Les aristocrates sociaux | Version imprimée
par Gabriel Lacoste*
Le Québécois Libre, 15 novembre 2013, no 316
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Ce qui fait la popularité d'une vision de la société n'a rien à voir avec les arguments rationnels. Ceux-ci sont suspects aux yeux d'une majorité qui aime se faire raconter de belles histoires. Le succès des « grandes idées » politiques dans l'histoire est grandement dû à des experts conteurs. À ce jeu, les nationalistes, les conservateurs et les socialistes ont définitivement damé le pion aux libéraux, qui peinent à se faire entendre à force de répliquer avec la plate et simple raison.

Les belles histoires ont plusieurs traits en commun. Elles contiennent des méchants et des héros sur fond d'un grand danger. Il y a un début calme et paisible perturbé par des êtres mal intentionnés et une fin heureuse où les gentils l'emportent. Entre les deux, il y a un combat terrible pour rétablir l'équilibre.

C'est ainsi que les conteurs socialistes vous parleront d'un monde merveilleux qui commence avec l'émancipation de la classe ouvrière sous la bannière d'un pouvoir politique bienfaisant au service de son peuple. Les méchants, ce sont les riches capitalistes; c'est-à-dire les banquiers, les financiers, les patrons alliés avec les curés. Les bons, ce sont les mouvements de lutte pour des causes sociales comme le droit à l'éducation, à la santé, aux programmes sociaux, à l'égalité des sexes. Le danger qui plane, c'est la concentration de la richesse combinée à la destruction de planète Terre.

Rendu à ce stade, l'auditeur doit être placé dans un état de tension terrible. Si les capitalistes l'emportent, les plus démunis n'auront plus d'éducation, plus de soin, plus d'assistance. Les ressources vont s'amasser dans des châteaux forts ou se dilapider dans le luxe éhonté d'une clique triomphante. La Terre aura épuisé ses ressources et l'air ne sera plus respirable.

Cependant, l'auditeur est réconforté d'apprendre que des gens luttent sans cesse pour contrer ces maux et que l'histoire témoigne qu'ils peuvent s'en sortir gagnants. Une fois que le conteur socialiste a réussi à captiver son auditoire de cette manière, l'économiste libéral (ou libertarien) qui objecte avec des arguments rationnels sera alors dépeint par ses ennemis comme un homme de chiffre et de calcul, un être sans sens de la beauté et de l'humanité dont le coeur est suspect. Le libéral a perdu alors la bataille des esprits.

Dans le cadre de ce texte, je propose à mes camarades de combat une stratégie pour vaincre nos ennemis à leur propre jeu en leur opposant un conte libéral.

Histoires d'aristocrates sociaux

Pour qu'une bonne histoire fonctionne, il faut en appeler à des images fortes. Si les socialistes ont trouvé chez les capitalistes leurs méchants, je propose d'y substituer un autre groupe de personnages diaboliques: les aristocrates sociaux. Nous pourrions parler de fonctionnaires, mais le terme n'a pas assez de puissance symbolique et il ne correspond pas entièrement à l'idée que j'ai en tête. Aristocrate, c'est bien, car ça renvoie sans l'ombre d'un doute dans l'imaginaire collectif à quelque chose de mauvais.

Qui étaient les aristocrates? Des individus munis de toutes sortes de privilèges grâce à leur proximité du pouvoir royal. Ils justifiaient ces privilèges par la possession d'un sang spécial. Ils avaient l'habitude de mépriser les marchands et les commerçants pour leurs « basses occupations » centrés sur l'échange d'argent et la quête de profit. En comparaison, eux s'adonnaient à des activités culturelles et intellectuelles supérieures. Ils avaient un sens du goût raffiné. Tout cela justifiait leurs existences. Ils étaient également protégés contre les vicissitudes des « marchés ». Qu'il y eut famine, tremblement de terre, guerre, innovation technologique ou fluctuations diverses dans le comportement de la populace; leur position dans la société était assurée par la force et ils n'avaient rien à craindre.

L'histoire nous raconte que les aristocrates ont été remplacés par d'autres classes dirigeantes démunies de privilèges et qui se consacrent à promouvoir l'intérêt populaire. Je propose une autre histoire. Ils n'ont pas disparu, ils ont muté, comme une hydre à qui deux têtes repoussent après décapitation. Auparavant, ils étaient des aristocrates de sang en vertu d'un droit divin. Ils se sont alors transformés en aristocrates sociaux en vertu d'un droit politique afin de récupérer à leur avantage la nouvelle trame narrative en vogue depuis l'apparition des socialistes.

Qui sont ces nouveaux aristocrates? Eh bien, tous ceux qui doivent leur position confortable au sein de la société à leur proximité des décideurs politiques. J'inclus dans cette catégorie: les enseignants, les policiers, les juges, les médecins, les travailleurs sociaux, les banquiers, les fermiers, les ouvriers et patrons d'usine et autres individus dont la position est protégée par le pouvoir politique contre la concurrence et les caprices des consommateurs. Cette catégorisation risque d'en faire sursauter plusieurs et c'est justement cela le but. Comment dire… je sens de l'hypocrisie dans l'air et j'aime bien m'y attaquer avec toute la malice libérale qui peut me caractériser en me disant que j'ai assez enduré la malice des socialistes.

En quoi ces gens sont-ils aristocrates? Eh bien, comparez les privilèges et attitudes de la veille aristocratie avec les leurs et ça parle assez de soi.

L'aristocratie du savoir

Un chercheur ou un professeur en sociologie ou en philosophie, par exemple, n'a pas à quémander des fonds à ses étudiants pour poursuivre ses activités. Il considère ce marchandage comme étant vil, abaissant, dégradant à la lumière de la noblesse de son activité, trop noble pour se conformer aux caprices du « marché », comme si le « marché » était autre chose que Monsieur et Madame Tout-le-monde en chair et en os qui demande un service moyennant le fruit de son travail. Ils enveloppe cette rhétorique dans une logique de « justice sociale », brandissant la peur que les pauvres n'accèdent plus à la grandeur de son savoir et dissimulant ainsi le fait qu'il s'est créé subtilement une niche à l'abri des consommateurs où il peut gagner confortablement sa vie à faire ce qu'il aime, exactement comme les vicomtes et les ducs d'antan le faisaient.

Si les étudiants devaient débourser le plein prix d'une étude qui ne les aide pas à affronter le marché du travail, ils choisiraient de s'ouvrir l'esprit autrement! Ou bien le sociologue ou le philosophe accepterait de loger dans un petit local, d'exiger moins et de gagner sa vie comme un professeur de yoga. L'arnaque, c'est que l'étudiant paie le plein prix, mais que la facture est dissimulée dans ses taxes, ses impôts, dans l'inflation et dans un coût d'opportunité. L'idéologie du droit à l'éducation n'est ainsi qu'une manière de protéger les pourvoyeurs d'éducation de l'esprit critique de leurs consommateurs.

Les raisons invoquées sont comparables à celle des aristocrates. L'activité du savoir est trop noble pour être traitée comme d'autres services. L'être même du professeur est supérieur de par sa culture, son savoir, sa sagesse. Le contraindre à s'adapter à une demande qu'il ne contrôle pas serait l'avilir. Au fond, que cherche-t-il? À vivre sa vie comme il l'entend sans rendre des comptes à qui que ce soit. Le critère qui le différencie des anciens aristocrates, c'est qu'il a eu droit à une « égalité des chances » pour se rendre là où il est, contrairement au critère du sang. Pour le reste, l'inégalité est amplement justifiée, façon de dire qu'avec un bon test pour juger les êtres, la nature les a sélectionnés parmi les meilleurs. De tous les aristocrates sociaux, il est probablement le pire d'entre eux, le plus bouffis d'orgueil, le plus dangereux et le plus hypocrite en vertu de son talent dans l'art de la rhétorique et de toute la publicité qui tourne autour de ses idées.

Des activités trop nobles pour être marchandées

Maintenant, pouvons-nous inclure parmi l'aristocratie tous les autres protégés mentionnés plus haut? Oui. Ce n'est pas un hasard si le gouvernement s'occupe des services présumés les plus « nobles » et laisse aux marchés l'administration des services les plus « vils ». Il y a un argument nobiliaire commun qui peut rassembler tous les pourvoyeurs de ces services. Le policier protège les gens. Que serait la protection si elle était l'objet d'un marchandage? Le juge établit la justice. Que serait la justice si elle était l'objet d'un marchandage? Les médecins et les infirmières soignent les gens. Que seraient les soins s'ils faisaient l'objet d'un marchandage? Nous pouvons inclure dans cette logique le petit fermier local ou le brave ouvrier d'une usine d'aluminium dont le labeur ne mérite pas que nous le marchandions.

Le pouvoir politique tisse ainsi une toile de protection regroupant en son sein une large coalition d'occupations jugées trop nobles pour être le fruit d'un marchandage. Ces gens-là auront des augmentations salariales qui suivront l'inflation. Ils pourront continuer de faire ce qu'ils font même si la demande pour leurs services diminue. Ils auront droit à des fonds de pension garantis indépendamment des succès ou des échecs de leurs investissements. Ils auront tous les privilèges des aristocrates d'antan supposément parce que leurs activités sont trop nobles pour être confrontées aux vicissitudes des marchés.

Qu'est-ce qui relient ces gens? La même chose que ce qui reliait l'aristocratie : le mépris du commerçant, de l'argent, des prix, de celui qui est habile dans les échanges et qui réussit sans l'aide d'aucun ordre ou d'aucun pouvoir; mais également le commun des mortels. Ne vous méprenez pas. Certains banquiers, patrons et investisseurs sont des aristocrates. Ils sont protégés par le pouvoir. Ces gens-là sont de la même trempe que les autres et nos aristocrates sociaux ont intérêt à les exclure de leur rang, même s'ils en font profondément partie. Il leur manque peut-être la noblesse d'activité, mais ils ne manquent pas de protection. Cependant, il est erroné de considérer l'ensemble des activités commerçantes sous le modèle de cette minorité et d'y voir l'illustration des vices du capitalisme.

Au contraire, le capitalisme renvoie à l'ensemble des sphères d'activités laissées en dehors de la protection du pouvoir. Le capitalisme, c'est l'activité de tous ceux qui n'ont pas le privilège de travailler dans une bureaucratie ou entreprise protégée par le gouvernement, mais qui doivent tout de même payer 15% de taxes sur tous leurs achats, de 25 à 50% d'impôt sur leur paie, qui voient le prix des choses augmenter sans cesse suite à la dévaluation de la monnaie par les autorités politiques et qui se retrouvent dans des secteurs d'activité où la croissance est freinée parce que de plus en plus des ressources sont détournés vers les « services publics ».

Dans l'esprit des aristocrates sociaux, ces gens-là sont victimes de la « société de consommation », zombifiés par les publicités des méchants capitalistes, et ne font que « surproduire », contribuant ainsi à menacer l'équilibre planétaire. Notez ici le même ton de mépris que l'aristocrate de sang avait envers le peuple, juste pour mieux comprendre comment l'histoire se poursuit dans l'idéologie anticapitaliste contemporaine.

Le bien du peuple versus celui des aristocrates

Les aristocrates sociaux vont prétendent qu'ils agissent pour le bien du peuple. Au fond, n'est-ce pas eux qui leur fournissent éducation, protection, justice, santé et autres nobles services? Les bienfaits du pouvoir politique sont largement justifiés par le principe d'un impôt progressif (les plus riches paient plus) combiné à un accès universel aux services publics. Cet argument ne tient pas compte de l'ensemble de la situation et n'en offre qu'une vue bien partielle. « Les plus riches », ce sont en partie eux; donc ils agissent comme une bande mafieuse qui verse un plus gros montant au parrain en échange d'une meilleure protection.

Ensuite, ils peuvent gonfler à la hausse le prix de leurs services à même le pot collectif, car ils n'ont pas de concurrents. Ils n'ont pas non plus d'incitation ou de pression à faire mieux avec moins. C'est tout un privilège ça! Finalement, ils peuvent ainsi vendre des services que les consommateurs ne voudraient pas autrement. Il y a des gens qui devraient tout simplement se trouver une autre occupation en dehors de ce système d'imposition forcée et de monopole public.

La plupart des étudiants ne paieraient pas pour un cours de philosophie ou de littérature, pas plus que les gens paieraient pour un inspecteur de la langue ou pour un guerrier combattant sans succès la drogue. Il y a des causes judiciaires qui cesseraient d'être poursuivies pour être réglées à l'amiable. L'administration de ces services seraient réduite à leur plus simple expression, celle qui est conforme aux désirs des consommateurs; c'est-à-dire du peuple. Or, cela n'est pas dans l'intérêt des aristocrates sociaux. Ils s'acharneront donc pour vous convaincre du contraire en usant du maximum de rhétorique qu'ils connaissent pour vous faire vraiment peur avec les « méchantes compagnies » et les « méchants capitalistes égoïstes » qui ne pensent qu'à l'argent et ne voient qu'à court terme.

Les vrais méchants de l'histoire

Nous avons donc trouvé-là notre méchant dans la belle histoire libérale de nos problèmes sociaux. Une difficulté qu'elle pose, c'est que pour être belle, cette histoire ne doit pas placer l'auditeur dans le rôle du méchant. Or, les risques sont bien réels que de nombreux  lecteurs de ce texte soient, d'une manière ou d'une autre, associés avec les aristocrates sociaux, car ce sont eux qui ont l'habitude de s'intéresser à la société, tel un vautour tournant autour de sa proie. Si vous êtes complice, ne vous en faites pas. Vous êtes complice aussi du capitalisme, alors il n'y a pas de quoi paniquer.

Afin de réduire le plus possible la taille du groupe des méchants, question de ne pas heurter les sensibilités, il faut garder à l'esprit que dans ce petit jeu de protection par le pouvoir politique, il y a des dupes. Dans la pyramide des activités protégées, le conducteur d'autobus, l'ouvrier, le concierge ou la secrétaire d'un service public ne sont pas ceux qui reçoivent la plus grande part du butin. Dans la balance de ce qu'ils gagnent en privilèges et de ce qu'ils perdent en taxes, en impôts et en autres coûts cachés, il y a des chances qu'ils perdent plus qu'ils n'en gagnent ‒ d'autant que leurs activités ne disparaîtraient pas du jour au lendemain parce que leurs employeurs deviendraient une société privée et que, bien souvent, ils ont justement la capacité de se trouver une activité aussi profitable dans le secteur privé en y mettant un peu les efforts. La prospérité qui résulterait de la disparition de l'obstacle politique au développement viendrait rapidement compenser les bienfaits qu'ils pensent tirer des mamelles du pouvoir.

En ce sens, les vrais méchants ce sont surtout les gros aristocrates sociaux; ceux qui reçoivent une grosse part du butin ou qui veulent obstinément s'adonner lucrativement à une activité dont vous n'avez nul besoin. Si vous ressentez la pulsion viscérale de rendre quelqu'un responsable de votre misère, prenez-vous en à eux. Si vous avez besoin d'une grande menace pour donner de l'ampleur à votre combat, dites-vous que ces gens-là sont en train de racketter et d'obstruer tous ceux qui produisent honnêtement dans notre société; qu'ils jouent avec votre cervelle en tentant d'y implanter des idées tordues et de vous faire peur avec l'apocalypse; qu'ils causent sans arrêt des crises économiques en tentant en amateur de les diriger; qu'ils menacent votre propriété en s'ingéniant à augmenter encore et encore vos impôts.

Si vous voulez vraiment mettre la cerise sur le sundae du drame, pensez à la dette publique que vous enfants auront à rembourser à cause d'eux. Représentez-vous cette menace, donnez-lui de l'ampleur, placez les gros aristocrates sociaux véreux au centre de l'histoire en tant que gros méchants. Puis, intervenez en gentil libéral héroïque qui est là pour sauver le plombier, le vendeur du dépanneur, le minier et autres chics types de cette menace terrible en réclamant sans cesse de nouvelles privatisations des services publics accompagnés de baisses de taxes massives et de dérèglementation majeure des marchés, question de briser une fois pour toute la tyrannie hypocrite des cartels publics.

Même si j'écris cela, je dois vous avouer que je ne suis pas du genre à apprécier les histoires de bons et de méchants. J'ai tendance à croire que les gens sont bons, riches ou pauvres, quelles que soient leurs opinions politiques, leurs occupations dans la vie ou leur culture. Certains font des erreurs, mais ce sont des erreurs compréhensibles. Cet écrit a davantage une fonction satyrique visant à illustrer aux anticapitalistes comment cracher en l'air peut vous retombez dessus. Si ce texte vous a donné la sensation d'être attaqué, dites-vous que c'est exactement de cette manière que réagissent vos ennemis.

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* Gabriel Lacoste travaille dans le secteur des services sociaux et complète une maîtrise en philosophie à l'UQAM.