Entretien avec François-René Rideau sur l'État, les monopoles et le profit - Première partie | Version imprimée
par Grégoire Canlorbe*
Le Québécois Libre, 15 décembre 2014, no 327
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/14/141115-4.html


François-René Rideau est un informaticien français. Parmi les sites qu'il anime, Bastiat.org est consacré à l'oeuvre de l'économiste libéral Frédéric Bastiat, Le Libéralisme, le vrai contient ses essais, et Cybernéthique est son blog apériodique.

1. On entend fréquemment: La liberté à l'état brut (sans restriction imposées par l'État) c'est la liberté du renard libre dans le poulailler libre. C'est la liberté du plus fort d'écraser le plus faible, la liberté du capitaliste d'exploiter le prolétaire, la liberté du riche de dire au pauvre: « Tu gagneras mon pain à la sueur de ton front. » Que penser, selon vous, de ce lieu commun couramment formulé pour diaboliser et désarçonner les partisans de la liberté individuelle?


Petite pause terminologique: avant de répondre à vos questions, je voudrais clarifier dans quel sens j'emploierai certains mots que d'autres emploient souvent à tort et à travers, parfois sans dénoter de concept clair, parfois en faisant des glissements sémantiques d'une définition à l'autre.

J'appellerai capitalisme un système social fondé sur le respect de la propriété privée: la propriété est un domaine où chacun est libre d'agir à sa guise, et responsable des conséquences; il est prohibé d'enfreindre le domaine d'autrui, sous peine de devoir réparer les dommages causés, voire de payer des dommages doubles ou triples si on l'a fait de mauvaise foi. Cette propriété s'étend à tout ce que l'on acquiert sans nuire à la propriété d'autrui, par primo-possession (à commencer par son propre corps), par son travail transformant sa propriété existante, ou par échange mutuellement consenti avec d'autres propriétaires. Elle comprend bien sûr tous les « moyens de production » – après tout, chacun possède son propre corps et sa propre tête qui sont des moyens de production, et a besoin d'outils et machines, de matériaux à transformer, d'immobilier, sans parler de nourriture et autres moyens de subsistance, pour toute activité productive. Nationaliser tous les moyens de production, c'est donc faire de tous des esclaves de l'état.

J'appellerai étatisme un système social fondé sur le pouvoir d'un état, organisation disposant de la suprématie des armes sur un territoire donné, et revendiquant un monopole légal sur l'usage de la force sur ce territoire. Un état pourra étendre ce monopole sur de nombreux autres domaines, et s'arroge ipso facto le droit d'exproprier les individus de leur choix dans tous les domaines qu'il monopolise, à commencer par celui de l'usage des armes. Un état pourra proclamer agir au nom de ses agents conquérants ou de ses victimes conquises, d'un dieu incarné ou d'un principe abstrait, ou pour quelque prétexte que ce soit; son essence reste ce monopole. Cet état peut être limité dans son domaine d'action par la reconnaissance d'un Droit antérieur et supérieur à l'état (droit naturel, droit divin, tradition, etc.), ou peut n'avoir d'autre limite que celles qu'il se donne lui-même et se permet d'interpréter ou de réviser quand cela lui convient, et être donc totalitaire.

Par extension, et quand le contexte rend la chose claire, j'appellerai aussi capitalisme ou étatisme le désir de se rapprocher d'un tel système, ou la tendance à évoluer vers un système plutôt que l'autre, plutôt que forcément absolu où l'état serait tout ou rien. J'appellerai libéralisme la philosophie qui justifie le capitalisme et dénonce l'étatisme, sa dynamique de pensée, l'école qui l'a développé, la tradition qui l'accompagne, et réalisation délibérée de ses idées. J'appellerai socialisme la philosophie qui justifie l'étatisme et dénonce le capitalisme, son état d'esprit, l'école qui l'a développé, la tradition qui l'accompagne, et réalisation délibérée de ses idées. J'appellerai respectivement libéraux et socialistes les personnes, les idées, les actions, les tendances qui participent de ces écoles de pensée respectives.

Notons aussi que j'écrirai « état » sans majuscule, car loin d'être une institution au-dessus des hommes méritant d'être sacralisé, ce n'est qu'une organisation criminelle composée de la lie de la société, digne de l'opprobre.

Maintenant, pour répondre à votre question, les paroles qu'une personne prononce souvent échouent à nous informer sur le (reste du) monde mais toujours nous informent sur la personne qui les prononce. En l'occurrence, ces slogans ne décrivent absolument pas la liberté, mais en disent long sur l'état d'esprit de ses ennemis.

Un de mes tous premiers écrits libéraux inclut une analyse du slogan comparant le libéralisme au « renard libre dans le poulailler libre ». J'ai récemment republié cette analyse comme un court essai à part entière. Souvent, des étatistes ressortiront cette métaphore animalière pour dénoncer la liberté économique, avec le sous-entendu que l'état est nécessaire pour protéger les citoyens comme le fermier l'est pour protéger les poules. Mais cette métaphore ne renseigne absolument pas sur la liberté, puisque les poules libres ne vivent pas confinées entre poules dans un espace clos où elles sont sans défense à la merci d'un prédateur faufilé, mais vivent au grand air, où elles ont de l'espace pour s'enfuir en courant et sautant, des arbres pour se percher, et des coqs qui combattront à mort pour la défense de leur famille plutôt que pour amuser des parieurs (ou plutôt qu'être broyés vivants à la naissance pour être nés du mauvais sexe). Par contre cette métaphore est riche pour décrire la nature de l'état; par elle, les étatistes reconnaissent implicitement que le rapport de l'état aux citoyens est celui du fermier aux poules: celui d'un prédateur qui exploite au maximum ses victimes, les réduisant à l'esclavage pour profiter des œufs qu'elles pondent, jusqu'à ce que n'étant plus assez productives, elles sont abattues pour finir en rôti ou en pâtée pour chat. La différence entre le fermier et le renard est la même qu'entre le bolchévique en temps de paix qui prend le temps de tuer ses victimes de mort lente en camp de concentration et le bolchévique en temps de guerre qui extermine ses prisonniers à l'approche des troupes ennemies. Mort lente ou mort rapide – en aucun cas le gardien du camp n'est l'ami du prisonnier. Certes, les poules sont plus heureuses élevées en plein air que parquées en batterie ou massacrées par un renard – mieux vaut un état pseudo-démocratique qu'une dictature socialiste voire un régime démocidaire. Mais en aucun cas l'état n'est l'ami du citoyen. La liberté, ce n'est pas une ferme avec un plus grand espace, mais la vie sauvage; s'échapper, ce n'est pas trouver un fermier plus « humain » ou plus compétent, mais se passer de fermier.

Quant à l'idée absurde que la liberté profite au fort qui spolie le faible, ou la variante connue d'Anatole France selon laquelle « la majestueuse égalité des lois interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans la rue et de voler du pain », elle est typique du « deux poids deux mesures et pétition de principe » par lequel les étatistes justifient toujours l'état: en proposant un critère qu'ils refusent d'appliquer à leur propre état, dont ils supposent sans réfléchir une seconde que leur état chéri satisferait au critère et sortirait vainqueur de la comparaison. Car la liberté que nous revendiquons, c'est bien, pour reprendre François Guillaumat, « la propriété naturelle, qui interdit de voler aux puissants comme aux faibles ». Or, c'est par l'état principalement que les citoyens sont spoliés, délestés de la moitié de leur production, sans parler de leur dignité, de leur liberté, etc.; c'est l'état dont la fiscalité et les réglementations monstres écrasent les petits entrepreneurs et favorisent les grandes entreprises bureaucratiques qui vivent de rentes de monopole ou d'oligopole; c'est l'état qui crée et protège une classe très particulière de riches: les prédateurs, les corrompus, les recéleurs de faveurs, etc., au détriment du public, et des entrepreneurs qui eux ne peuvent devenir et rester riches qu'en créant de la richesse et en satisfaisant leurs clients. Bref, c'est bien l'état qui garantit l'immunité à une classe croissante de prédateurs, là où la liberté consiste justement à les pourchasser sans pitié.

Encore une fois, les arguments utilisés pour vilipender la liberté, bien loin de démontrer quoi que ce soit contre le libéralisme, au contraire ne font que révéler la déchéance intellectuelle dans laquelle se vautrent les étatistes.

D'ailleurs, j'ai récemment tracé grâce à Google Books l'origine en France de cette expression: elle apparaît en 1914 dans une recension du livre de Henry Wickham Steed, The Habsburg Monarchy (1913), qui, dans une tirade aussi antisémite qu'antilibérale (l'un par l'autre), citait avec approbation ce mot qui se veut d'esprit du révolutionnaire allemand Ferdinand Kürnberger. Je dénonce souvent le fallacieux argument ad hominem du « lieu d'où l'on parle » que Marx a popularisé auprès des socialistes, selon lequel l'identité du prosateur disqualifierait automatiquement son propos; mais il est approprié d'appliquer à des débattants les critères qu'ils prétendent imposer aux autres, et de renvoyer les anticapitalistes à la fange antisémite dont ils ne sont jamais complètement sortis.

2. Sous quelles circonstances et pour quelles raisons êtes-vous devenu un défenseur de la liberté et de la propriété privée? Avez-vous découvert la philosophie libérale à l'ENS ou en autodidacte?

Je crois que le tour d'esprit libéral était en moi depuis très jeune, mais qu'il était latent par absence de contact avec les idées libérales, presque totalement occultées en France. Si je dois créditer quelqu'un pour mon libéralisme, c'est ma mère, qui m'a souvent guidé dans mes lectures, dans sa quête intellectuelle de comprendre le pouvoir et comment le contenir. En même temps, elle n'est pas libérale (quoiqu'elle se soit libéralisée quelque peu à mon contact), mais réactionnaire, nationaliste et protectionniste – et pourtant radicalement individualiste et anti-conformiste à la fois. C'est donc après de multiples détours que le contact s'est finalement fait en lisant La route de la servitude, de Friedrich Hayek, puis finalement en découvrant Frédéric Bastiat.

Ma mère et sa famille ont fui trois fois le communisme: la première fois au Vietnam, mon grand-père dut fuir la campagne avec sa famille, car les communistes l'avaient mis sur leur liste noire de personnes à assassiner; en effet, notable local, il contredisait publiquement leur propagande et moquait ouvertement leur idéologie (autant d'ailleurs qu'il raillait les Français et leur catholicisme – mais ceux-ci ne condamnaient pas à mort ni à rien pour délit d'opinion ni pour blasphème); heureusement pour lui, de sa jeunesse où dans son activisme anti-colonial il déjouait la police française, il lui restait des amis fidèles dont l'un était maintenant bien placé dans le Parti communiste, qui l'avertit à temps du danger mortel; échappant ainsi au sort de centaines d'opposants politiques assassinés par les communistes pour l'expression de leurs opinions, il se réfugia donc dans la ville de Hanoï, alors encore tenue par les Français. Après la reddition honteuse du gouvernement socialiste français, consécutive à la défaite incompétente de Diên Biên Phu, les Vietnamiens du Nord ayant à craindre pour leur futur aux mains des communistes n'eurent que quelques jours pour fuir vers le Sud – ce que fit mon grand-père et sa famille. Enfin, durant et après la guerre menée aussi de façon non moins affligeante par les Américains contre les démocidaires communistes, ma mère et tous mes oncles et tantes fuirent le Vietnam pour l'Occident, mon grand-père partant en dernier dans les années 1980 (là encore, l'influence de son ami lui permit après la chute de Saïgon d'éviter d'être envoyé à la mort en camp de concentration malgré sa grande gueule). Je fus donc vacciné très tôt contre le communisme, autant d'ailleurs que contre le catholicisme et la droite française bon teint. En 1984, ma mère traduisit en vietnamien le livre du même nom, que je lus alors (en français) – le lire me marqua, et je fus plus que jamais intéressé par la question de la liberté politique.

J'eus ma période d'utopie socialo-écologiste; sans même avoir lu grand-chose sur le sujet que la propagande ambiante, à quatorze ans, je réinventais les mêmes projets absurdes, et fus bien marri quand mon (grand) frère démonta l'idée de financer mes grands projets par l'inflation d'une monnaie légale imposée aux citoyens, m'expliquant qu'elle perdrait de la valeur aussi vite que j'en créerais, serait bientôt refusée à l'étranger, et ne serait acceptée dans mon pays que par la force la plus tyrannique. Ce fut une bonne leçon.

J'attendais beaucoup des cours de philosophie que j'aurais enfin en terminale, envisageant de peut-être me destiner à une carrière dans ce domaine. Mais je fus vite déçu par un cours empreint de relativisme post-moderne, où la plus grande confusion régnait entre idées et histoire des idées, où passé le XVIIIème siècle il n'y avait plus que des marxistes et des post-modernes franco-allemands, agrémentés d'un petit peu d'ethnographie et de psychologie à deux balles. La liberté n'y était nulle part, et c'était désespérant; à lire ou les manuels scolaires, ou des livres plus sérieux d'histoire de la philosophie, personne ne s'était jamais penché sérieusement sur la question, sauf peut-être John Stuart Mill, qui franchement avait plus de bons sentiments que d'idées claires.

Quand ma mère acheta dans une foire un vieil exemplaire de La route de la servitude, de Hayek, dont elle avait entendu parler, quelle ne fut pas ma surprise de voir qu'un « économiste » pouvait en dire plus sur la liberté qu'aucun « philosophe »! L'approche « cybernétique » de Hayek, en termes de causes et conséquences, de dynamique et de rétroaction, était exactement ce que je cherchais. Je me mis à creuser un peu plus, et trouvais dans le petit manuel de Turgot plus de concepts économiques que dans toute ma scolarité, même si cela paraissait un début incomplet dont il n'était pas clair qui était le successeur; mais je ne concevais toujours pas le rapport étroit entre économie et liberté, et Turgot ne me donna pas envie de lire activement des économistes. (Quant à l'économie mathématique, qui utilise des modèles formels comme poudre-aux-yeux, elle me laissait froid.) Heureusement, ma mère, encore une fois, me fit découvrir Frédéric Bastiat, au détour d'une recension dans Le Monde par Philippe Simonnot du deuxième tome de L'histoire des idées économiques, de Rothbard – elle avait été marquée par le fait qu'un économiste français soit inconnu en France et connu aux États-Unis; je fus quant à moi marqué parce que l'argument présenté de la vitre brisée était exactement ce que j'avais récemment opposé à une connaissance qui jetant des ordures par terre dans la rue prétendit que cela créait de l'emploi pour les éboueurs, à quoi je rétorquai que la même ressource pourrait être employée à débroussailler les forêts, ou toute autre tâche utile, si elle n'était pas gâchée à nettoyer les rues. Je m'empressai de lire du Bastiat, et séduit, de lire tout le Bastiat que je pouvais, et bientôt de le mettre en ligne, sur le site bastiat.org, dont le propriétaire me laissa gracieusement l'administration. Je contactais bientôt le propriétaire de bastiat.net, qui se trouvait alors être Jacques de Guenin; il me prit sous son aile et m'initia aux milieux libéraux, me fit découvrir Ayn Rand et Murray Rothbard, m'introduisit dans l'ALEPS, et me fit rencontrer des grands libéraux, y compris Christian Michel qui me guérit de l'étatisme. Ce fut donc mon privilège de l'avoir comme parrain en libéralisme, ce dont je lui serai éternellement reconnaissant.

Mon éclosion comme libéral a coïncidé dans le temps avec mon séjour à l'ENS; mais si ce séjour a eu un rôle, c'est a contrario via les débats houleux sur le forum électronique des élèves, où les débattants, tous plus étatistes les uns que les autres, me soumirent à un catalogue de poncifs antilibéraux et d'arguments fallacieux. Il ne faut pas mépriser l'importance de cette expérience contradictoire, car ce débat avec des participants tous très intelligents quoiqu'égarés m'obligea à affiner mes arguments, mes opinions – et mes attentes vis-à-vis de ce qu'est ou n'est pas l'intelligence. Ce fut donc une influence très positive. Et puisqu'il me faut reconnaître ces influences a contrario, je dois là encore avouer que ma mère, par son éducation autoritaire, m'a donné une soif de liberté que je n'ai toujours pas pleinement assouvie. Un grand merci et néanmoins un moins grand non merci, donc, maman.

3. Vous écrivez: « My reactionary side values order. My libertarian side values freedom. My conservative side values tradition. My progressive side values novelty. There is no contradiction. The contradiction would come from trying to establish a hierarchy between them, from trying to prop one of them up where it doesn't apply, or from denying it where it does. (And no, it's not a matter of « balance » – typical emotionalist nonsense – but of propriety – to each its own domain.) » Pourriez-vous expliciter votre pensée sur ce point?

Traduisons d'abord pour nos lecteurs non anglophones: « Mon côté réactionnaire attache une grande valeur à l'ordre. Mon côté libéral, à la liberté. Mon côté conservateur, aux traditions. Mon côté progressif, à la nouveauté. Il n'y a pas de contradiction. La contradiction ne viendrait qu'en essayant d'établir une hiérarchie entre eux, d'élever un de ces aspects où il ne s'applique pas, ou de le nier là où il s'applique effectivement. (Et non, ce n'est pas une question d'"équilibre" – absurdité émotionnaliste typique – mais de propriété – à chacun son propre domaine.) »

L'univers objectif est. Si dans une théorie décrivant l'univers, on décèle une contradiction, ce n'est pas l'univers qui se trouve soudain condamné à disparaître d'un coup de baguette logique, pour être remplacé par une fantaisie au choix du théoricien décelant la contradiction; c'est au contraire la théorie qui s'effondre, qui se révèle être fausse, et qu'il faut corriger ou abandonner pour une meilleure théorie. Ce que nos sens, ce que notre raison, ce que nos valeurs, nous apprennent de l'univers, ne peut pas être contradictoire, sauf par une erreur de notre part, qu'il nous faut identifier et corriger; au contraire, les différentes approches par lesquelles nous appréhendons l'univers sont en une profonde harmonie, et se complètent nécessairement les unes les autres – du fait même qu'en fin de compte elles décrivent le même univers objectif.

Les contradictions sont des symptômes qui nous indiquent où sont nos erreurs, et quelles suppositions nous devons reconsidérer: quand la conjonction de plusieurs de nos suppositions mène à une contradiction, au moins l'une de ces suppositions est fausse, et nous devons examiner laquelle ou lesquelles. Comme le disait Claude Bernard: « Il ne suffit pas de dire: "je me suis trompé"; il faut dire comment on s'est trompé. » C'est par un travail conscient d'élimination des erreurs à la source que nous améliorons notre compréhension du monde.

Résoudre de telles contradictions est important, parce que les idées ont des conséquences. Une explication du monde qui nie l'harmonie entre approches cognitives est fausse. Des actions basées sur de telles explications fausses mènent à l'échec et à la souffrance. Pour lire Confucius comme Hayek: quand les concepts nommés sont inadéquats, le discours est inadapté, et les actions mènent à l'échec. Or, quand il s'agit de philosophie, de politique, d'économie, ces conséquences négatives sont à grande échelle. Si seulement ces conséquences ne frappaient que les personnes dans l'erreur, ce serait bien fait, et ce serait un aiguillon pour qu'elles s'améliorent; malheureusement, trop souvent, ce sont des tiers innocents qui subissent les conséquences de ces erreurs, et quand bien même leur auteur en souffrirait en fin de compte, le lien est souvent trop indirect pour garantir que le fauteur apprenne une leçon. Face à des contradictions, refuser d'identifier ses erreurs souvent donc n'est seulement personnellement autodestructeur, mais aussi socialement criminel – car faisant tomber sur autrui les conséquences négatives de ses erreurs. Aussi, là comme ailleurs, errer est humain, mais persévérer est diabolique.

Donc pour en revenir à ces quatre aspects de la pensée politique, pour autant qu'ils nous permettent d'appréhender le vrai, ils ne peuvent pas être en contradiction. L'ordre naît de la liberté et se maintient par elle; la liberté bâtit sur cet ordre, dont elle est l'objet; la tradition accumule des innovations; les innovations qui valent deviennent traditions. Non seulement ce ne sont pas des paires de concepts opposés, ce sont chaque fois deux aspects complémentaires d'un même phénomène dynamique – et il est illusoire et voué à l'échec de vouloir promouvoir l'un par le sacrifice de l'autre.

Chaque concept à sa place, chaque concept a sa place. Tous témoignent d'une harmonie naturelle sans laquelle nulle société ne serait possible. Car l'homme est un animal social; il est dans sa nature de vivre en groupe plutôt que seul. Les sociétés humaines ne sont pas la conséquence d'une force supérieure et contre-nature, supernaturelle, qui aurait réuni les hommes contre leur gré pour les forcer à coopérer; elles sont au contraire une réalité naturelle antérieure à tous les arrangements sociaux forcés. D'ailleurs, la force étatique, loin d'être supérieure et supernaturelle, n'est que trop naturelle, et en fait résolument inférieure et infernale – sa nature de violence dominatrice par des humains trop humains est l'incarnation du Mal même. Le progrès social au cours des derniers millénaires consiste précisément en la découverte de comment s'organiser pour davantage de coopération impliquant moins de force – malgré de nombreuses régressions où le phénomène inverse s'est produit.

Car si les intérêts humains n'étaient pas convergents, par quelle force supérieure, quelle étincelle divine, auraient-ils jamais été liés ensemble en une société? Comment pourrait-il y avoir le moindre progrès, plutôt que dégénérescence au fur et à mesure que l'on s'éloigne dans le temps de cette étincelle divine, lointain souvenir dont la force se dissipe? C'est bien parce que les êtres humains y ont intérêt qu'ils coopèrent, échangent et s'organisent, librement. Et ce n'est jamais qu'en invoquant leur intérêt que les ennemis de la liberté peuvent jamais arriver à les convaincre (à tort) d'abandonner leur liberté et d'opprimer celle des autres.

Or, la pression des intérêts au pouvoir ne fait qu'augmenter cumulativement – car quand le devenir de chacun dépend d'être du « bon » côté du bâton qui réprime la liberté plutôt que du mauvais, nombreux sont ceux qui veulent rejoindre la classe prédatrice et passer du « bon » côté du bâton – à commencer par les plus dénués de scrupules. Entre ruine, extinction ou émigration de la classe productive, et pullulement, cooptation ou immigration dans la classe prédatrice, l'oppression des producteurs par les prédateurs ne fait jamais qu'augmenter – jusqu'à l'explosion, une révolution qui détruira l'établissement actuel, pour le remplacer par un nouveau cancer qui croîtra sur le champ de ruines. Car les esprits ayant été corrompus par le monopole, comment appelleraient-ils de leur vœux une autre solution qu'un nouveau monopole? Ce nouveau monopole repartira certes dans un état plus doux et moins oppressif (modulo la violence nécessaire à l'établir, si l'ancien résiste avant de s'effondrer), mais sa dynamique sera finalement la même. L'absence de liberté, bien loin de garantir l'ordre, apporte le désordre; Comme disait à raison Robert LeFevre: « l'état est une maladie qui se déguise en son propre remède ».

Le maintien ou l'abandon de traditions par la force ne profite qu'aux mauvaises traditions imposées, et nuit à la fois aux bonnes traditions prohibées et à celles imposées, qui perdent leur autorité naturelle. Chacun trouvera des moyens détournés de contourner les traditions imposées, de suivre celles prohibées, et, ayant son attention détournée par la menace promise de violence, paiera conséquemment moins attention aux vraies raisons de suivre ou ne pas suivre chaque tradition. À ce jeu-là ce sont les gens malhonnêtes qui ont l'avantage, tandis que les honnêtes gens sont handicapés. Toujours, la tentation d'utiliser la force comme outil pour le bien n'aboutit en fin de compte qu'à assujettir les hommes à cet outil, la force, qui est la source du mal même – le moyen subvertit le but; et l'outil devient maître de l'utilisateur qui le croyait esclave.

La création ou la prohibition de l'innovation ne fait que la corrompre, la mettre sous le contrôle des mains les moins scrupuleuses, celles des puissants assoiffés de pouvoir et prêts à user de violence pour l'acquérir et le garder. L'emploi de la force pour changer la société ou l'empêcher de changer, loin de pouvoir faire table rase des vices passés ou conjurer des vertus futures, ne fait que retourner à la barbarie et au crime de masse, là où il voulait faire table rase d'un passé honni pour certains crimes; or, c'est par la tradition que les nains que nous sommes pouvons nous tenir sur les épaules des géants du passé. Le monopole, là encore, ne fait que nuire et aux traditions et aux innovations, alors même que ses partisans prétendent qu'il serait nécessaire à défendre les premières et à financer les secondes.

Le monopole nuit à tout ce qui est bon et ne favorise que destruction et corruption. Une société libre, où chacun reconnaît à chaque autre la liberté d'agir à sa guise dans sa propriété, est une société sans conflit – ou en tout cas, où les conflits ne naissent que de l'incompréhension, et trouvent rapidement une résolution paisible. Une société avec un minimum de conflits, c'est une société ordonnée – et vice versa. La liberté, c'est l'ordre. L'ordre, c'est la liberté. C'est aussi le respect des bonnes traditions et la bonne innovation du remplacement progressif des traditions moins bonnes par des meilleures. Cet ordre est stable, car chacun est prêt à défendre sa propriété, qui est son espace de liberté et de responsabilité, pour autant que cette propriété par construction n'empiète pas sur celle d'autrui. Dans cet espace, il sera libre d'innover sur ce qu'il fait de mieux et pour le reste d'adopter les traditions qu'il pense les plus adaptées. Cette défense de la propriété assure que chacun reste pleinement responsable de ses actes, et ne peut pas en faire tomber les conséquences sur autrui – et fournit donc le mécanisme de rétroaction qui permet à tous d'apprendre et de s'améliorer.

D'expérience, les contradictions qui mènent à rejeter la liberté émergent toujours (ou presque?) d'une vision statique (c'est-à-dire sans changement) ou cinématique (c'est-à-dire où les changements importants sont inéluctables, donnés d'avance et pour tout temps, non causés par les actions humaines mais par quelque force supérieure). Cette vision est elle-même souvent liée à l'incapacité ou au refus de certains esprits d'appréhender la réalité en termes de causes et conséquences: la dynamique des relations causales leur est étrangère, et ils ne veulent voir entre phénomènes que des inclusions ou des oppositions, une catégorisation pour/contre, amis/ennemis, dans l'instant ou dans l'éternité; tensions et complémentarités pour eux sont vues comme oppositions, quand bien même leur effet dynamique serait celui d'une symbiose entre deux phénomènes. À l'inverse, ils pourront catégoriser comme « amis » des phénomènes actuellement ou historiquement coexistants dont la dynamique en fait est celle d'ennemis implacables, comme liberté et démocratie.

Les esprits « statiques » inquiets de ces oppositions demanderont un monopole de la force pour les résoudre; le monopole obligerait tout le monde à choisir la « meilleure » option malgré leurs intérêts contradictoires; cette option serait décidée au départ par quelque autorité centrale au pouvoir mystique, au vu de l'ensemble de l'information disponible, sans regard possible sur les situations particulières et leurs changements dynamiques. Au contraire, les esprits « dynamiques » comprendront que les oppositions locales d'intérêts sont des tensions qui ne contredisent pas une harmonie globale; c'est en laissant chacun choisir pour lui-même que l'on découvrira la meilleure résolution; l'information pour la déterminer non seulement n'est pas disponible au départ, mais change au gré des événements et des découvertes, en plus de varier avec des circonstances dont la connaissance est largement implicite et répartie.

Le monopole cultive dans la population un complexe d'insécurité qui en appelle toujours à davantage de monopole pour résoudre les problèmes que ce monopole lui-même cause. Car le monopole de la force, bien loin de protéger la liberté, la nie et la détruit; le principe même de tout monopole est de violer la liberté de ceux auxquels on refuse le choix de leur fournisseur; et plus le monopole s'étend à de nouveaux domaines, plus la liberté s'étiole: en l'absence de choix, nulle comparaison possible, et pas d'information pour prendre des décisions; en l'absence de choix, seule la poignée de sociopathes aux commandes a le choix, alors à quoi bon s'informer pour les autres? Et vu que ces sociopathes ne subiront pas les conséquences des mauvais choix, eux non plus ne seront pas informés. Même avec la meilleure volonté du monde, la gestion de monopole est donc un désastre permanent qui apporte le chaos, opposé radical de l'ordre. Mais cette meilleure volonté n'a rien de garanti quand, au contraire, le monopole crée nécessairement une classe de prédateurs parasites, ceux qui vivent de la rente de monopole, nécessairement payée par une classe de producteurs parasités – et cette classe parasite au pouvoir a ses intérêts propres, opposés à ceux de la classe productive. Loin que l'opposition d'intérêts soit un phénomène inhérent à toute société, dont le monopole serait la solution, c'est l'harmonie des intérêts qui est consubstantielle à la notion même de société, cependant que le monopole introduit une opposition d'intérêts qui polarisera la société.

4. De nos jours l'entrepreneur est massivement perçu comme un être cupide, qui rend certes service aux consommateurs, mais sous réserve qu'il en tire un profit monétaire. Rendre service aux gens en vue de faire du profit n'est pas une activité décente, dit-on: les seuls actes d'altruisme véritables sont désintéressés – et non point motivés par l'appât du gain. À cet égard, la société libre est intrinsèquement mercantile et matérialiste, puisque l'entrepreneur est au cœur de son fonctionnement. Vous écrivez: « Dans une société capitaliste, le profit n'est pas un but ni une motivation. C'est une discipline: chacun doit apporter à la société davantage que ce qu'il en retire. » Pourriez-vous revenir sur le sens profond de cette affirmation?

Cette accusation contre le capitalisme est encore un exemple du « deux poids deux mesures et pétition de principe » des étatistes. Pour gober cet argument, il faut croire que l'état ferait magiquement disparaître la cupidité et que la liberté ferait la part belle aux penchants les plus sordides de l'âme humaine – alors que si l'on examine bien les choses, c'est tout le contraire. Il est d'autant plus ironique que des socialistes reprochent aux libéraux d'être matérialistes, quand ce sont ces mêmes socialistes qui réclament toujours des sous, des sous, tandis que tout ce que réclament jamais les libéraux, c'est la liberté.

Il existe deux façons de s'enrichir: la façon économique, celle des industriels et des marchands, qui consiste à échanger librement les fruits de son travail; et la façon politique, celle des voleurs et des gouvernants, qui consiste à s'emparer par la force des fruits du travail des autres. Le capitalisme, c'est la façon économique de s'enrichir; l'étatisme, c'est la façon politique de s'enrichir. Le profit d'un entrepreneur et de ses co-actionnaires est ce qui reste après qu'il a payé tous ses employés, tous ses fournisseurs, tous ses créditeurs – tous satisfaits d'avoir reçu davantage dans la transaction qu'il ne leur en a coûté; ce profit est le témoin de leur création d'une richesse qui bénéficie au reste de l'humanité. Si au contraire, après avoir satisfait tous les autres acteurs, il reste un déficit, l'entrepreneur et ses co-actionnaires connaîtront une perte, qu'ils devront combler avec leurs biens; cette perte est leur déshonneur d'avoir détruit des richesses et aussi l'aiguillon qui les poussera à se réformer – sinon, par leur vente de l'entreprise ou sa faillite, ils laisseront place à d'autres entrepreneurs qui feront meilleur usage du capital immobilisé. L'alternative au profit, c'est la perte. Faire un profit plutôt qu'une perte est la première et la seule responsabilité sociale d'un entrepreneur (du moins en tant que tel, puisqu'en tant que membre de la société avant d'être entrepreneur, il a aussi bien entendu la responsabilité de ne pas empiéter sur la propriété d'autrui); c'est une discipline qui s'impose à lui, c'est son honneur, c'est la preuve de sa contribution positive à l'humanité, et c'est sa récompense tout à la fois.

Mais ce n'est ni sa motivation, ni son but. Parlez à des entrepreneurs capitalistes à succès – leur psychologie est à l'opposé de la cupidité; demandez-leur ce qui les motive: c'est la création de produits et services nouveaux; c'est le développement d'une entreprise du berceau à l'âge adulte; c'est l'impact positif de son action sur la société; c'est endosser la responsabilité de tous les problèmes concernant l'entreprise, et tous les résoudre avec succès; c'est s'adonner à leur passion et la voir reconnue par d'autres au point qu'ils sont prêts à payer pour le service qu'elle rend. La récompense matérielle n'est que la rançon du succès, quand succès il y a. À vrai dire, la motivation d'un entrepreneur politique qui grimpe les échelons de la politique ou de la bureaucratie n'est pas non plus le train de vie indécent des puissants: c'est la création et le développement d'une structure politique; c'est l'exercice de ce pouvoir sur les autres hommes; l'idée d'avoir un impact sur la société et d'y laisser sa marque. La différence, qui est de taille, est que l'entrepreneur capitaliste doit son succès au jeu à somme positive de la coopération volontaire, tandis que l'entrepreneur politique doit le sien au jeu à somme négative de la coercition. Les profits indécents que font les hommes politiques par l'entremise du lobbying, des « dons » des supporters, de la corruption, des dessous de table, du délit d'initié à « investir » dans des entreprises sur le point d'être subventionnées, ou simplement du détournement d'argent public – sont la preuve d'une richesse équivalente détruite pour la société (voir la Loi de Bitur-Camember). Même le petit parasite, fier d'avoir fait la queue pendant longtemps pour bénéficier d'un soin gratuit de mauvaise qualité, d'un avantage apporté par un fonctionnaire complice, ou de subsides qu'il pense avoir « mérités » par l'obéissance à une consigne de non-travail, fait à petite échelle un profit politique qui témoigne d'une destruction de richesse. Il y a en politique un même déshonneur dans le profit et dans la perte: participer à ce jeu de dupes est en soi-même déshonorable.

L'alternative au capitalisme et son enrichissement économique, c'est l'état totalitaire et sa destruction politique. Les partisans du tout-à-l'état auront beau dénoncer la soi-disant cupidité et le matérialisme d'une société dans laquelle il reste encore du capitalisme, et auront beau prétendre aspirer à une société généreuse de bisounours sans égoïsme, ce qu'ils proposent en pratique est à l'opposé diamétral de leur propagande. Les capitalistes sont les humanistes qui célèbrent l'accomplissement humain personnel, qui en fin de compte est spirituel, même s'il est visible par le progrès matériel qui l'accompagne. Les socialistes sont les matérialistes qui réclament sans cesse des sous, des subsides, des avantages matériels – que l'état ne pourra donner d'une main que parce qu'il en aura volé la contrepartie d'une autre main aux seuls qui peuvent les financer, les citoyens productifs créateurs de richesse. Le capitalisme, c'est la réalisation du potentiel personnel de chaque individu, qui s'accomplit dans la création de richesses (qui n'ont pas à être matérielles) dont d'autres humains apprécient la valeur. Le socialisme c'est l'exploitation de l'homme par l'homme dans des masses informes où il n'y a d'individualité que dans la jouissance passive et la consommation matérialiste. Les socialistes projettent sur le capitalisme leur propre conception de l'individu. C'est leur idéologie mortifère qui porte en elle le mal dont ils accusent le capitalisme.

D'ailleurs mettons-nous bien d'accord: un changement de régime politique en soi ne change pas la nature humaine par un coup de baguette magique. Instaurez une monarchie, une dictature « du prolétariat », une démocratie directe à la suisse ou indirecte à l'américaine, voire l'original athénien qui a fort peu à voir, tirant au hasard les magistrats parmi les citoyens aisés, etc., les citoyens ne se réveilleront pas soudain avec un cerveau connecté différemment. Vous aurez beau proclamer le règne d'un Homme Nouveau purgé des vices de l'Ancien Régime, vous n'aboutirez, comme Robespierre ou ses disciples Lénine et Pol Pot qu'à un bain de sang, un traumatisme violent laissant des séquelles sur plusieurs générations.

Même sans en arriver au démocide, toute imposition unilatérale par un monopole au-dessus de toute rétaliation – que ce soit sous peine de mort, de prison, de perte d'emploi ou de clients, de harcèlement administratif, de placement dans un placard, ou simplement d'absence de promotion – ne fait que corrompre l'âme. Elle oblige les sujets à cacher leurs opinions et désirs interdits, à faire leurs affaires clandestinement, sans pouvoir bénéficier de la comparaison avec autrui, de l'expérience de camarades partageant le même intérêt, voire d'une pression sociale pacifique. Le plaisir du partage se transforme en peur. Chaque mensonge est une trahison – et la vérité elle-même en est une autre, quand elle révèlerait l'activité prohibée d'autrui. Le vrai et le faux laissent la place à l'utile et au nuisible, à l'officiel et à l'indicible. La force ayant remplacé la raison, les croyances se font irrationnelles. La responsabilité du choix et de ses conséquences est balayée par l'irresponsabilité vis-à-vis de décisions qui ne sont pas siennes ou dont les conséquences retombent sur autrui. Les travailleurs deviennent des êtres passifs soumis à une bureaucratie publique ou privée, toute initiative venant d'en haut; ils doivent courber l'échine devant leurs supérieurs: non seulement devant les Grands qui dirigent ce monde, mais, ce qui est plus humiliant, devant les petits chefs qui grouillent dans toute bureaucratie; et en retour ceux qui en ont l'occasion écrasent leurs inférieurs – et doivent se montrer sévère pour ne pas être submergés par les candidats profiteurs qui lui mendieront des faveurs. Transformer chaque être humain en un animal apeuré, en un double-penseur malhonnête qui doit mentir chaque jour, en un monstre pour qui la violence est un moyen juste pour imposer sa volonté à autrui, en un irresponsable qui se cache derrière la « loi » et les « ordres », en un atome isolé n'ayant de lien social qu'à travers l'état, etc. Même quand une règle imposée serait bénéficiaire à un individu qui la suit, en lui dérobant sa responsabilité, elle fait déjà injure à sa personnalité, et corrompt son caractère, enfin l'infantilise. La violence érigée en système a une influence ô combien néfaste: tous ses effets combinés entravent le développement moral et psychique de l'homme, jusqu'à en faire un estropié – apparemment sain de corps, mais mentalement ravagé. Or, tout état est violence – chacun de ses édits est une telle imposition par la force d'une volonté extérieure, à commencer par le monopole de la violence même par lequel cet état s'établit, et jusqu'au moindre petit règlement, à la moindre décision ou négligence par la bureaucratie administrative. Plus on s'éloigne du capitalisme, plus on tombe dans l'étatisme, plus l'emprise de l'état s'étend, et plus la population sombre moralement dans cette corruption.

Bien loin de faire disparaître la cupidité ou la sociopathie, absence d'empathie pour autrui, l'état ouvre une voie royale à l'expression de ces travers humain: la conquête du pouvoir et son exercice; que vous aimiez frapper violemment votre prochain, ou le contrôler par des obligations mesquines, ou le voir détruit par vos décisions, la bureaucratie vous accueille à bras ouverts, et tant que vous ne vous en prenez pas aux puissants ni ne trahissez le système, tant que vous n'êtes pas pris en flagrant délit d'un crime trop voyant pour échapper à une punition, vous n'aurez pas à répondre de vos méfaits et serez protégés par le système. Le pouvoir attire comme des mouches tous ceux qui veulent ne pas être responsables de leurs actes, qui aiment contrôler autrui, ceux qui n'ont pas de scrupule à mentir ou à nuire à autrui, ceux qui sont prêts à sacrifier au bien abstrait qu'ils prétendent poursuivre le bien concret de leurs victimes. Plus l'état grandit, et plus il fait la part belle aux apparatchiks, ceux qui savent jouer le jeu des faveurs et contre-faveurs, de la corruption et de la mafia protégée semi-légalement, de l'avancement mutuel en cliques et d'exclusion de ceux qui refusent de jouer le jeu, etc. Ce n'est pas un choix tous les quatre ou cinq ans entre deux ou trois partis de l'establishment qui offre le moindre contrôle sur la bureaucratie inamovible, ou sur le pouvoir des barons de la politique locale ou national, qui tiennent les cordons de la bourse, au mieux un apparatchik en pousse un autre, qui se recase aussitôt dans une sinécure politique.

Si l'état est trop fort, ne laisse aucune place au capitalisme ou presque, s'il suit l'idéologie socialiste, alors les citoyens se retrouvent déconnectés les uns des autres; les liens interpersonnels sont remplacés par des « droits » et « devoirs » administratifs; les intérêts économiques mutuellement bénéfiques font place à une rivalité bureaucratique pour la plus grande part du gâteau; le sens de la responsabilité disparaît, endossé par l'état; la neutralité bienfaisante vis-à-vis de partenaires potentiels directs ou indirects de jeux à somme positive est remplacée par la méfiance vis-à-vis d'ennemis et rivaux dans des jeux tous à somme négative; les citoyens voient se déliter autour d'eux le tissu social; tous sont prédateurs les uns des autres dans une guerre permanente de tous contre tous, et regardent l'Autre avec méfiance. Bientôt les seuls liens forts qui subsistent sont les liens tribaux ethnico-religieux; et quand l'état, inévitablement, s'effondre, c'est le conflit barbare entre clans tribaux qui lui fait place. Heureux les peuples qui ont déjà des séparations politico-géographiques correspondant à leurs séparations tribales, comme les Tchèques et les Slovaques; malheureux ceux qui vivent mélangés les uns avec les autres, comme les Indiens et Pakistanais, les Français et les Arabes d'Algérie (et bientôt, de France), les Bosniaques et les Serbes, etc. La chute inévitable d'un état fort, qu'elle soit une affaire d'années ou de siècles, fait peser une épée de Damoclès sur le pays qu'il contrôle, à moins qu'il n'arrive à imposer une « unité » artificielle par des siècles d'oppression tyrannique ou de « nettoyage » ethnico-religieux, dont la violence ne vaut pas mieux que celle de la chute évitée.

Par contraste, le capitalisme, par quoi je désigne ici le système d'organisation sociale fondée sur la formalisation et le respect de la propriété privée, favorise la coopération humaine et les vertus sociales, cependant qu'il réprime les comportements malhonnêtes ou sociopathiques. Réprimer ces comportements en est même la définition: le respect de la propriété privée, qui commence par la propriété de chacun sur son propre corps, c'est le consensus social pour la répression des meurtres, viols, coups et blessures; c'est aussi ce même consensus social pour réprimer vol, dol, pollution et toute autre atteinte nuisible à la propriété d'autrui. Il n'est pas un seul comportement malhonnête ou sociopathique qui ne soit ainsi réprimé; car tout crime a des victimes, et ces victimes réclameront justice – avec un consensus social derrière eux pour l'obtenir si le coupable résiste (c'est le critère même qui détermine si la société est capitaliste ou pas).

Certes dans un ordre capitaliste sans état, un milliardaire criminel pourrait se réfugier dans un palais-bunker qu'il aurait construit d'avance, pour échapper à la vindicte populaire; mais ses milliards restants seront de peu d'utilité après sa condamnation, car les mercenaires qu'il soudoierait se trouveraient condamnés à vivre avec lui en autarcie dans son bunker, incapables de dépenser leur solde tant qu'il resterait impuni – espérons pour lui que le bunker est bien équipé, et que tout ce beau monde aime la nourriture en conserve ou aime la pratique du jardinage hydroponique en circuit fermé. Bien moins lui coûterait de soudoyer les politiciens et bureaucrates d'un monopole d'état sur la justice – et c'est bien pourquoi l'état place au-dessus des lois ceux des riches qui sont de mèche avec le pouvoir (cependant qu'il écrase ceux qui ne le sont pas), alors qu'en son absence ces riches retors seraient des justiciables comme les autres.

À l'opposé de la corruption des âmes par le socialisme est la cultivation des vertus par le capitalisme. Le capitalisme, c'est la liberté individuelle de choisir ses actions, et la responsabilité d'endosser les conséquences de ses choix. Nous avons déjà vu la première vertu que le capitalisme développe en tout entrepreneur: la discipline de devoir sa subsistance à la sueur de son front, sans avoir lésé quiconque; mais cette autonomie personnelle n'est pas la seule vertu capitaliste. Entre deux entrepreneurs, chacun libre d'échanger ou d'aller voir ailleurs, l'union se fait dans la recherche de l'intérêt mutuel; c'est l'honnêteté d'être soi-même et de le montrer pour trouver des partenaires. C'est aussi le débat pacifique et la négociation entre égaux, et l'usage de la raison pour distinguer les bonnes affaires des mauvaises. C'est l'honneur de tenir sa parole passée et la prévoyance de se projeter dans le futur, pour pouvoir obtenir le crédit d'autrui. C'est la compétence de produire des richesses avec efficacité et la sagesse de diriger ses efforts avec efficience, là où ils sont le plus utiles. C'est la bienveillance générale envers son prochain, dont on peut prudemment attendre qu'il sera un producteur et non pas un prédateur. C'est un réseau de réseaux de liens interpersonnels qui est le tissu social même. Si au lieu d'être les pions passifs de machines bureaucratiques, les citoyens comprenaient qu'ils sont tous entrepreneurs de leur propre vie, ce sont toutes ces vertus qui seraient cultivées dans toute la société.

à suivre...

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* Grégoire Canlorbe se définit comme un libéral classique, avec des sympathies libertariennes.