Sacrifice de soi et altruisme: approche critique du discours randien (Version imprimée)
par Grégoire Canlorbe*
Le Québécois Libre, 15 janvier
2013, No 307
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/13/130115-4.html


Dans ses divers ouvrages philosophiques et littéraires, la philosophe américaine d'origine russe Ayn Rand a exposé une éthique de l'intérêt personnel, qui veut qu'un individu ne se « sacrifie » jamais pour rendre service aux autres. Le sacrifice de soi, consistant pour un individu à renoncer à une ou plusieurs fins personnelles, participe d'une logique qu'elle qualifie d'« altruiste » et qu'elle a pris soin de dénoncer dans plusieurs textes.

Le socialisme sous toutes ses formes, y compris en sa version « light » sociale-démocrate, constitue la réalisation politique et économique de l'altruisme. Du moment qu'on légitime le sacrifice de soi, il est du ressort de la loi de faire que les individus se sacrifient les uns pour les autres à chaque fois qu'ils en ont l'occasion.

Si on approuve, pour une raison ou une autre, qu'un individu se sacrifie pour aider un autre individu, alors on accepte, fût-ce sans s'en rendre compte, la prémisse majeure de l'altruisme et partant du socialisme. Pour cette raison, il importe de condamner le socialisme d'un point de vue moral: en prenant partie pour ce qu'Ayn Rand appelle un « égoïsme rationnel » qu'elle a pris soin de théoriser et d'exposer au fil de son oeuvre.

Bien qu'elle soit une figure incontournable du libéralisme contemporain, Ayn Rand a échoué à proposer une défense efficace de l'éthique « égoïste » qu'elle a voulu promouvoir; et sa critique de l'altruisme pêche par ses aspects caricaturaux.

Point de vue objectiviste sur le sacrifice de soi

L'objectivisme, ainsi qu'Ayn Rand a appelé sa philosophie, couvre plusieurs champs. En éthique, sa thèse fondamentale est qu'il est moral de poursuivre notre intérêt personnel et de laisser autrui en faire de même, sans nous asservir aux fins d'autrui et sans asservir autrui à nos fins propres. Dans les termes de John Galt, personnage principal d'Atlas Shrugged: « Je jure, par ma vie et l'amour que je lui porte, que je ne vivrai jamais au profit d'un autre homme, ni ne demanderai à un autre homme de vivre pour le mien. »

L'altruisme, en tant que « code moral », exige de l'individu qu'il serve les fins d'autrui à chaque fois que ce dernier ne peut compter sur lui-même pour satisfaire ses fins propres. Cette doctrine, soutient Ayn Rand, a pour conséquence de condamner l'individu à un perpétuel « sacrifice » de son existence propre; elle lui impose de servir continuellement des objectifs qui ne sont pas les siens, de vivre constamment au profit des autres plutôt qu'au profit de lui-même.

La charité n'est pas exclue; mais elle doit rester minimale et secondaire. Ayn Rand ne cherche pas plus à justifier qu'à pourfendre le fait de venir en aide gratuitement à son prochain. Mais elle s'oppose à ce qu'un acte de générosité implique de renoncer à une fin personnelle.

« Il ne faut pas se cacher derrière des questions futiles, comme de savoir s'il faut ou non donner dix centimes à un mendiant. Ce n'est pas la question. […] La question est de savoir si on doit perpétuellement acheter sa vie, dix centimes par dix centimes, auprès de chaque mendiant qui déciderait de vous aborder. […] La question est de savoir s'il faut voir l'homme comme un animal sacrificiel. »(1)

Quand je rends gratuitement service à autrui, répond Ayn Rand, ce service ne doit s'accompagner d'aucun renoncement à une fin personnelle. Par conséquent, il n'est pas question de rendre gratuitement service à autrui à chaque fois qu'il en aura besoin; ce serait en effet faire preuve de générosité même quand cela va de pair avec un sacrifice. Ce que l'objectivisme estime moralement condamnable. Voyons pourquoi.

Argument

« L'égoïsme rationnel » ne se réfère à aucun devoir absolu, aucune norme transcendante. Pour l'objectiviste, le bien et le mal n'existent pas en tant que tels; ce ne sont que des façons de qualifier ce qui est utile et nuisible, constructif et néfaste pour la survie humaine. En effet, l'objectivisme délaisse tout concept qu'on ne peut déduire de la réalité; l'observation de ce qui est nous montre ce qui est, elle ne nous apprend pas ce qu'on devrait faire pour être quelqu'un de bien ou « gagner sa place au ciel ». Par conséquent, tout concept se référant à une obligation absolue ne porte pas sur la réalité mais constitue une simple extrapolation de l'esprit humain.

En d'autres termes, la morale telle que la conçoit l'objectivisme ne peut être qu'un ensemble d'impératifs hypothétiques ou d'obligations pratiques, condition à laquelle on peut la qualifier d'« objective ». Plus précisément, l'objectivisme considère que « la norme d'évaluation de l'éthique objectiviste, la norme par laquelle on juge ce qui est bon ou mauvais, est la vie de l'homme, c'est-à-dire ce qui est requis pour la survie de l'homme en tant qu'homme », c'est-à-dire en tant qu'animal spécifiquement rationnel(2). Ce sur quoi Ayn Rand s'explique en ces termes: « la raison est le moyen fondamental de survie de l'homme »(3). Par conséquent, sa survie exigera qu'il s'efforce de mettre en oeuvre ses capacités proprement réflexives et d'intégration conceptuelle du donné des sens, ce qui définit la « raison » telle que la conçoit l'objectivisme.

Survivre, tel que l'entend Ayn Rand, n'implique pas seulement de se maintenir en vie mais de persévérer sans interruption dans la réalisation de son intérêt personnel. Concrètement, « l'égoïsme rationnel » exige qu'un homme se montre autonome à l'égard de ses semblables et compte exclusivement sur ses efforts propres pour persévérer dans son existence. Il exige de surcroît qu'il ne renonce jamais à ses objectifs propres et qu'il consente à satisfaire les fins d'autrui dans le cadre d'un échange mutuel de services; aucune action généreuse n'est permissible, à moins qu'elle ne soit minimale et non sacrificielle, comme on l'a vu plus haut.

Une faille de raisonnement décisive

Le discours objectiviste a le mérite d'être parfaitement clair et sans ambiguïté. Il est peu convaincant, en dernière instance. L'objectif d'Ayn Rand est de discréditer l'altruisme en faisant valoir son caractère immoral. Mais on se demande bien pourquoi la morale serait une affaire de survie humaine; plus précisément, un « code », comme elle dit, pour permettre à un homme de persévérer efficacement dans la satisfaction égoïste de ses fins exclusivement personnelles.

Admettons qu'il ne puisse y avoir d'obligations qu'hypothétiques. Un « code » moral est un ensemble de principes destinés à guider l'action d'un homme tout au long de son existence. Ces principes ne pourront qu'être hypothétiques ou pratiques; en d'autres termes, des instruments en vue d'une certaine finalité. Pourquoi cette finalité serait-elle de survivre au sens objectiviste du terme? L'argument d'Ayn Rand est qu'il ne peut y avoir principes hypothétiques que là où il y a « alternative »; un être vivant est confronté à une alternative fondamentale, celle de vivre ou mourir, ce qui suffirait à expliquer, selon elle, qu'un homme ait « besoin » de principes moraux. Mais vivre ou mourir n'est pas la seule alternative à laquelle on est confronté en ce bas monde. Pourquoi cette alternative plutôt qu'une autre pour fonder une morale?

Un partisan du « code » altruiste peut tout à fait rétorquer aussi arbitrairement que la morale est un ensemble de valeurs hypothétiques destinées à faire qu'un homme aide son prochain plutôt que pas. Pourquoi cette alternative, prêter assistance ou n'apporter aucune aide, devrait-elle primer sur une autre? On ne le sait pas, et il semble qu'on ne puisse le justifier. Mais il en va de même pour l'alternative de vivre ou mourir. En bref, le discours objectiviste pourra difficilement convaincre un altruiste forcené.

Une dénonciation qui passe à côté de son objet?

À un autre niveau, plus subtil, il s'ensuit de cette faille de raisonnement qu'il n'est pas certain que la condamnation randienne du sacrifice de soi ne passe pas à côté de son objet. Une autre erreur majeure de l'objectivisme est peut-être d'amalgamer sacrifice de soi et altruisme, comme si le sacrifice de soi ne pouvait être défendu que du point de vue altruiste.

Il y au moins un cas où il est parfaitement cohérent de rejeter l'altruisme (au sens qu'Ayn Rand donne à ce terme) et d'approuver néanmoins une certaine forme de sacrifice. L'altruisme veut qu'on se sacrifie pour servir les fins d'autrui à chaque fois qu'autrui n'est pas en mesure de les satisfaire par lui-même. On peut y opposer le principe d'une charité beaucoup plus restrictive mais ouverte néanmoins au sacrifice de soi. À savoir que se sacrifier pour autrui est légitime dans la mesure où il promet de se prendre en charge le plus rapidement possible si cela lui est objectivement possible, compte tenu de l'aide que je lui apporte.

Si on force le trait, deux cas de figure se présentent: ou bien l'aide est un soutien provisoire pour qu'autrui gagne finalement son autonomie; à la condition qu'il en ait les moyens, il doit faire le nécessaire pour se passer de mon aide aussi rapidement que possible et devenir autonome. Ou bien l'aide est un soutien permanent pour pallier à l'impossibilité objective vécue par autrui de gagner une certaine forme d'autonomie. À l'inverse de l'altruisme, il ne s'agit pas de se sacrifier pour autrui d'une façon inconditionnée; et là réside toute la différence.

En bref, un lecteur peut tout à fait rejoindre Ayn Rand quand elle critique l'altruisme mais prendre la mesure de ses lacunes de raisonnements pour condamner moralement l'altruisme. En quel cas, s'il défend une certaine approche du sacrifice de soi qui ne participe pas d'une logique altruiste, il risque d'autant moins de prendre au sérieux les positions éthiques de l'objectivisme.

Notes

1. Ayn Rand, « Faith and Force: The Destroyers of the Modern World », in Philosophy: Who Needs It. Cité et traduit par Baptiste Créteur.
2 et 3: La Vertu d'égoïsme, Les Belles Lettres, coll. « Bibliothèque classique de la liberté », 1993. Titre original: The Virtue of Selfishness (1964), préface d'Alain Laurent, traduction de Marc Meunier.

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* Grégoire Canlorbe se définit comme un libéral classique, avec des sympathies libertariennes.