Joyeux anniversaire: Attention, chanter peut vous valoir une amende! | Version imprimée
par auteur*
Le Québécois Libre, 15 avril 2013, No 310
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Je suis allé au restaurant récemment pour célébrer la fête d'une amie. Beaucoup de ses proches s'étaient déplacés pour l'occasion. Une fois le repas terminé, le personnel de l'établissement a fait irruption, gâteau en main, dans la salle où nous étions réunis en entonnant un Joyeux anniversaire qui ne ressemblait en rien à ce qu'on a l'habitude d'entendre. Le fils de mon amie s'est tourné vers moi et m'a demandé: « C'est quoi ça? » Je lui ai répondu: « Les conséquences des droits d'auteur! »

Il ne faut effectivement pas se surprendre si les employés des grandes chaînes de restaurants redoublent de créativité pour inventer des façons de remplacer le traditionnel Joyeux anniversaire. La chanson ne fait toujours pas partie du domaine public et n'est pas près d'en faire partie.

Happy Birthday to You 101

Depuis plus de 100 ans, Joyeux anniversaire (aussi Bonne fête à toi) est chantée pour célébrer l'anniversaire de naissance d'une personne. Initialement écrite en anglais (Happy Birthday to You), la chanson est la mieux connue dans la langue de Shakespeare, selon le Livre Guinness des records. Ses paroles ont été traduites dans au moins 18 langues.

Mais Happy Birthday to You est en fait un dérivé d'une contine pour enfants. En effet, la mélodie de la chanson provient de Good Morning to All, composée en 1893 par les soeurs Mildred et Patty Hill. Les deux femmes sont alors institutrices à l'école Little Loomhouse de Louisville et elles veulent créer une chanson facile à retenir que les enfants pourront chanter à leurs professeurs, en débutant la journée.

Comme les deux femmes sont institutrices, il leur est facile d'utiliser leur classe pour tester leurs essais. Elles écrivent des chansons le soir et les soumettent à la classe le lendemain, histoire de voir lesquelles se chantent le mieux ou sont les plus appréciées des enfants. Elles apportent des correctifs sur certaines, en laissent tomber d'autres. En 1893, elles en ont plusieurs à leur actif et publient le livre de partitions Song Stories for the Kindergarten.

Quelques années plus tard, dans les années 1920, quelqu'un (l'histoire ne dit pas qui) remplace les paroles Good Morning to You par Happy Birthday to You ‒ il n'existait alors pas d'airs à chanter lors de célébrations d'anniversaires. Comme la mélodie de la chanson est connue par beaucoup d'enfants, elle gagne en popularité en un rien de temps.

En 1934, Irving Berlin utilise la chanson dans sa revue musicale As Thousands Cheer. Jessica Hill, soeur cadette de Mildred et Patti, poursuit le compositeur et fait enregistrer la chanson qui revient ainsi sous la protection du droit d'auteur ‒ les soeurs n'avaient manifestement pas cru bon de renouveler leur droit d'auteur, une fois la période de grâce terminée. Au fil des ans, les droits passent entre les mains de plusieurs compagnies avant d'être achetés, en 1989, par la Warner/Chappell Music.

Depuis, l'entreprise maintient que Happy Birthday to You ne peut pas être chantée publiquement sans avoir à payer une redevance. Cela comprend l'usage dans un film, à la télévision, à la radio, dans un lieu public (comme un restaurant), ou dans un groupe où une part significative de l'audience ne fait pas partie du cercle familial de ceux qui chantent.

De leur vivant, les soeurs Hill n'ont pas fait beaucoup d'argent avec les droits sur cette chanson. Aujourd'hui, il peut en coûter jusqu'à 10 000 dollars pour l'utiliser dans un film ou une émission de télé. 10 000 $ pour 6 notes et 5 mots! La filiale de la Warner Music Group recevrait jusqu'à 2 millions de dollars annuellement en redevances.

Certains, comme Robert Brauneis, professeur à la George Washington University Law School, prétendent que le droit sur la mélodie est expiré depuis 1949 et qu'on ne peut réellement attribuer aux soeurs Hill la composition des paroles. Mais personne n'a jamais tenté de défier la Warner Music Group.

Copyright 2.0

En 1893, les soeurs s'attendaient à ce que leur partitions musicales soient protégées durant 28 ans ‒ et un 28 ans additionnel, si elles avaient renouvelé la protection. Happy Birthday to You va entrer dans le domaine public en 2030 (si de nouveaux amendements législatifs à la loi sur le droit d'auteur ne sont pas introduits d'ici là). C'est 137 ans après que Mildred et Patty Hill l'aient composée. Une période durant laquelle on aura vu naître puis disparaître rien de moins que le disque de vinyle, la cassette audio et le disque compact.

À l'époque, il fallait faire une demande de droit d'auteur ‒ et renouveler (ou pas) cette demande après une période de 28 ans ‒ pour recevoir des redevances. Aujourd'hui, toute oeuvre culturelle créée est automatiquement protégée pour l'étendue de la vie de son auteur (qu'il le veuille ou non) + 70 ans ‒ ou 95 ans dans le cas d'une chanson appartenant à une corporation.

Comme je l'ai déjà écris dans les pages du QL, comment expliquer qu'une idée à l'origine simple et correcte ‒ créer un droit de « propriété » pour protéger le fruit du travail des auteurs qui le souhaitent et, à quelques rares occasions, la santé financière de leur famille ‒ ait pu être modifiée à ce point? Simple: l'histoire du copyright est une longue succession d'amendements et d'interventions étatiques.

En 1790, lorsque le Congrès américain décrète la première loi sur les droits d'auteur, le terme initial est d'une durée de 14 ans et renouvelable pour une période additionnelle de 14 ans ‒ si l'auteur est toujours en vie à la fin du terme. Si celui-ci ne le renouvelle pas, pour quelque raison que ce soit, son oeuvre passe dans le domaine public.

Jusqu'au début du 20e siècle, seule une petite minorité d'auteurs renouvellent leur copyright après la période initiale; les autres permettent à leurs oeuvres de passer dans le domaine public. C'est sans doute ce qui se produiraient aujourd'hui si les règles du droit d'auteur n'étaient pas si rigides.

Plusieurs au sein du mouvement libertarien prônent carrément l'abolition du droit d'auteur. D'autres s'en accommodent facilement. À défaut d'une abolition pure et simple du copyright, la solution de rechange mise de l'avant par Lawrence Lessig dans son livre Free Culture, paru en 2004, serait un pas dans la bonne direction.

Selon l'auteur, il faut retourner à ce que les créateurs du copyright avaient imaginé. Il faut 1) ramener le nombre d'années de protection à ce qu'il était au début; 2) élargir le concept de fair use; 3) faire en sorte que les auteurs soient tenus de renouveler leurs droits; 4) bâtir un registre de produits culturels protégées; et 5) se débarrasser au passage de quelques avocats ‒ le système, tel qu'il est aujourd'hui, est devenu un véritable un racket d'avocats bien plus qu'une quelconque protection.

Dans cette optique, Lessig a fondé, quelques années avant la parution de son livre, Creative Commons (CC), une organisation à but non lucratif dont l'objectif est de proposer une solution alternative légale aux personnes souhaitant libérer leurs oeuvres des droits de propriété intellectuelle standards de leur pays, jugés trop restrictifs. L'organisation a créé plusieurs licences, connues sous le nom de licences Creative Commons. Ces licences permettent aux créateurs de spécifier ce qui est protégé ou pas.

Et justement, pour revenir à notre chanson, Lessig était membre d'un jury au début de l'année pour un concours organisé par la radio américaine WFMU ‒ éditeur du site de musique libre Free Music Archive. Le concours visait à offrir au monde un nouveau Happy Birthday to You qui serait cette fois libre de droits. Plusieurs dizaines de chansons ont été soumises et les grands gagnants sont Monk Turner et Fascinoma, qui se sont réunis pour composer It's Your Birthday. La chanson est proposée sous licence Creative Commons by 3.0, qui autorise quiconque à faire toute utilisation qu'il souhaite de la chanson, y compris commerciale, à condition d'en citer les auteurs.

Qui sait, la chanson des soeurs Hill sera-t-elle remplacée par une autre après toutes ces années?

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* Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.