Montréal, 15 avril 2012 • No 299

 

Jean-Philippe L. Risi habite Québec où il est étudiant à l'Université Laval.

 

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Des citrons et des médecins :
le contrôle étatique de l'offre en médecine

 

par Jean-Philippe L. Risi

 

          L'achat d'une voiture d'occasion est une aventure assez risquée. En effet, on ne sait jamais vraiment sur quoi l'on va tomber, puisque la qualité de l'automobile n'est pas directement observable par l'acheteur. Qui plus est, ce n'est pas pour rien si les vendeurs ont mauvaise réputation; il leur est en effet avantageux de cacher les vices de leurs citrons pour faire des ventes juteuses au détriment des consommateurs mal renseignés.

 

          C’est ce qu’on appelle un marché avec asymétries d’information. Selon la théorie économique(1), si le consommateur ne peut pas lui-même évaluer la qualité du produit, le marché pourra difficilement évincer les mauvais producteurs, tandis que les meilleurs seront sous-évalués. Ce modèle s’applique à la pratique médicale puisque le patient est rarement bien informé sur son état avant son examen et peut difficilement évaluer l'impact qu'aura le docteur sur sa santé. Pour régler le problème, l'exercice de la médecine est régulé par des organismes afin d'assurer une qualité optimale. Cet argument a été énoncé pour la première fois(2) par Kenneth Arrow (lauréat Nobel d’économie) et est fréquemment cité pour démontrer qu'une réglementation de l'État dans l'offre des soins est essentielle.

          Ceci étant dit, les études ci-haut font certaines mises en garde. Premièrement, le contrôle de la qualité est assez difficile à appliquer; le manque d’information étant la cause initiale du mauvais fonctionnement du marché, on voit mal comment des organismes centralisés peuvent améliorer la situation. De plus, il ne faut pas que des magistrats finissent par dicter une qualité uniforme pour chaque acte; cela reviendrait à contraindre les gens à tous acheter la même prime d’assurance, ce qui ne donne certainement pas un résultat optimal. Finalement, il y a un sérieux conflit d’intérêts à laisser une industrie se réguler elle-même, considérant que le niveau de qualité fixé risque d'être trop grand afin de pouvoir empocher une grande prime d'assurance. En tenant compte de ces faits, on peut se demander si la gestion de l'offre médicale par le gouvernement est optimale.
 

Les barrières à l’entrée de la profession médicale

          Au Québec, c’est le gouvernement provincial qui décide par décret du nombre de nouveaux candidats dans les facultés de médecine. Le processus est opaque, mais une analyse du Sénat français permet de comprendre que la « politique triennale des nouvelles inscriptions dans les programmes de formation doctorale en médecine » regroupe surtout des fédérations médicales, et peu d'instances externes pouvant représenter des économistes ou des contribuables.

          Il est également curieux de remarquer que certains pays vont limiter le nombre d’entrées non pas pour préserver la qualité et ne prendre que les meilleurs étudiants, mais bien pour limiter les dépenses d'un système d’assurance publique(3). On a vu récemment cet argument être avancé en Belgique(4) pour encourager l'apparition du numerus clausus. En effet puisqu'un système gratuit encourage la surconsommation du service, limiter l'offre est une politique qui permet de ramener la quantité transigée à l'équilibre. Mais, au final, on peut se demander quel est l'impact à long terme de cette méthode de fonctionnement?
 

          Comme on peut le constater sur ce graphique(5), les nations où le nombre de médecins n’est pas encadré par l'État (on laisse faire les universités plutôt que d’imposer un nombre) sont en bien meilleure position pour répondre au vieillissement de la population.

          Et ce n'est pas pour rien: la prévision de l'offre médicale est un sujet très complexe et propice à l'erreur. Par exemple au début des années 1990, l’American Medical Association prévoyait un surplus de spécialistes de 15% à 30%  pour l’an 2000 et recommandait conséquemment une baisse des admissions. La prévision ratée fit surface 10 années plus tard quand tout indiquait une pénurie(6) et l'AMA changea de position. Une prévision similaire a été faite au Canada au début des années 1990(7), et on en récolte aujourd'hui les conséquences: on constate des pénuries d’effectifs malgré les améliorations récentes.

          En fait, la lourdeur des études nécessaire à l'obtention du permis d'exercice est également une importante source de friction. En raison de leur durée de temps élevé (10 ans), la rapidité d'adaptation des marchés (ou du gouvernement) à un déséquilibre d'offre et de demande est sérieusement limitée.

          Bref, on ne peut pas conclure à une théorie de conspiration selon laquelle le Collège des médecins limite l'accès à la profession pour augmenter les salaires de ses membres. Ceci étant dit, on observe qu'une bonne partie des acteurs liés à ces décisions sont des associations professionnelles médicales et organismes publics dont l'avantage n'est pas de mettre en jeu la sécurité de la profession ou d'augmenter leurs dépenses.
 

Un calibrage douteux

          Le contrôle de la qualité étant l'une des raisons d’être de l'implication de l'État, on ne peut que s’étonner des politiques de gestions des plus étranges qui entourent la profession médicale.

          À commencer par la rémunération; en quoi un paiement à l’acte (comme c’est le cas au Canada et aux États-Unis) incite-t-il à la qualité plutôt qu’au volume? Il semblerait que de payer les médecins avec un salaire fixe les encourage à faire passer moins de tests, moins de procédures et à faire des consultations plus longues(8). Au Québec, le salariat reste l'affaire d'une minorité, ce qui est assez étrange puisque la plupart des médecins ne préfèrent pas être rémunérés à l'acte. Finalement, ce mode de paiement est incohérent avec un bon nombre d'incitations financières en place visant à modifier le comportement des médecins, par exemple la pratique en région(9)... deux poids deux mesures?
 

« Le contrôle de la qualité étant l'une des raisons d’être de l'implication de l'État, on ne peut que s’étonner des politiques de gestions des plus étranges qui entourent la profession médicale. »


          Qui plus est, la sélection des médecins contraste fortement avec les procédures d’embauche dans les autres secteurs de l’économie. Les examens sont très intenses lors de l’arrivée à l’université, mais il semblerait que le tout se relâche après l'entrée sur le marché du travail, du moins si l'on compare avec les autres emplois hautement qualifiés. Il y a donc lieu de se demander avec quelle précision on peut déterminer à l'avance l’aptitude d’un individu à fournir des soins.

          Le cas des Pays-Bas offre un exemple intéressant. Le nombre de places étant limité par l’État, l’admission à l’université se faisait par un système de loterie(10) pondéré par les notes de l’étudiant. Autrement dit, avoir une moyenne élevée augmentait les chances d’être pigé, mais n’était en rien une garantie. Suite aux demandes du public, on offrit aux universités la possibilité de choisir elles-mêmes 50% de leurs étudiants. Arriva un coûteux système d’évaluations complémentaires et d’interviews, qui fut aussitôt abandonné lorsque les établissements réalisèrent leurs coûts élevés et l’absence de différence significative dans les résultats scolaires. Une histoire similaire arriva en Angleterre pour les écoles de physiothérapie. On en conclut qu’il est évidemment important de choisir judicieusement les candidats à ces études difficiles, mais il ne faut pas croire que cela peut substituer un processus d’évaluation professionnelle viable à long terme vu son degré d'imprécision.

          Il y a également lieu de vérifier si les Collèges effectuent un contrôle post-études vraiment supérieur à celui qu’un marché inefficient pourrait faire. Selon une étude canadienne(11), il semblerait qu’une qualité de soins insuffisante et des prescriptions inappropriées ne représentent que 28% des sanctions disciplinaires envers les médecins. On remarque également que les types d'infractions les plus courantes sont l'agression sexuelle et une conduite non professionnelle (36%), ce qui arrive tout le temps dans un marché non régulé...

          Les chercheurs indiquent également qu'ils n'ont pas trouvé de donnée concernant la proportion de sanctions disciplinaires dont l'origine est une plainte d'un patient. Or, cette information devrait être facilement disponible, puisqu’elle permet d'évaluer dans quelle mesure le Collège est apte à détecter les médecins-citrons offrant des soins de qualité inférieure.

          Le processus de contrôle de la qualité est donc loin d'être parfait et il faut admettre qu'il n'y a pas de solutions faciles. Par contre, il n'existe pas de « qualité optimale » imposable à l'ensemble des actes médicaux, puisque celle-ci variera en fonction du problème et des ressources utilisables. Finalement, il faut rappeler que la problématique caractéristique de la pratique médicale n'est pas le manque de qualité, mais le fait que le patient peut difficilement la déterminer au préalable. En quoi le système en place résout-il ce problème?
 

Un éventail qui ne fait que du vent

          L’organisation du marché des soins médicaux est très atypique. Au Québec, plus de la moitié des ordres professionnels ayant des monopoles sur des services appartiennent au secteur de la santé, ce qui est disproportionné avec leur importance dans l’économie (10% du PIB). Dans les faits, les tâches et limites de chaque acteur sont définies par la loi dans ce qu'on appeler un l'éventail de service. L'offre aura donc les mêmes problèmes qu’occasionne une bureaucratie: cadre rigide et temporel, accent sur les règles plutôt que sur les résultats et évolution lente des méthodes de travail.

          Au Québec, on peut voir les diverses associations se livrer des combats de coqs afin de protéger leur territoire économique. L’année dernière, l’Ordre des pharmaciens du Québec a demandé à ce que ses membres puissent fournir des vaccins à leurs clients, pratique possible dans le reste du Canada et aux États-Unis. Un document publié par l’Institut national de santé publique du Québec allait dans le même sens. Or, la réaction de l’Ordre des infirmières a été pour le moins négative, et ce pour des raisons de... formation. S’il est impossible pour un pharmacien d’apprendre à vacciner correctement, on peut se demander quelle est la capacité d’apprentissage de l’ensemble des acteurs du système de santé.

          L’arrivée tardive et difficile des infirmières praticiennes est un autre exemple de problèmes causés par un éventail de soins rigide et inadapté à la réalité. En Grande-Bretagne, où la division du labeur est faite par les médecins généralistes, la redéfinition du rôle des infirmières aurait créé du ressentiment et de mauvaises relations de travail(12). On a remarqué des problèmes similaires en Ontario lorsque l'introduction aux nouvelles méthodes de travail était bâclée. De façon générale, il semblerait que la collaboration (où son absence) entre les différentes organisations médicales soit l'un des facteurs majeurs de réussite(13) de cette opération délicate. Au Québec, l’arrivée des infirmières-praticiennes tarde pour un ensemble de raison, notamment par manque de budget et par résistance du Collège des médecins.

          Finalement, un éventail d'actes prédéfinis a également pour désavantage de ralentir le partage des expertises entre les différents cercles. Il est pratique courante dans l’entreprise privée d’engager un gestionnaire venant de l’extérieur afin d’amener une perspective nouvelle sur l’entreprise ainsi que de nouvelles idées. Or, ces chocs de culture sont impossibles dans un secteur hermétique, ce qui ralentit considérablement l’évolution des mentalités.
 

Conclusion

          Comme bien des domaines, la gestion de l'offre médicale par l'État est loin d'apporter l'utopie délivrant la société des contraintes marchandes. Ce mode de fonctionnement favorise les pénuries, applique un contrôle de qualité inadapté à la demande, nécessite un niveau irréaliste de collaboration entre les différents organismes en plus de ralentir l'innovation.

 

1. Hayne E. Leblanc, (1979), «Quacks, Lemons, and Licensing», Journal of Political Economy, Vol. 87, no. 6, p1328-1356.
2. Kenneth J. Arrow, (1963), «Uncertainty and the welfare economics of medical care», The American Economic Review, Vol. LIII, no. 5.
3. Bourgeuil Y, Durr U. Rocamora-Houzard S. (2001), «La régulation démographique de la profession médicale en Allemague, en Belgique, aux États-Unis, au Québec et au Royaume-Uni», DREES.
4. Maurice M.,  Pierre P. (2003), «Le numerus clausus en médecine: pourquoi et comment?», Reflets et perspectives de la vie économique 1/ (Tome XLII), p. 59-70.
5. Steven Simoens, Jeremy Hurst (2006) «The supply of physician services in OECD Countries», OECD Health Working Paper, p.30.
6. David Blumenthal (2004), «New Steam from an old Cauldron - the Physician-Supply Debate», New England Journal of Medicine, 350;17;1780-1787.
7. Dumont & All, (2008), «International Mobility of Health Professionals and Health Workforce Management and Canada: Myths and Realities», OECD Working Paper, p. 16.
8. Gosden, T., L. Pederson, D. Torgerson (1998), «How should we pay doctors? A systematic review of salary payments and their effect on doctor behaviour», Quarterly Journal of Medicine, Vol. 92, pp. 47-55.
9. Bourgeuil Y, Durr U. Rocamora-Houzard S. (2001), «La régulation démographique de la profession médicale en Allemague, en Belgique, aux États-Unis, au Québec et au Royaume-Uni», DREES.
10. Stasz C., Stokl C., (2007) «The Uses of Lottery Systems in School Admissions», RAND Europe.
11. Alam & all, (2011) «The Characteristics of Physicians disciplined by professional colleges in Canada», Open Medecine.
12. Buchan & Calman (2004), «Skill-Mix and Policy Changes in the Health Workforce: Nurses in Advanced Roles», OECD Health Working Paper, p.23.
13. Idem p. 38.

 

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