Montréal, 15 novembre 2012 • No 305

 

Grégoire Canlorbe se définit comme un libéral classique, avec des sympathies libertariennes.

 
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Critique de « l'éthique de
l'argumentation » de Hoppe

 

par Grégoire Canlorbe

 

          Le philosophe libertarien Hans Hermann Hoppe est l'auteur réputé d'une « éthique de l'argumentation » qui justifie la propriété de soi en essayant de mettre en évidence qu'elle est présupposée par toute démarche argumentative. Quiconque argumente reconnaît implicitement la propriété de soi; et donc, rentre en contradiction avec ses propres prémisses s'il tente de réfuter la propriété de soi. En cela, la propriété de soi est une vérité irréfutable.

          L'idée de Hoppe, convaincante et redoutable à première vue, souffre en fait de graves travers logiques. Je me propose en ces quelques lignes de les mettre en évidence succinctement.

 

Ne pas déduire la valeur du fait

          Murray Rothbard partait de ce qui est pour déduire ce qui doit être. Un homme, par sa nature, ne peut s'accomplir que dans une vie honnête, respectueuse de l'intégrité physique et des biens extérieurs d'autrui; la prohibition de la violence à l'égard des personnes et des biens conduit l'homme à accomplir sa nature et est en cela justifiée. Les règles sont justes dans la mesure où elles mènent l'homme à son achèvement personnel.

          « La loi naturelle, par conséquent, met à jour ce qui est le meilleur pour l'homme ‒ quelles sont les fins les plus conformes à sa nature et qu'il doit rechercher, parce qu'elles sont les plus propres à promouvoir son achèvement. Cela a donc un sens de dire que la loi naturelle fournit à l'homme une "science du bonheur", puisqu'elle lui indique les voies qui mènent au bonheur véritable. »(1)

          Cet argument ne tient pas, en ce sens qu'il déduit la valeur du fait: un homme s'accomplit s'il respecte autrui, il faut donc qu'il respecte autrui, quitte à ce qu'on le contraigne par la force à agir dans ce sens.

          « En effet dans la science normative de la loi naturelle on démontre au contraire que certaines fins sont bonnes ou mauvaises pour l'homme à des degrés divers: la valeur y est objective, c'est-à-dire déterminée par la loi naturelle de l'être humain. »(2)

          D'où vient l'obligation, en effet, de contribuer à son propre bonheur? Murray Rothbard saute allègrement de ce qui est à ce qui devrait être, enfreignant l'interdit humien. La démarche de Hoppe quant à elle est remarquable en ce sens qu'elle veut éviter le travers logique de la déduction d'une valeur à partir d'un fait. Il ne s'agit pas de déterminer la nature humaine et d'en déduire les devoirs qui lui incombent; mais de démontrer qu'il existe une norme fondamentale à laquelle les hommes se réfèrent nécessairement quand ils argumentent. On ne déduira pas ce principe de la réalité; on démontrera qu'il est nécessairement présupposé par toute démarche argumentative et constitue en ce sens une norme première et ultime.

L'argument de Hoppe

          Quiconque formule une proposition en vue d'énoncer ou de défendre une quelconque thèse, présuppose implicitement ou explicitement qu'il est habilité à formuler cette proposition. En d'autres termes, argumenter c'est présupposer qu'on a le droit d'argumenter; et personne n'argumenterait s'il ne présupposait qu'il est en droit d'argumenter. En clair, c'est se contredire que de nier la propriété de soi.

          « Tout ce qui doit être présupposé par le fait même d'énoncer des propositions ne peut plus être contesté au moyen de propositions. Cela n'aurait aucun sens de demander que l'on justifie des présuppositions qui sont nécessaires pour que l'énoncé de propositions ayant un sens soit seulement possible. Il faut au contraire les tenir pour définitivement justifiées par quiconque ouvre la bouche pour dire quelque chose. On doit comprendre que tout énoncé spécifique qui contesterait leur validité implique une contradiction performative ou pratique. »(3)

          Par propriété de soi, il faut entendre pour l'instant la propriété de son propre jugement. On reconnaît implicitement qu'on est le propriétaire de son propre jugement, c'est-à-dire le seul habilité à disposer comme on l'entend de ses propres idées. La propriété est une frontière entre moi et autrui; la propriété c'est cet espace dont je dois avoir la jouissance exclusive et dont autrui ne peut disposer à sa guise. Donc, si j'argumente, je reconnais implicitement qu'autrui ne peut m'obliger à penser de telle ou telle façon.

          Mais Hoppe va plus loin: l'argumentation présuppose qu'on s'entende sur la propriété du corps. L'acte même d'énoncer une proposition présuppose qu'on s'estime le propriétaire de son corps, notamment ses cordes vocales.

          « Quiconque voudrait essayer de justifier quelque norme que ce soit doit déjà présupposer son droit exclusif de maîtriser son propre corps pour seulement dire: "je propose ceci et cela". Quiconque contesterait un tel droit se retrouverait pris dans une contradiction pratique, puisqu'en argumentant de la sorte il aurait implicitement accepté la norme même qu'il mettait en cause. »(4)
 

« La tentative de Hoppe est remarquable en ce sens qu'elle évite l'écueil classique de déduire d'un fait une valeur. Cependant, elle part d'une absurdité et aboutit à un non sequitur. Son point de départ est absurde en ce sens qu'elle établit que l'argumentation présuppose toujours la reconnaissance de la dignité de l'autre. »


          L'argumentation présuppose enfin le droit d'approprier un certain nombre de ressources rares et physiques, par exemple un micro pour s'adresser à la foule venue assister à une conférence ou tout simplement un stylo plume pour jeter sur le papier ses arguments.

          « Enfin, il serait impossible de se livrer à l'argumentation, si on n'était pas autorisé à s'approprier, en plus de son propre corps, d'autres ressources rares par appropriation initiale, c'est-à-dire en les mettant en valeur avant qu'un autre ne le fasse, ou si de telles ressources n'étaient pas définies en termes physiques, objectifs. »(5)

Travers logiques

          Il y a un premier travers logique dans cette argumentation, c'est l'idée que l'argumentation présuppose toujours la reconnaissance de la propriété de soi. Certes, je puis préférer argumenter avec autrui plutôt que de le violenter, parce que je condamne la violence. Je respecte sa personne et ses biens et donc je ne lui fais rien de dommageable. Précisément parce que je m'interdis tout acte coercitif, je préfère un libre débat à la violence pour régler nos différends.

          Néanmoins, il peut se trouver diverses raisons pour lesquelles je choisis le libre débat pacifique plutôt que la violence. Principalement, je peux vouloir un débat avec autrui parce que j'estime que son avis me sera utile. Par exemple, supposons que je sois un lycéen fainéant et stupide qui passe une partie de son temps à tabasser le premier de la classe. Un beau jour, je lui demande s'il veut bien m'aider pour un devoir de maths à rendre; et je le laisse parler au lieu de le tabasser. Nous échangeons nos points de vue sur la réponse à un exercice donné; la discussion se passe sans violence. Puis, je lui laisse un oeil au beurre noir après notre échange. Certes, j'aurai argumenté avec lui au lieu de lui faire du mal pendant un moment; mais certainement pas parce que je traite sa personne avec dignité. Je viens, en effet, de le violenter juste après notre discussion, ce qui prouve bien que je ne lui accorde aucun respect.

          Cependant, il y a une autre faille béante dans l'argument de Hoppe. Supposons qu'il soit vrai que l'argumentation présuppose toujours la reconnaissance de la propriété de soi; même en ces conditions, son raisonnement resterait faux, car il tient à tort la contradiction pratique pour un gage de validité. La contradiction pratique consiste à affirmer une chose et à agir par ailleurs d'une façon qui montre qu'on donne son assentiment à une chose contraire.

          Ici, la contradiction consiste à nier une certaine proposition, à savoir que « je dois être traité comme le propriétaire de moi-même, mon jugement, mon corps, mes biens extérieurs », tout en prouvant par une action donnée, à savoir la démarche même de l'argumentation, que je reconnais cette proposition comme valide. Le problème est que donner son assentiment à une proposition quelconque ne prouve pas que la proposition est juste. Et le fait que je donne mon assentiment en toutes circonstances à cette proposition ne change rien à l'affaire.

          Supposons que j'affirme la validité de la proposition « 2 et 2 font 4 »; mais que dans ma pratique mathématique effective, j'estime qu'ils font 5. Je traite les exercices d'arithmétique comme si 2 et 2 font 5. Je me contredis moi-même, certes; mais cela prouve-t-il que « 2 et 2 font 5 » au lieu de 4? Certainement pas.

          Dès lors, affirmer la propriété de soi est certes la condition à laquelle je daigne prendre part à une argumentation; ce n'est pas donner mon assentiment à ce postulat et prouver mon assentiment par la démarche argumentative qui va prouver la validité de ce postulat.

Conclusion

          La tentative de Hoppe est remarquable en ce sens qu'elle évite l'écueil classique de déduire d'un fait une valeur. Cependant, elle part d'une absurdité et aboutit à un non sequitur. Son point de départ est absurde en ce sens qu'elle établit que l'argumentation présuppose toujours la reconnaissance de la dignité de l'autre. Sa conclusion est un non sequitur en ce sens que le raisonnement de Hoppe traite l'assentiment qu'on donne à une proposition donnée comme la marque de la validité de cette proposition; ce qui est manifestement faux.

 

1 et 2: Chapitre 2 de l'Ethique de la liberté, de Murray Rothbard. Traduit par François Guillaumat et Pierre Lemieux.
3, 4 et 5: « Le rationalisme autrichien à l'ère du déclin du positivisme », chapitre 11 de The Economics and Ethics of Private Property, de Hans Hermann Hoppe. Traduit par François Guillaumat.
 

 

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