Charles Murray et la faillite de l'État-providence* | Version imprimée
par Damien Theillier**
Le Québécois Libre, 15 février 2015, no 329
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« En essayant de faire plus pour les pauvres, nous avons réussi à faire plus de pauvres. En essayant de faire tomber les barrières qui interdisaient aux pauvres d'échapper à leur sort, nous leur avons par mégarde dressé un piège ».
C. Murray, Losing Ground, 1984.


Charles Murray est un politologue américain, né en 1943, qui a joué un rôle décisif dans le débat intellectuel contemporain en matière de politique sociale.

Il est né et a grandi à Newton, Iowa. Il a obtenu un baccalauréat en histoire de l'Université Harvard et un doctorat en sciences politiques du Massachusetts Institute of Technology. Entre 1974 et 1981, Murray travaille à l'American Institutes for Research (AIR), l'un des plus importants organismes privés de recherches en sciences sociales, pour finalement devenir expert scientifique en chef. Pendant son séjour à AIR, Murray a supervisé des études empiriques dans le domaine de l'urbanisme, des services sociaux, des garderies, de l'adolescence, des services pour les personnes âgées, et de la justice pénale.

Losing Ground: les dérives de la politique sociale

Entre 1981 et 1990, il est boursier à l'Institut Manhattan, où il écrit en 1984 Losing Ground, American Social Policy 1950-1980, un livre qui fait l'analyse critique de l'État-providence américain. Charles Murray y expose une série de faits accablants concernant les effets pervers de trente ans d'intervention du gouvernement fédéral dans la société civile. Le livre montre que les plus grands progrès en matière d'éducation et d'emploi ont été réalisés dans les familles noires de 1950 à 1965, quand les programmes sociaux n'existaient pas encore. Au contraire, lorsque les programmes de « Welfare » ont été mis en place, ils ont augmenté les incitations à l'irresponsabilité chez leurs bénéficiaires présumés. Historiquement, ces programmes ont été conçus pour les pauvres, en particulier les Noirs et autres minorités. Et durant les années 1960 et 1970, lorsque les programmes gouvernementaux pour ces groupes sociaux ont été appliqués, les symptômes d'attitude irresponsable sont apparus. Le taux des naissances hors mariage est passé de moins de 25% à plus de 50%, le taux des familles biparentales a diminué de 78% à 60%, l'homicide a presque doublé, le viol et le vol ont augmenté dans les communautés noires.

Selon Murray, l'État-providence, construit aux États-Unis dans les années 1960, a créé un système d'allocations qui incite les personnes à rester à la maison, au lieu de travailler pour améliorer leur propre sort. La pauvreté durable est souvent le fait des interventions sociales qui dissuadent ou empêchent les gens d'avoir un travail. Par exemple, en fournissant une allocation à toutes les mères célibataires, un nombre important de naissances hors-mariage ont été encouragées. En effet, trois possibilités s'offraient à une femme aux revenus modestes pour éviter la pauvreté: se former pour obtenir un travail mieux rémunéré, trouver un bon mari, ou se contenter de faire un enfant pour bénéficier de l'aide sociale. De même, en diminuant les punitions pour les criminels (considérés comme des victimes de la société), on les a incités à développer leurs activités criminelles. Ce livre a fortement influencé l'évolution de la politique sociale américaine dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix, jusqu'au Welfare Reform Act de Bill Clinton en 1996.

En 2006, Murray revient dans le débat avec In Our Hands. A Plan to Replace the Welfare State. Pour lutter contre l'État-providence, il propose un « plan » pour remplacer les multiples programmes de protection sociale qui sont nés depuis Roosevelt. Il constate que la redistribution est inefficace, qu'il y a toujours autant de pauvres et que l'endettement public est insupportable. Selon lui, il faudrait donner l'argent des impôts directement aux citoyens par le biais d'une allocation quasi-universelle. Au lieu de transiter par des bureaucraties dispendieuses, le montant total des impôts serait divisé par le nombre d'adultes et versé à chaque Américain sous forme d'une prestation monétaire de 10 000 dollars, dont la moitié serait pré-affectée à des assurances retraite et santé. Ce système coûterait moins cher et serait plus efficace selon Murray.

Pour une politique libertarienne

En 1997, il publie une défense passionnée du libertarianisme, qu'il voit à la racine du « projet américain » tel qu'il fut envisagé par les fondateurs de la République (What it means to be a libertarian: A Personal Interpretation). Les deux piliers de la république créée par les fondateurs de l'Amérique étaient des limites strictes au pouvoir du gouvernement central et des protections strictes des droits individuels. Aujourd'hui, la plupart des Américains ont fini par accepter à contrecœur un gouvernement tentaculaire, coûteux, et intrusif, comme une part inévitable de la vie moderne. Mais selon Murray, le rôle du gouvernement est d'empêcher les gens d'utiliser la force, en leur laissant par ailleurs la liberté, selon les mots de Thomas Jefferson, « de réglementer leurs activités propres et d'améliorer leur industrie. »

Dans ce livre très personnel, Charles Murray dresse un portrait saisissant de ce que devrait être une société véritablement libre. Il explique pourquoi le gouvernement limité conduirait à l'épanouissement individuel, à des communautés plus fortes et une culture plus riche. Il montre aussi pourquoi une telle société aurait moins de personnes pauvres et prendrait beaucoup mieux en charge les moins fortunés que ne le fait la société moderne.

Murray présente d'abord ce qu'il considère comme un grand écart socio-économique inquiétant entre les Américains qui figurent parmi les 20 pour cent les plus riches et ceux qui font partie des 30 pour cent les plus pauvres. Les deux groupes se distinguent par des différences dans le revenu, l'éducation et les valeurs. Le sommet des 20 pour cent porte un respect typiquement américain aux valeurs du travail, de l'honnêteté, du mariage et de la foi religieuse, tandis que les 30 pour cent au bas de l'échelle ne le font pas. Il poursuit en affirmant que la diminution du travail, de l'honnêteté, de la religion et du mariage dans la partie inférieure de 30 pour cent, a entraîné une sérieuse perte de « capital social » défini comme « bon voisinage et engagement civique ». Citant un grand nombre de données supplémentaires, Murray affirme que « les personnes vivant avec un faible capital social, mènent en général une vie moins satisfaisante que les personnes dont le capital social est élevé ». Par conséquent, les gens situés dans la partie inférieure de 30 pour cent sont nettement moins heureux que ceux qui sont dans les 20 pour cent les plus riches.

Sa thèse est que le bonheur exige la responsabilité. Par conséquent, la participation du gouvernement dans nos vies ne doit pas porter atteinte à la responsabilité personnelle. « Les éléments du bonheur, comme le respect de soi, l'intimité et l'accomplissement de soi, exigent la liberté d'agir dans tous les domaines de la vie, en assumant les conséquences de ses actes (...) Sachant que cette responsabilité pour les conséquences de nos actions est ce qui rend essentiellement la vie digne d'être vécue ». Murray appelle cela « le principe de la responsabilité ».

Sur la base de ce principe, l'auteur défend sa propre version du libertarianisme: sauf pour « empêcher la famine ou la mort », un gouvernement ne devrait pas intervenir dans la vie des citoyens, y compris dans celle de la partie inférieure de 30 pour cent. Son argument est que toute intervention du gouvernement pour améliorer leur sort diminue la responsabilité des personnes aidées et diminue ainsi leur bonheur.

En plus de ses livres et articles académiques, Murray a beaucoup publié dans The New Republic, Commentary, The Public Interest, The New York Times, The Wall Street Journal, National Review, et le Washington Post. Il a fréquemment témoigné devant les comités du Congrès et du Sénat et fut consultant auprès de hauts fonctionnaires des États-Unis, de la Grande-Bretagne, d'Europe de l'Est, et de l'OCDE. Murray a fait l'objet d'articles de couvertures pour Newsweek, The New York Times Magazine et le Los Angeles Times Magazine. Il a été nommé par le National Journal comme l'un des 150 « People Who Made a Difference » dans les décisions de politique intérieure.

Aujourd'hui, Charles Murray est chercheur à l'American Enterprise Institute. Il vit avec sa femme et ses enfants près de Washington, D.C.

À lire
Charles Murray, Losing Ground: American Social Policy, 1950-1980, Basic Books, 1984.
Charles Murray, In Pursuit: Of Happiness and Good Government, Simon & Schuster, 1989.
Charles Murray, Richard Herrnstein, The Bell Curve, Free Press, 1994.
Charles Murray, What it Means to be a Libertarian, Broadway Books, 1997.
Charles Murray, Human Accomplishment: The Pursuit of Excellence in the Arts and Sciences, 800 B.C. to 1950, HarperCollins, 2003.
Charles Murray, Real Education: Four Simple Truths for Bringing American Schools Back to Reality, Crown Forum, 2008.
Charles Murray, Coming Apart: The State of White America, 1960–2010, Crown Forum, 2012.

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*Texte d'opinion publié le 22 décembre 2014 sur 24hGold. **Damien Theillier est président de l'Institut Coppet et professeur de philosophie à Paris.