Lac-Mégantic: notes sur un accident de train | Version imprimée
par Carl-Stéphane Huot*
Le Québécois Libre, 15 août 2013, No 313
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/13/130815-17.html

L'accident de train ayant fait près de 50 victimes à Lac-Mégantic le 6 juillet dernier a soulevé plusieurs questions. Pour ma part, je me suis attardé sur trois points: les freins, l'épaisseur des citernes et l'aspect économique de la sécurité des trains. Voici ce que j'en retiens.

Les freins

Il y a trois types de freins différents sur les trains aujourd'hui. Le premier type est un frein rhéostatique, qui utilise les moteurs électriques de propulsion comme génératrice et qui envoie l'énergie du mouvement (sous forme d'électricité) dans des radiateurs situés sur le toit de la locomotive. Ce système est le premier utilisé pour ralentir le train. Quand la vitesse a diminué suffisamment, un système de freinage à air prend le relais pour immobiliser le convoi. Enfin, un système de frein à main est aussi disponible pour achever d'immobiliser les wagons lorsque le train doit demeurer stationnaire quelques temps.

Or, le bon fonctionnement de celui-ci repose sur un certain nombre de variables, qui peuvent toutes affecter l'efficacité du freinage. Premièrement, le bon ajustement du frein, son graissage et son entretien sont essentiels. Ensuite, il faut savoir que les coefficients de friction à partir desquels le frein est calculé a une certaine variabilité, ce qui affecte dans les mêmes proportions la capacité de freinage. Enfin, la force avec laquelle un individu donné serre effectivement un frein peut varier considérablement d'une fois à l'autre (des expériences menées en ce sens démontrent un rapport de 3 entre les plus grandes et les plus petites forces appliquées, pour un couple de serrage donné). Seul un appareil de type « clé dynamométrique » peut donner une valeur assez exacte (1% près) dans tous les cas, mais pas le bras humain. Le freinage est donc un problème essentiellement statistique.

Comme d'autres facteurs tels la météo peuvent jouer un rôle, le nombre exact de freins à appliquer est laissé à l'appréciation du conducteur ‒ au-delà du minimum requis par les tables fournies par la compagnie. Ces tables donnent un nombre minimal de freins à appliquer selon le poids du convoi et l'inclinaison de la pente, d'où l'application de 15 freins lors de l'accident de Lac-Mégantic (le calcul est direct, une fois que vous assumez une force de freinage donnée sur chaque frein et que vous connaissez la force avec laquelle le train est tiré par son poids vers le bas de la pente, il suffit de faire une simple division).

Notons par contre que la compagnie américaine BNSF (Burlington Northern Sante Fe, propriété du milliardaire Warren Buffett), elle, aurait recommandé le double, ce qui effectivement réduit le risque mais ne l'annule pas totalement ‒ à cause de l'aspect statistique mentionné plus haut. Les compagnies comme les organismes de règlementation ne semblent pas vraiment savoir quoi faire pour éliminer ce flou artistique... Enfin, mentionnons que le Bureau de la sécurité des transports du Canada considère, sans expliquer pourquoi, que le test classique consistant à serrer les freins à main puis à essayer de tirer le convoi avec la locomotive n'est pas vraiment fiable (voir les conclusions du rapport).

Donc, après avoir coupé le moteur de la locomotive après l'incendie, les freins à air se sont progressivement vidés ‒ ce n'est pas parfaitement étanche ‒ et le train s'est mis en branle quelques minutes avant 1 heure du matin, parce que l'une ou l'autre des variables précédentes a joué contre le train.

Le wagon DOT-111

L'ancien modèle de réservoir ‒ qui est celui impliqué dans l'accident de Lac-Mégantic ‒ avait une coque d'une épaisseur de 7/16 de pouce (11.1mm) alors que le nouveau a une épaisseur de 1/2 pouce (12.7mm), en plus d'avoir un écran aux extrémités. Ce nouveau modèle protège aussi mieux ses raccords et valves. Cela paraît bien, mais est-ce que cela change réellement quelque chose dans les faits? Certes, cela augmente la résistance au percement de 30%, mais compte tenu des forces et de l'énergie en cause dans un déraillement, il est permis d'en douter.

L'ancien modèle peut survivre, plein, à condition d'être seul par exemple à un percement à l'extrémité par une poutre (comme le bout de rail qui est entré dans un wagon lors de l'accident de Lac-Mégantic) à une vitesse de l'ordre de 1,5 km/h. Le nouveau wagon, avec un écran d'un pouce (c'est l'épaisseur que j'ai assumée, n'ayant pas trouvé de plans m'indiquant l'épaisseur réelle dudit écran), pourra difficilement y parvenir si la vitesse dépasse les 3km/h. Accrocher les valves ou autres avec un objet fixe lors d'un déraillement mènera au même phénomène, tout dépendant comment elles sont protégées (cas de l'accident où un butoir est entré dans le wagon et de l'accident où un attelage est entré dans le réservoir). Pour atteindre des vitesses de cet ordre, il faut moins d'une minute, ce qui est très peu. S'il y a plus d'une citerne, la marge est encore plus faible.

La résistance d'un wagon lors d'un déraillement est largement une affaire de circonstances. En effet, d'un côté, plus la vitesse est élevée plus les forces impliquées le sont aussi (c'est une fonction du carré de la vitesse). De l'autre côté, plus vous répartissez cette force sur une large surface, plus vous réduisez le niveau de contraintes subies par votre citerne et plus vous réduisez votre risque de la voir se déchirer (évidemment, une épaisseur de plus y contribue). Mais comme avec le percement simple, si votre vitesse est assez élevée, si votre wagon tombe sur un gros caillou ou en bas d'un talus de disons plus de quelques mètres, vous vous retrouverez fort probablement avec une fuite. C'est un problème extrêmement complexe, parce qu'il implique de tenir compte de beaucoup de variables.

Certes, à circonstances données, cette augmentation d'épaisseur donne une marge supplémentaire de par exemple 15% sur la vitesse, mais si le wagon ne tombe pas correctement sur une surface plane, cela ne servira pas à grand-chose. Ce genre de mesure apparaît donc assez limité en matière d'efficacité, voire même plus cosmétique qu'autre chose compte tenu des différentes variables pouvant jouer en faveur ou contre le maintient de l'intégrité de la citerne. De toutes façons, un autre problème survient lorsque l'on dépasse les 65 km/h environ. Il s'agit de ce que l'on appelle le coup de bélier (« Hammer », en anglais). Entraîné par son inertie, le liquide dans la citerne va se fracasser contre la paroi avant de la citerne, défonçant celle-ci. Comme l'accident est survenu à une vitesse de 90 km/h environ ‒ c'est ce que me donne un calcul sur l'énergie du système ‒, il n'y a aucune citerne au monde qui aurait pu résister à l'impact. Il n'y avait pas d'urgence à changer les wagons pour des plus récents avant l'accident, il n'y en a toujours pas maintenant, quoi que puisse dire Greenpeace par exemple.

Aspects économiques de la sécurité

Un monde aux ressources limitées comme le nôtre doit forcément faire des choix. Certes, après une catastrophe aussi spectaculaire, des voix s'élèvent pour augmenter la sécurité des trains de marchandises. Or, dépenser trop d'argent pour corriger ce problème ne corrigera rien du tout, parce que les ressources mises ici pour sauver des vies ne seront pas mises ailleurs d'une manière peut-être plus efficace.

Comme on suppose que le gouvernement du Québec se sentira obligé de dépenser pour augmenter la sécurité des voies ferrées, on peut se demander: combien de gens seront sacrifiés silencieusement, par exemple, sur les listes d'attente des hôpitaux pour éviter un autre désastre aussi spectaculaire? Les nouveaux règlements qui seront édictés coûteront aussi très chers aux entreprises, ce qui réduira à terme leurs possibilités de croissance, et donc d'augmenter l'embauche. Or, les groupes de gauche se font un devoir de nous rappeler à l'occasion que la pauvreté réduit l'espérance de vie. Combien de milliers d'années de vie ces règlements enlèveront-ils à une partie de la population pour augmenter ailleurs de quelques centaines d'années celle d'autres individus?

Il n'est pas du tout clair ici que l'état de désuétude (même réel) du réseau de la Montreal, Maine & Atlantic (MMA) ait joué un rôle quelconque dans l'accident. Ni, comme on l'a été affirmé plusieurs fois, la privatisation des réseaux, la vente des actifs moins ou pas du tout rentables à des réseaux locaux plus souples en matière de fonctionnement ou même la dérèglementation réelle ou supposée des activités ferroviaires. L'accident est dû à un problème de freins dont on ne peut jamais vraiment être sûrs qu'ils sont bien appliqués, même si toute la chaîne d'opérations agit selon les règles. Ici donc, en plus de n'analyser qu'une partie du problème de sécurité, on ne se concentre même pas sur le bon problème.

MMA, en 10 ans d'existence, ne semble pas avoir été en mesure de générer suffisamment de revenus pour assurer à son réseau un entretien adéquat, soit. Mais sa direction était consciente du problème et a quand même donné des directives à ses opérateurs afin qu'ils réduisent la vitesse dans les sections les plus dangereuses de son réseau quelques jours avant l'accident. Le soir du drame, l'opérateur a fait mieux que ce qui était demandé, soit appliquer et 15 freins et le frein à air de la locomotive, alors que la règle ne demandait que l'un ou l'autre jusque-là (en effet, en date du 13 août 2013, le tableau à la fin du rapport R11Q0056 a été modifié pour pratiquement tripler le nombre de freins nécessaires lors d'un stationnement sur une pente).

Ce drame n'avait qu'une assez faible chance d'arriver, mais je ne suis pas sûr que de réfléchir comme on le fait présentement va contribuer à réduire l'ensemble des risques au minimum, que ce soit sur les trains ou au niveau de tous ceux qui en dépendent plus ou moins...

----------------------------------------------------------------------------------------------------
* Carl-Stéphane Huot est gradué en génie mécanique de l'Université Laval à Québec.