on entend par luxe tout ce qui est au-delà du nécessaire, le luxe est une suite naturelle des progrès de l'espèce humaine; et, pour raisonner conséquemment, tout ennemi du luxe doit croire avec Rousseau que l'état de bonheur et de vertu pour l'homme est celui, non de sauvage, mais d'orang-outang. » (Dictionnaire de philosophie)

À lire pour approfondir: Encyclopédie thématique Jean-Jacques Rousseau | Mémoire de maîtrise | La Querelle du luxe au XVIIIe

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* Ce texte a été publié en deux parties les 16 et 30 janvier 2012 sur 24hGold. ** Damien Theillier est président de l'Institut Coppet et professeur de philosophie à Paris.