L'égalitarisme selon Kurt Vonnegut | Version imprimée
par Gilles Guénette*
Le Québécois Libre, 15 septembre 2014, no 324
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/14/140915-8.html


« L'égalité produit [...] deux tendances: l'une mène directement les hommes à l'indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu'à l'anarchie; l'autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude. » -Le despotisme démocratique, Alexis de Tocqueville

Ah les inégalités! Il ne se passe pas une journée sans qu'il en soit question dans les médias. Récemment, l'économiste français Thomas Piketty y a consacré un bouquin. Des économistes de l'agence de notation financière Standard & Poor's y ont consacré une étude. La France a même mis sur pied un observatoire pour... les observer. Pour leurs nombreux détracteurs, elles sont tout ce qu'il y a de plus néfaste pour ce qu'ils appellent « le tissu social » et même, dernier spin en liste, pour la croissance économique. Et comme c'est souvent le cas, il est urgent d'agir pour remédier à la situation.

Tous vers le bas

Les détracteurs des inégalités, pour la plupart, sont partisans de formes plus ou moins avancées d'égalitarisme. Pour ceux qui ignorent de quoi il s'agit, l'égalitarisme, selon Wikipédia, « est une doctrine politique prônant l'égalité des citoyens en matière politique, économique et/ou sociale, selon les contextes. Dans le sens vulgaire, l'égalitarisme désigne plus particulièrement la doctrine qui a pour valeur politique suprême l'égalité matérielle de tous. »

À quoi ressemblerait une société où l'égalitarisme aurait été poussé à son aboutissement le plus logique? L'auteur américain Kurt Vonnegut (1922-2007), à qui l'on doit le classique Slaughterhouse Five (Abattoir 5), a tenté d'y répondre en 1961 dans une nouvelle dystopienne de science-fiction intitulée Harrison Bergeron ‒ un portrait des plus convaincants et ma foi terrifiant de ce que serait un monde où tout le monde serait égal à tous points de vue.

L'action se déroule aux États-Unis en 2081. Un couple regarde un ballet à la télévision. Les danseurs sont attriqués de poids et de masques pour contrer leur grâce et couvrir leurs fins traits. Ils sont « handicapés » de sorte que les téléspectateurs qui les regardent ne se sentent pas mal face à leur propre apparence. En raison de leurs « handicaps », les danseurs sont tout sauf gracieux. Un bruit interrompt le cours des pensées de George. Deux des danseurs à l'écran entendent le même bruit; ils doivent manifestement porter le même « handicap ». Hazel, son épouse, l'a aussi entendu, mais elle n'en fait plus de cas.

C'est qu'en raison d'une série d'amendements à la Constitution, tous les Américains sont maintenant pleinement égaux, ce qui signifie que personne n'est plus intelligent, plus beau, plus fort ou plus rapide que n'importe qui d'autre. L'« Handicapeur général » et son équipe d'agents handicapants s'assurent que les lois sur l'égalité sont respectées et appliquées partout sur le territoire. Ces lois obligent les citoyens à porter des « handicaps » pour toutes sortes de raisons ‒ un masque pour couvrir les visages des personnes jugées trop belles, des casques d'écoute émettant des signaux radio assourdissants pour que les plus intelligentes soient incapables de se concentrer et de former des pensées cohérentes, de lourds poids pour ralentir celles qui sont trop fortes ou trop rapides.

Hazel est dotée d'une intelligence « moyenne », terme politiquement correct utilisé en 2081 pour référer à une personne ayant une intelligence bien inférieure à la moyenne, et n'est pas particulièrement belle. Elle n'est donc pas tenue de porter d'« handicaps ». George, par contre, même s'il n'est pas particulièrement beau, possède une intelligence supérieure à la moyenne et est robuste; il doit porter un casque d'écoute qui émet des sons abrutissants et des poids qui ralentissent ses mouvements vingt-quatre heures par jour. Leur fils de 14 ans, Harrison, est plus beau, plus fort, plus rapide et plus intelligent que la moyenne. Il porte tous les modèles d'« handicaps » qui existent. L'adolescent a été emprisonné relativement à des accusations de complot visant à renverser le gouvernement. Mais ça, ses parents s'en souviennent à peine...

Donc, le couple regarde la télé. Jugeant que son époux a l'air fatigué, Hazel l'invite à s'allonger sur le divan et à reposer son « handicap » ‒ 47 livres (21 kg) de poids placés dans un sac serré autour de son cou. George rétorque qu'il va bien et qu'il ne remarque plus vraiment le poids excédant. « Pourquoi ne retires-tu pas un peu de poids de ton sac? », lui demande-t-elle. Ce à quoi il répond: « Si tout le monde enfreignait la loi de cette manière, nous vivrions encore dans une société ou règnerait la compétition ». Et Hazel de s'empresser de dire qu'une telle éventualité ne lui plairait pas. Un bruit retentit dans les écouteurs de George et interrompt la conversation. « Il était fort celui-là! », déclare Hazel. Il ne se souvient plus très bien de ce dont ils discutaient.

Un lecteur de nouvelles apparaît maintenant au petit écran et tente de lire un bulletin. Ayant un important trouble de la parole, et incapable même de dire « Mesdames et Messieurs » après trente secondes, il remet le bulletin à une des danseuses pour qu'elle le lise ‒ Hazel le félicite d'avoir tout de même essayé et soutient qu'il devrait obtenir une augmentation de salaire pour son bel effort. La ballerine, qui porte un masque des plus grotesques et des poids destinés à un homme de 200 livres (90 kg), entreprend la lecture de sa belle voix. Puis, s'excusant, emprunte une voix plus rauque afin de s'assurer que son timbre de voix ne choque personne. Le bulletin indique qu'Harrison Bergeron s'est échappé.

Certains sont plus égaux

Une adaptation cinématographique de Harrison Bergeron a été tournée pour la télévision en 1995. Le film ‒ qui avait reçu la bénédiction de Kurt Vonnegut, Jr. à l'époque et dont la prémisse de base est: « Parce que tous les hommes ne sont pas nés égaux, c'est le rôle du gouvernement de les rendre ainsi. » ‒ met moins l'accent sur les attributs de beauté, de rapidité ou de force, comme autant d'« handicaps », pour se concentrer davantage sur celui de l'intelligence.

L'action se déroule à une époque ultérieure à ce qu'on appelle la seconde révolution américaine. Dans des États-Unis aux allures des années cinquante (des études ont révélé que le niveau de bonheur était plus élevé dans les années 1950, les autorités ont donc recréé l'époque pour le plus grand bien de la population), environ 100 000 policiers sont chargés de faire régner sur tout le territoire une paix qui règne de toute façon et où le crime n'existe pratiquement plus.

Tourné à Toronto, le film met en vedette Sean Astin dans le rôle du jeune surdoué qui est forcé de subir une chirurgie corrective visant à ralentir de manière draconienne les connections cérébrales de son cerveau et ainsi le rendre plus égal aux autres. Même avec une sorte de casque que doivent porter en permanence tous les Américains, et qui l'empêche un peu de se concentrer, Bergeron est trop intelligent. Au grand dam de ses parents et de ses professeurs, il est né plus doué intellectuellement que la moyenne et obtient toujours de mauvaises notes à l'école (c'est-à-dire des « A », dans son cas).

Le jour de l'opération, il est enlevé puis amené dans un endroit secret (le National Administration Center) à partir d'où une organisation gouvernementale non moins secrète gère la société. Elle est responsable, par exemple, de la production de toutes les émissions de télé ‒ dans lesquelles tous sont égaux ‒ que regarde la population. Elle est en charge de la confection des handicaps, de la gestion des écoles, des transports, des entreprises et de l'économie (comme dans nos sociétés plurielles en fait...), etc. Autant de domaines qui ne peuvent manifestement pas être laissés entre les mains de gens « moyennement intelligents ».

Favorisant la sélection plutôt que l'élection, l'organisation est aussi responsable du choix des politiciens. Comme il s'agit d'une position qui ne réclame pas un niveau d'intelligence supérieur à la moyenne, et que tout le monde est égal de toute façon, c'est un ordinateur qui détermine qui seront les heureux élus. Dans une scène plutôt comique, Bergeron est invité à choisir le nouveau gouverneur du Connecticut et à lui téléphoner pour lui apprendre la bonne nouvelle. Le tout prend moins d'une minute. (Imaginez les économies d'échelle!)

Dans la nouvelle originale comme dans cette adaptation cinématographique, le héros meurt à la fin ‒ quoique dans des circonstances bien différentes. La finale du film s'approche davantage d'un idéal libertarien que celle de la nouvelle. Elle est moins ambigüe et laisse le spectateur sur l'espoir d'une éventuelle révolte...

Tout le monde il est beau...

Dans la société égalitariste parfaite telle que dépeinte par Vonnegut, personne n'est plus mal en point que son voisin. L'envie n'existe plus, ni la rancune ou l'hostilité, et les gens se contentent de ce qu'ils ont. Ils voient d'un bon oeil ceux qui font leur possible et n'ont plus aucune raison de se sentir mal pour ce qu'ils sont. Une sorte de paix sociale règne partout sur le territoire où toute forme d'injustice a été éradiquée.

Voilà pour l'utopie. Mais dans les faits, une telle société pourrait-elle fonctionner? Non. Pas plus que le communisme ne pouvait fonctionner. C'est sans doute pour cette raison que le réalisateur de l'adaptation cinématographique a cru bon de mettre l'accent sur la dimension de gestion centralisée de la société. Des humains dépourvus d'un degré d'intelligence plus élevé que la moyenne ou d'envies ne pourraient faire rouler des économies complexes comme celles dont nous jouissons.

Ce qu'il y a de rassurant, c'est que la majorité de nos contemporains qui lisent ou voient Harrison Bergeron prennent encore pour le héros de l'histoire et non pour l'« Handicapeur général » et son équipe d'agents handicapants. Mais à force de réduire les inégalités sociales, à coup de nouvelles lois et de règlements, peut-être qu'un jour la tendance se renversera et que nous serons un peu plus près de la société décrite dans la nouvelle de Vonnegut?

Note: On peut lire Harrison Bergeron sur Archive.org, écouter une version audio, voir le film tourné pour la télévision sur YouTube et voir une version plus courte et plus fidèle à la nouvelle.

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* Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.