Tragédie de Lac-Mégantic: le rôle de la réglementation | Version imprimée
par Etienne Bernier*
Le Québécois Libre, 15 août 2013, No 313
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En tant que natif de Lac-Mégantic passionné par les enjeux énergétiques, je suis à la fois bouleversé et fasciné par les événements du 6 juillet. Mes premières pensées sont évidemment pour les proches des victimes. Plusieurs n’étaient qu’au début de leur vie adulte.

Lors de tels moments tragiques, il n’est pas bien vu de s’opposer au refrain dominant: La sécurité à tout prix; Ah! si seulement on avait resserré la réglementation x y z; C’est la faute du « Grand Capital » qui a obtenu la privatisation des chemins de fer pour son profit, etc. Pas besoin de citations puisqu’on en a parlé dans tous les médias. Une fois les esprits reposés, on assistera sans doute à un vif débat entre ceux qui réclament toujours davantage de réglementation, peu importe sa qualité, parce qu’ils ne comprennent pas que cela engendre des coûts (y compris pour eux-mêmes), et ceux qui ne voudront pas trop resserrer la réglementation parce qu’ils en comprennent les coûts mais n’en subissent pas les risques. Or, il ne vaut pas la peine d’entrer dans ce débat puisqu’il est totalement futile! Voici pourquoi.

Dans une économie de marché, la sécurité est le rôle naturel, si on peut s’exprimer ainsi, des assureurs. Ceux-ci décident librement s’ils préfèrent payer des inspecteurs ou payer des réclamations. Si un assureur choisissait d’embaucher trop d’inspecteurs, il finirait par se ruiner et ferait faillite. S’il choisissait d’embaucher des inspecteurs trop pointilleux, il ferait fuir les clients et ferait faillite aussi. À l’inverse, s’il choisissait d’être trop laxiste ou de ne pas embaucher assez d’inspecteurs, il croulerait sous les réclamations et ferait rapidement faillite. Les seuls assureurs qui prospèrent sont ceux qui embauchent juste assez d’inspecteurs, qui s’attardent seulement sur les aspects pertinents de la sécurité, et qui sont juste assez pointilleux.

Prenons l’exemple des incendies causés par des feux de cheminée. Ce phénomène est pratiquement disparu parce que les assureurs ont compris depuis longtemps qu’il valait mieux exiger la mise aux normes des systèmes de chauffage, quitte à frustrer quelques clients, plutôt que de payer des réclamations. Peu importe que les normes soient d’origine étatique: nous savons tous qu’il existe de nombreux organismes non gouvernementaux capables de produire des normes de qualité.

En l’absence de réglementation étatique, les pratiques dangereuses tendent à disparaître car leur abandon génère des économies par l’entremise d’une réduction des primes d’assurance. Le nombre d’accidents s’approche alors de son optimum économique: c’est-à-dire lorsque chaque individu serait autant malheureux qu’on l’appauvrisse pour le surprotéger (trop de précautions), qu’il serait malheureux qu’on lui fasse subir des risques pour son propre bénéfice (trop d’accidents).

En mathématiques, on ne peut jamais améliorer un optimum en ajoutant des contraintes aux variables de décision. De la même façon, les contraintes que la réglementation ajoute aux décisions individuelles les dévient de l’optimum: elles appauvrissent sans protéger et elles font subir des risques sans bénéfice. La réglementation appauvrit lorsque, pour rassurer l’électeur de l’irréprochabilité de son maternage par l’État, elle impose des rituels inutiles qui ralentissent le travail, comme la pose d’attaches redondantes sur des voitures de foin roulant à basse vitesse. Elle fait subir des risques lorsqu’elle réduit les efforts concrets de prévention requis de la part de certains groupes politiquement bien organisés, en espérant que si jamais un accident grave survenait, le blâme pourrait être jeté ailleurs. Plus généralement, la réglementation remplace le calcul économique par le calcul politique, avec des conséquences néfastes prévisibles par la théorie des choix publics.

Réglementer la sécurité est particulièrement dangereux lorsque de facto l’inspection devient un monopole d’État. Cela fait perdre aux assureurs leur capacité d’observer la dangerosité des pratiques et d’ajuster les primes d’assurance en conséquence. Pour un industriel, investir dans la sécurité devient moins rentable qu’investir dans le lobbyisme pour faire assouplir la réglementation. Les pratiques dangereuses sont alors libres d’augmenter tant que les accidents ne deviennent pas un enjeu électoral majeur. Pendant ce temps, on fauche des vies.

Par exemple, les assureurs privés ne s’occupent pas du tout de sûreté nucléaire car les centrales nucléaires ont droit à une limite de responsabilité (75 millions $ au Canada), en échange d’une réglementation d’apparence tatillonne mais dont on ne peut comparer l’efficacité, faute de concurrence. On ne se surprendra donc pas que les centrales nucléaires soient dotées de nombreux dispositifs redondants capables d’éviter les accidents de 75 millions $ autant que possible, mais de bien peu de moyens d’empêcher un accident de 75 millions $ de se développer en catastrophe de 75 milliards $.

Bien qu’évidemment personne ne souhaite une catastrophe nucléaire, le contexte réglementaire rend tout de même difficile de justifier, par exemple, l’achat d’un équipement de dernier recours qui permettrait hypothétiquement de réduire la contamination lors d’un accident grave. Un tel achat ne serait pas logique puisqu’il n’existe pas de prime d’assurance qui pourrait diminuer en contrepartie. On se retrouve ainsi avec Fukushima, où il n’existait aucune procédure en cas de panne totale d’électricité puisque le scénario était jugé impensable tant par le propriétaire que par les autorités réglementaires japonaises. (Était-ce politiquement rentable d’y penser, ce qui aurait inquiété tout le monde?)

Un assureur privé, qui engage sa propre responsabilité, n’a pas l’option de jouer à l’autruche s’il souhaite faire des profits encore longtemps. Personne ne confierait son épargne à un assureur qui prend des risques avec la sûreté nucléaire, de peur de tout perdre au premier accident. Ainsi, même si une série catastrophique de défaillances était inévitable à Fukushima, un contexte réglementaire différent aurait quand même pu permettre de diminuer la gravité de la contamination.

Il est raisonnable de croire que la réglementation de la sécurité ferroviaire au Canada a augmenté, plutôt que diminué, la probabilité que survienne la tragédie de Lac-Mégantic. En effet, cette réglementation crée l’illusion que toutes les compagnies ferroviaires s’équivalent, en termes de risque pour les assureurs, tant qu’elles respectent une série de règles plus ou moins permissives concoctées par l’industrie et approuvées par Transports Canada. Cette illusion incite très fortement les assureurs à ne pas exercer de surveillance et à ne pas effectuer d’inspections qui dédoubleraient celles de Transports Canada. Si cette réglementation avait plutôt été absente, les assureurs de la compagnie ferroviaire fautive (la Maine & Atlantic Railway) se seraient nécessairement intéressés aux pratiques de la compagnie, ne serait-ce que pour évaluer correctement la prime à facturer. Soucieux de leurs profits, ils auraient pu identifier la pertinence de revoir les pratiques de la compagnie lorsque des trains de matières dangereuses sont immobilisés la nuit, et exiger de simples changements sous peine d’une augmentation de la prime d’assurance.

En conclusion, la réglementation a joué un rôle prépondérant dans la tragédie de Lac-Mégantic tout simplement parce qu’elle est superflue. Cela ne veut pas dire que les fonctionnaires et les inspecteurs de Transports Canada sont des gens mal intentionnés ou incompétents. Cela veut seulement dire que si ces mêmes gens étaient plutôt les employés d’assureurs qui se font libre concurrence, alors leur travail serait probablement mieux organisé, et il y a de bonnes chances que nous serions tous davantage en sécurité.

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* Etienne Bernier est diplômé en génie chimique (doctorat) de l'École Polytechnique de Montréal. Il s'intéresse entre autres aux relations entre économie, ressources et environnement.