Montréal, 15 novembre 2012 • No 305

 

Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.

 
  LIBRE EXPRESSION Patagez

Dé(livre)z-nous du marché V
Le prix unique refait surface

 

par Gilles Guénette

 

          En 1999, la ministre québécoise de la Culture et des Communications, Agnès Maltais, annonçait la création d'un groupe de travail chargé d'étudier les pratiques commerciales qui régissent le commerce du livre. Un an plus tard, le Rapport du Comité Larose sur les pratiques commerciales dans le domaine du livre était déposé. On y retrouvait vingt-cinq recommandations visant à protéger les librairies indépendantes et faire en sorte qu'elles survivent l'ère de la globalisation des marchés et des nouvelles technologies tout en demeurant « compétitives ». L'une de ces recommandations refait surface depuis de façon cyclique. Il s'agit du prix unique.

 

Contre les rabais

          Les associations professionnelles du livre n'apprécient pas le fait que des géants du commerce comme Wal-Mart et Costco aient des politiques d'escomptes qui font économiser de 25% à 30% à leurs clients sur les prix suggérés des best-sellers. Elles demandent une loi qui limiterait à 10% le rabais maximal qu'un détaillant pourrait offrir durant une période de neuf mois suivant la publication d'un livre. Selon elles, cette mesure serait avantageuse pour le citoyen puisqu'elle sauvegarderait – à l'aide du réseau de librairies indépendantes du Québec – une offre diversifiée. De plus, elle ne priverait pas le consommateur de rabais puisqu'elle ne ferait que « différer le moment où il lui serait possible d'acheter le livre à prix réduit ».

          L'initiative, si on en croit les commentaires glanés sur le site du regroupement, est bien reçue par une certaine frange de la société: « Ilest impératif de protéger les auteurs québécois et leurs oeuvres des ventes à rabais. » « ... le livre est fragile et le néolibéralisme peut le tuer. » « ...un livre à rabais est une aberration sans nom. » « Défendre les petits entrepreneurs (...) contre les grandes chaînes, locales ou multinationales, devrait être une priorité évidente pour n'importe quel gouvernement! » « L'industrie du livre à la Costco et autres signe la mort lente de notre culture écrite. » « Parce que j'aime ma librairie Le fureteur... et que je veux la préserver, je suis en faveur d'une réglementation du prix des nouveautés! »

          Imaginez. Parce que Mme Chose aime sa librairie, ou que Monsieur Untel a une dent contre les Wal-Mart de ce monde, nous devrions tous payer nos best-sellers plus chers! Réveillez-moi quelqu'un!

Disparaître version 2.0

          L'argument qui revient le plus souvent chez ces protectionnistes de salon, c'est que sans cette réglementation, la survie de notre littérature/culture serait compromise. Sans cette mesure, il n'y aura bientôt plus de livres produits chez nous. Et, par une tournure de l'esprit des plus tordues, ils font le pari qu'une fois les prix de vente uniformisés, les consommateurs vont se tourner automatiquement vers les librairies indépendantes pour faire leurs achats...

          Vous n'êtes pas convaincus? Vous n'êtes pas seuls. Parce qu'une fois le 10% de rabais maximal instauré partout, qui dit que les gens ne vont pas continuer d'acheter leurs livres dans les grandes surfaces plutôt que de modifier leurs habitudes d'achat et de se rendre dans les librairies indépendantes comme c'est souhaité? Qui dit que les gens n'attendront pas neuf mois avant de se procurer leurs livres à meilleurs rabais? Ou qu'ils n'achèteront tout simplement plus de nouveautés parce qu'ils auront l'impression de payer trop cher?

          L'autre argument qui revient presque aussi souvent que le premier est que « nos créateurs » doivent être en mesure de vivre de leur art et qu'une telle mesure ferait en sorte qu'ils obtiendraient davantage leur « juste part ». Mais s'il se vend moins de livres (pour les raisons évoquées plus haut), les créateurs seront-ils réellement plus en mesure de vivre mieux de leur art? Parce qu'il ne peut que se vendre moins de livres si on hausse les prix. Les grandes surfaces risquent même de laisser tomber la vente de livres, si elles n'y trouvent plus leur profit.
 

« Comme à l'époque du déclin des cinémas de répertoire (souvenez-vous des montées de boucliers à toutes les fois qu'un d'entre eux était menacé de fermeture...), les personnes qui se prononcent en faveur du prix unique sont nostalgiques du temps où la petite librairie de quartier avec gros chat dormant ici et là et patron vous appelant par votre prénom avait pignon sur rue. »


          On le voit, ce débat est hautement irrationnel. En fait, la plupart des personnes qui se prononcent en faveur du prix unique n'aiment pas les grandes surfaces. Encore moins les multinationales. Comme à l'époque du déclin des cinémas de répertoire (souvenez-vous des montées de boucliers à toutes les fois qu'un d'entre eux était menacé de fermeture...), elles sont nostalgiques du temps où la petite librairie de quartier avec gros chat dormant ici et là et patron vous appelant par votre prénom avait pignon sur rue. Une époque révolue, ou en voie de l'être.

          Vous remarquerez qu'à toutes les fois que ce débat refait surface, on retrouve toujours un même grand absent. On parle de l'industrie, des auteurs, des librairies, du livre, de la littérature, mais jamais on ne mentionne le lecteur. Pourtant, c'est lui qui achètent les livres. C'est lui qui soutient l'industrie du livre. Et on penserait bêtement que plus les livres sont accessibles (c'est-à-dire moins chers), mieux c'est! Eh bien non. Dans la tête des ayatollah du prix unique, les grandes surfaces livrent une « guerre des prix » qui ne vise qu'une chose: tuer les petites librairies. Loin d'eux l'idée que ces entreprises pourraient vouloir plaire à leurs clients lecteurs et même à tenter d'en satisfaire le plus grand nombre!

          À toutes les fois que ce débat refait surface, on nous répète que le prix unique serait salvateur pour le livre. Mais comment peut-on croire qu'en haussant les prix (parce que c'est bien de cela qu'il s'agit ici: en limitant le rabais maximal qu'un détaillant peut offrir, on augmente les prix), les lecteurs vont acheter plus de livres ou même qu'ils vont continuer d'acheter le même nombre de livres qu'ils achètent bon an, mal an? Comment peut-on penser que l'industrie du livre va bénéficier d'une hausse de prix?

The Times They Are A-Changin

          Les Québécois ne fréquentent plus les librairies indépendantes pour plusieurs raisons. Parce qu'ils commandent leurs livres sur Internet. Parce qu'ils n'ont plus besoin des suggestions d'un libraire. Parce qu'ils se font leur propre opinion ou qu'ils trouvent des informations ailleurs (sur des sites spécialisés, dans les réseaux sociaux, sur Amazon, etc.). Les temps ont changé et l'offre est maintenant hyper décentralisée – vous pouvez acheter des livres de partout dans le monde et quelquefois même directement de l'auteur.

          Comme je l'ai déjà écris dans les pages du QL, le régime de prix unique est loin d'être une solution. Il ne sert en fait qu’à maintenir en vie de petites entreprises qui n’ont pas su s’adapter aux nouvelles réalités – que ce soit l’arrivée des grandes surfaces ou celle des Amazon & Cie et du commerce en ligne.

          Et comme l'affirmait l'économiste Michel Leblanc dans une lettre ouverte publiée dans La Presse en 2000: « Il est temps qu'on admette, dans certains milieux, l'importance de faire face à la réalité. Les préférences des consommateurs changent, et c'est à l'offre de s'ajuster. Si les Québécois veulent acheter leurs best-sellers en faisant leur épicerie, c'est leur choix. S'ils sont à la recherche de bons prix, c'est leur droit le plus absolu. Partout dans le monde occidental, les acheteurs de livres concentrent leurs achats dans quatre types d'établissements: les librairies virtuelles, les grandes librairies confortables, les petites librairies ultra-spécialisées et les grandes surfaces qui vendent à bon marché un nombre limité de titres. Que ceux qui, au Québec, se sentent prêts à répondre à ces attentes se lèvent, et que les autres aillent se recoucher. » Que dire de plus?

          Si Québec va de l'avant avec cette mesure, il faudra voir ce qu'il adviendra lorsque, dans quelques années, tout ce beau monde se rendra compte qu'elle n'aura pas eu les effets escomptés et que les petites librairies auront continué de fermer. En France, les petites librairies disparaissent malgré le fait que le prix unique existe depuis 1981. Ils réclameront une nouvelle mesure avec plus de dents cette fois. Quelle sera-t-elle? Une interdiction de vente à rabais des livres sur tout le territoire québécois? La nationalisation pure et simple du marché du livre au grand complet? Les paris sont ouverts.
 

 

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