Les employés du secteur public sont-ils mal payés? | Version imprimée
par Gabriel Lacoste*
Le Québécois Libre, 15 mars 2015, no 330
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/15/150315-14.html


Le Journal de Montréal a rendu publique dernièrement une étude de l’Institut Fraser selon laquelle les employés du secteur public bénéficient de conditions plus avantageuses que les employés du secteur privé. Selon l’étude, 87,8% des premiers bénéficient d’un régime de retraite contre 23,9% des seconds, l’âge de leur retraite est de 59,1 contre 62, et les premiers ont un avantage salarial moyen de 10,8% sur les seconds. Voilà pour les chiffres.

Le même journal a diffusé la réponse d’un représentant syndical (ici et ici). D’autres, comme le Huffington Post Québec, ont aussi servi de tribunes à des réactions hostiles du même genre (ici et ici), appuyées par les chercheurs de l’IRIS. Ceux-ci reprochent à l’Institut Fraser d’agréger les employés municipaux, fédéraux et provinciaux, occultant ainsi le fait que les derniers sont moins bien payés que les deux autres. Ceux qui travaillent pour le gouvernement du Québec gagneraient 8,4% de moins que dans le secteur privé. De plus, les cadres et les médecins sont tous mis ensemble et les ouvriers spécialisés sont payés 37% de moins que sur le marché.

Ces représentants syndicaux font plus qu’apporter ces nuances. Ils y injectent de nombreuses insultes, insinuations et procès d’intention hautement chargés en émotions haineuses. « Mensonges », « torchon », « induit dangereusement le public en erreur », « brave petit chien au service de son maître », « voile de "think tank" de droite », « un message politique à la solde du 1% des plus riches », « leur idéologie prime », « trafique des données », « tordu et malhonnête », « hypocrite et déconnecté de la réalité », « laissent dépasser leur jupon idéologique », « biaisées », « maître dans l'art de jouer avec les chiffres » en constituent les exemplaires. Que faut-il en penser?

La rhétorique syndicale

Toutes ces données sont pourtant matières à discussion. Ainsi le chroniqueur Vincent Geloso mentionne (ici et ici) que les chiffres utilisés par ces syndicats ne portent que sur les entreprises de plus de 200 employés (pourquoi?) et sur la rémunération annuelle, et ce ne sont pas des emplois similaires qui sont comparés. L’expérience, le temps de travail, la productivité, la sécurité d’emploi et les différences relatives aux retraites ne sont pas prises en compte. Ces choix gonflent artificiellement les conditions du secteur privé relativement à la fonction publique provinciale. Choix intentionnel de la part des syndicats? Ils reprochent pourtant à l’Institut Fraser de « manipuler les chiffres ». En réalité, ils sont maîtres à ce jeu.

Pire encore, ils brandissent ces chiffres sans la moindre cohérence logique avec leur discours pro-État. Le secteur public est-il un lieu d’exploitation des travailleurs, par opposition au secteur privé, qui les rémunère à leur juste valeur? Drôle d’aveu pour des marxistes! Pourquoi ne pas privatiser les services publics alors? Cette « reductio ad absurdum » met en lumière une chose: si la CSN et la CSQ luttent contre et non pour la privatisation, c’est parce qu’elles voient dans le caractère « public » de certaines fonctions un bénéfice pour leurs membres. Elles ne peuvent voiler cette réalité qu’en faisant des « agrégations » trompeuses d’individus et en disant une chose et son contraire au gré des circonstances.

D’autre part, au-delà des chiffres, leurs propos se résument à: l’Institut Fraser est fourbe. Ses chercheurs connaissent la vérité, mais ils la déforment, car ils ont comme projet diabolique la vente de notre âme (l’État social-démocrate) à des hommes tout-puissants du style Monsieur Burns. Ce discours « idéologique » n’est rien de plus que la version adulte du Petit Chaperon rouge (le peuple) et du grand méchant loup (l’élite).

Le véritable problème

De nombreuses personnes s’orientent vers des emplois dans le secteur public motivés par de nobles intentions, en travaillant fort. Ils ont des raisons de croire qu’ils servent ainsi leur communauté, méritant une récompense. L’école publique (sous l’influence de la CSQ) leur a inculqué cette idée pendant des années. Ils se sentent donc menacés dans leur intégrité par nos arguments, et réagissent émotionnellement. Je les comprends, mais cela ne les immunise pas contre la critique.

Le problème de leurs revendications n’est pas lié à des moyennes statistiques comparées entre groupes de travailleurs, mais à la vision de la société qui se cache derrière. La rhétorique de leurs syndicats repose sur des comparaisons entre groupes de revenus et suppose que de les égaliser est un objectif vital. Ils analysent les situations comme un combat pour récupérer des ressources à une petite clique d’exploiteurs.  Leurs gains salariaux n’ont jamais d’impact sur les taxes, les opportunités, les épargnes ou les prix à la consommation de l’ensemble de la population. Ce sont toujours des étrangers opulents, les banques ou les grandes entreprises qui en assument les frais, comme par magie, préservant ainsi l’illusion que nous sommes en fait une grande famille solidaire marchant main dans la main.

Est-ce que la hausse du salaire des employés du secteur public appauvrit des gens moins avantagés ou relativement égaux à eux? Est-ce que ceux qui se sacrifient ainsi en ont pour leur argent? Ces questions ne sont jamais posées. L’appel au 1% les étouffe, à la manière d’une diversion (autrement dit: « regardez là-bas pendant que nous vous imposons nos choix! »). Or, voilà le cœur du débat.

Les employés du secteur public consacrent peut-être beaucoup de leurs efforts à des tâches qui ne sont pas prioritaires pour nous, que nous ne leur avons même pas demandées ou qui nous nuisent carrément. Il n’y a aucun moyen de le savoir, car elles ne nous sont pas offertes sur un marché où nous sommes libres de les acheter et de les comparer. En réalité, ils nous forcent à accepter leurs conditions en se faisant passer devant les caméras pour nous, les membres du peuple, alors qu’ils font parties de l’élite dirigeante. Et il faudrait accepter en plus sans rouspéter qu’ils bénéficient d’avantages supérieurs au reste de la population?

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* Gabriel Lacoste travaille dans le secteur des services sociaux et a complété une maîtrise en philosophie à l'UQAM.