Aux fondements de l'industrialisme: Comte, Dunoyer et la pensée libérale en France, Paris, Hermann, 2015 | Version imprimée
par Robert Leroux*
Le Québécois Libre, 15 avril 2015, no 331
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Le professeur Robert Leroux, professeur de sociologie à l'Université d'Ottawa, vient de publier Aux fondements de l'industrialisme: Comte, Dunoyer et la pensée libérale en France (Paris, Hermann, 2015). Dans ce livre, il insiste sur le fait que la première génération de libéraux français (J.-B. Say, Constant, Droz, etc.) a fourni des éléments cruciaux qui permettront quelques années plus tard à deux inséparables amis, Charles Comte et Charles Dunoyer, de définir l’industrialisme dans une forme plus achevée qui s’oppose radicalement, sous plusieurs aspects, au saint-simonisme. Preuve que le terme « industrialisme » est extrêmement polysémique. Le machinisme, la production de la richesse, l’ère des métiers et de la spécialisation, l’irréductibilité du progrès, la question de la liberté et de l’individualisme : tels sont, en bref, les principaux thèmes que l’on trouve sous la plume des industrialistes d’inspiration libérale. Mais chez Comte et Dunoyer, l’industrialisme apparaît comme une sorte de philosophie de l’histoire dont le but est d’identifier les étapes sinueuses de l’idée de liberté. Ce faisant, ils partent d’un constat, voire d’une inquiétude : la liberté est fragile et n’est jamais, somme toute, acquise définitivement. (Commandez: Amazon.ca, Amazon.fr ou Hermann.)

Nous reproduisons ici la conclusion de ce nouvel ouvrage avec l'aimable autorisation de l'auteur.

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Ceux qui se réclament de près ou de loin de l’industrialisme ont exercé une influence considérable sur le libéralisme, mais aussi sur l’économie politique et sur les sciences sociales en général. Il convient de revenir sur cette double influence.

Dans le prolongement de la redécouverte d’auteurs libéraux français du XIXe siècle, Charles Comte et Charles Dunoyer ont lentement commencé à être relus(1). Mais cet intérêt, pour le moment, ne s’étend guère au-delà des spécialistes de la pensée libérale et de l’histoire des idées. On attend toujours que leurs travaux soient réédités afin qu’ils deviennent accessibles à un plus large public. Ce qui n’est guère évident dans une patrie comme la France qui a, traditionnellement, montré peu d’ouverture à l’endroit du libéralisme(2).

En son temps, Frédéric Bastiat est sans doute l’un des premiers à voir chez ces deux héritiers intellectuels de Jean-Baptiste Say des auteurs importants qui méritaient une attention particulière. Bastiat est pleinement conscient qu’il appartient lui-même à une tradition intellectuelle qu’il souhaite prolonger et mieux faire connaître. On ne peut douter que le Traité de législation de Charles Comte a profondément marqué la pensée du jeune économiste landais : 
Je ne connais aucun livre qui fasse plus penser, qui jette sur l’homme et la société des aperçus plus neufs et féconds, qui produise au même degré le sentiment de l’évidence. Sans l’injuste abandon où la jeunesse studieuse semble laisser ce magnifique monument du génie, je n’aurais peut-être pas le courage de me prononcer ainsi, sachant combien je dois me défier de moi-même, si je ne pouvais mettre mon opinion sous le patronage de deux autorités : l’une est celle de l’Académie, qui a couronné l’ouvrage de M. Comte ; l’autre est celle d’un homme du plus haut mérite, à qui je faisais cette question que les bibliophiles s’adressent souvent : Si vous étiez condamné à la solitude et qu’on ne vous y permît qu’un ouvrage moderne, lequel choisiriez-vous ? Le Traité de législation de M. Comte, me dit-il; car si ce n’est pas le livre qui dit le plus de choses, c’est celui qui fait le plus penser(3).

Très tôt donc, Bastiat s’est vivement intéressé au combat que Dunoyer et Comte menaient en faveur de la liberté. En 1827, il livre ses premières impressions à propos de l’industrialisme dans une lettre à son ami Félix Coudroy. Il s’attarde longuement à ses fondements. Bastiat, qui est alors un inconnu, reproche à Dunoyer de ne pas faire remonter cette doctrine plus haut qu’à Jean-Baptiste Say et à Benjamin Constant. Say, remarque alors Bastiat, n’a considéré l’industrie que « sous le rapport de la production, de la distribution et de la consommation des richesses »(4). Quant à Constant, il est loin de faire de l’industrialisme le fondement de son oeuvre. Bastiat ajoute que Dunoyer a surtout actualisé certaines idées que l’on trouvait dans plusieurs des écrits de Constant une dizaine d’années plus tôt.

Par exemple, écrit Bastiat, il me semble qu’il (Dunoyer) donne aujourd’hui au mot industrie une plus grande extension qu’autrefois, puisqu’il comprend, sous ce mot, tout travail qui tend à perfectionner nos facultés ; ainsi tout travail utile et juste est industrie, et tout homme qui s’y livre, depuis le chef du gouvernement jusqu’à l’artisan, est industrieux. Il suit de là, quoique Dunoyer persiste à penser comme autrefois que, de même chez les peuples chasseurs choisissent pour chef le chasseur le plus adroit, et les peuples guerriers, le guerrier le plus intrépide, les peuples industrieux doivent aussi appeler au timon des affaires publiques les hommes qui se sont le plus distingués dans l’industrie ; cependant il pense qu’il a eu tort de désigner nominativement les industries où devait se faire le choix des gouvernants, et particulièrement l’agriculture, le commerce, la fabrication et la banque ; car quoique ces quatre professions forment sans doute la plus grande partie du cercle immense de l’industrie, cependant ce ne sont pas les seules par lesquelles l’homme perfectionne ses facultés par le travail, et plusieurs autres semblent même plus propres à former des législateurs, comme sont celles de jurisconsulte, homme de lettres(5).

Dans ce texte plein de nuances, Bastiat souscrit dans l’ensemble à l’industrialisme tel qu’a tenté de le définir Dunoyer.

Mais les commentaires de Bastiat à propos de Dunoyer ne s’arrêtent pas là. En 1845, dans un texte inédit, il commente le récent ouvrage de Dunoyer, De la liberté du travail. Bastiat salue en outre Dunoyer, l’homme de science, dont la « méthode est bonne »(6), et qui a le mérite de permettre de mieux comprendre les inconséquences et les limites des théories socialistes. « Au milieu de ces innombrables enfantements de plans sociaux nés de l’imagination de nos modernes instituteurs de nations, la raison éprouve un charme indicible à se sentir ramenée par le livre de M. Dunoyer, à l’étude d’un plan social aussi, mais d’un plan créé par la Providence elle-même »(7). L’une des principales contributions de Dunoyer est, selon Bastiat, d’opposer aux socialistes les lois d’harmonie. Sur cette base, l’auteur des Sophismes économiques conclut que l’économie politique « est redevable à M. Dunoyer d’une classification, qui, sans la faire sortir de ses limites naturelles, a le mérite de lui ouvrir de nouvelles perspectives, de nouveaux champs de recherches, surtout dans l’ordre intellectuel et moral »(8).

Bastiat souscrit donc à la plupart des idées de Dunoyer. On dénote toutefois une différence dans le langage qu’utilisent les deux auteurs : alors que celui de Bastiat est plein d’humour et d’ironie, celui de Dunoyer est austère, grave et compliqué. Mais il y a plus : on ne décèle pas, chez Bastiat, cette intransigeance, cette radicalité dans le propos, ou encore ce proto-darwinisme social que l’on perçoit chez Dunoyer. Mais, on l’a vu, c’est à propos de la question du libre-échange que l’on trouve les divergences les plus importantes entre les deux auteurs.

Naguère proche de Saint-Simon, Michel Chevalier a, lui aussi, subi l’influence de Dunoyer(9). Dans son Cours d’économie politique, professé en 1840-1841, il défend la doctrine de l’industrialisme. « Le plus beau fleuron de l’économie politique, écrit Chevalier, c’est l’industrie »(10). Mais, faisant écho à Dunoyer, il y a plus : l’industrie est la voie royale qui mène à la liberté. « Les populations cherchent la liberté depuis des siècles : c’est le régime industriel qui la leur donnera »(11).

Les idées de Dunoyer survivront en économie politique jusqu’à la fin du siècle, grâce notamment aux travaux de Gustave de Molinari, d’Ambroise Clément ou de Joseph Garnier, par exemple, qui se chargeront de garder sa mémoire vivante en les citant régulièrement.

Mais l’influence de l’industrialisme, de Say à Dunoyer, ne s’est pas limitée à l’économie politique. On ignore souvent qu’elle s’est aussi manifestée sur la sociologie alors qu’elle était en plein essor.

On sait qu’Auguste Comte a lu Jean-Baptiste Say. Et s’il n’aimait guère l’économie politique et les principes utilitaristes qui marquaient l’œuvre de son devancier, il n’est pas douteux par ailleurs qu’il appréciait les intentions scientifiques qui s’y trouvaient, de même que la volonté de réorganisation sociale que l’on décelait principalement dans ses travaux de jeunesse(12). Mais, de Say, Comte retient essentiellement une sorte de scientisme dont il a lui-même fait sans cesse la promotion. Il suffit d’ouvrir le Traité d’économie politique pour s’en convaincre. Say nous dit que l’économie a évolué d’une manière qui n’est pas fondamentalement différente de celle des sciences naturelles. Mais l’observation, insiste-t-il, si elle ne repose pas sur des vues théoriques, est du reste chimérique : elle ne peut, en fait, mener elle seule à la science. « Les connaissances positives lorsqu’elles ne sont pas alliées avec les connaissances des principes, ne sont que le savoir d’un commis de bureau »(13).

On aura remarqué ici que Say utilise l’expression « connaissances positives ». Auguste Comte va en prendre bonne note. En 1832, dans son Cours d’économie politique pratique, Say se porte non seulement à la défense de l’économie politique en tant que science objective, mais, on l’a vu, il insiste lourdement sur sa dimension sociale. L’économie politique n’est rien d’autre, au fond, que « l’économie de la société ». Ce point est crucial. Mais il importe de noter que, pour Say, le social n’est pas une réalité autonome, distincte des individus comme va plus tard le penser Auguste Comte. En fait, les sphères d’analyse, chez Say, ne sont pas séparées ; elles sont au contraire étroitement reliées les unes aux autres, de sorte que la société n’apparaît pas comme étant au-dessus des individus. Ainsi, l’un des objectifs de l’économie politique est de montrer quelles sont les répercussions macro-économiques des actions individuelles. « L’économie politique, explique Say, en nous faisant connaître par quels moyens sont produits les biens au moyen desquels subsiste la société tout entière, indique à chaque individu, à chaque famille, comment ils peuvent multiplier les biens qui serviront à leur propre existence »(14).

Par-delà la différence entre les deux auteurs qu’on ne doit certes pas négliger, Comte, tout comme Say, ne reconnaît que les faits ; le savant, dit-il, ne doit pas chercher ce qui doit être, mais ce qui est. Il s’agit donc, comme le rappelle le Cours de philosophie positive, de mettre un terme à la phase métaphysique et d’entrer définitivement dans celle de la science.

Tel est le but aussi de Charles Dunoyer. D’où la raison pour laquelle, on a qualifié Dunoyer de « positiviste avant le positivisme »(15). Auguste Comte connaissait sa dette intellectuelle à l’endroit de Dunoyer. Lorsque ce dernier fait paraître La liberté du travail, Comte n’hésite pas à dire qu’il s’agit d’un ouvrage « remarquable ». Et dans une lettre datée du 28 février 1845, Comte en parle élogieusement à John Stuart Mill :

M. Dunoyer, que je connais depuis vingt-cinq ans, m’a toujours semblé celui de mes prédécesseurs immédiats qui méritaient le mieux l’ensemble de mes sympathies. Quoique je ne lui crois pas autant de force logique et d’étendue mentale qu’à M. Guizot, il a, sans aucun doute, plus de justesse et de netteté, en même temps qu’il est certainement plus consciencieux et plus ferme (…) – lequel tendent évidemment ses principales sympathies, sauf les lacunes irréparables de son éducation. Depuis plus de vingt ans, il suit avec un intérêt soutenu mon propre développement philosophique. Je vous parle ainsi de l’auteur, parce que je n’ai pas encore lu le livre, que je crois pourtant digne de votre attention (…) En recevant, ces derniers jours, ce gracieux envoi, j’ai promis à M. Dunoyer de faire en sa faveur une exception spéciale à ma sévère hygiène cérébrale ; mais je n’ai lu, jusqu’ici, que l’introduction. Au reste, je suis certain que c’est un travail sérieux et consciencieux, résultat d’une longue préparation ; car je me souviens très bien que l’auteur m’en avait, il y a vingt ans, indiqué la nature et exposé le plan (…) La thèse fondamentale me semble être restée, comme alors, trop négative, et trop fondée sur les inspirations économiques proprement dites ; mais son développement n’en mérite pas moins d’attention. Tout en émanant des économistes, M. Dunoyer fait un grand effort vers une plus saine direction, par sa remarquable distinction entre les deux sortes d’arts, agissant, les uns sur les choses, les autres sur les hommes, et en reprochant énergiquement à l’économie politique de ne s’occuper jusqu’ici que des premiers. Au reste, ce ne sera qu’après une lecture complète que je pourrai constater si sa conception négative du gouvernement, comme réprimant toujours sans jamais diriger, se rapporte vraiment à l’état normal de l’avenir ou seulement à la transition actuelle, à laquelle, en effet, elle conviendrait essentiellement dans la pratique politique ; je serais bien surpris qu’il éprouvât pour le positivisme une si profonde sympathie, si la direction générale de ses idées sociales était restée aussi systématiquement négative qu’à l’origine(16).

Ce long passage indique non seulement la vivacité des liens entre Auguste Comte et Charles Dunoyer, mais il laisse voir la possibilité d’un dialogue fructueux entre l’économie politique et la sociologie naissante.

John Stuart Mill mentionne qu’il a lui aussi apprécié l’ouvrage de Dunoyer. Auguste Comte en profite alors, dans une autre lettre, pour en discuter davantage et pour préciser sa pensée à ce sujet :

Après l’avoir lu entièrement (La liberté du travail) avec beaucoup de soin, j’ai cru pouvoir lui accorder de grands mérites partiels. Outre le doux parfum de probité réelle et énergique qu’on y sent d’un bout à l’autre, on ne peut trop louer, malgré son avortement probable, le noble effort qui s’y fait pour retirer les économistes de leur étroite ornière, en leur manifestant l’inévitable solidarité intime des vraies considérations industrielles avec l’ensemble des conditions spéculatives et morales : cela suffirait, indépendamment de plusieurs heureux aperçus partiels, pour que ce livre ne pérît pas(17).

L’industrialisme, on l’a dit, connaît donc des développements compliqués, particulièrement sinueux. Si, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les libéraux cessent de s’en réclamer explicitement, il n’en demeure pas moins qu’il continue d’influencer les sciences sociales françaises. En s’inscrivant dans la durée historique, en prenant acte de l’accélération du temps, l’industrialisme a développé, presque naturellement, une philosophie de l’histoire qui a mis en exergue la spécificité et la grandeur du libéralisme français.

Notes

1. La redécouverte des penseurs libéraux français de l’époque permet non seulement de mieux comprendre la nature et l’importance de leurs contributions, mais de remettre en question l’idée reçue selon laquelle le libéralisme aurait des origines essentiellement anglo-saxonnes. Voir Ralph Raico, « Le rôle central des libéraux français au XIXe siècle », in Alain Madelin, Aux sources du modèle libéral français, Paris, Perrin, 1997, p, 103-137.
2. Raymond Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2004.
3. Frédéric Bastiat, Œuvres complètes, tome I, Paris, Guillaumin, 1855, 439.
4. Frédéric Bastiat, Lettre à Félix Coudroy, 9 avril 1827, Œuvres complètes, t. I, Paris, Guillaumin, p. 18.
5. Ibid., p. 19.
6. F. Bastiat, « Sur l’ouvrage de M. Dunoyer. De la liberté du travail. Ébauche inédite », Œuvres complètes, t. I, p. 433.
7. Ibid., p. 429-430.
8. Ibid., p. 433.
9. Voir Yves Breton, « Michel Chevalier, entre le saint-simonisme et le libéralisme », in Yves Breton et Michel Lutfalla, Michel, L’économie politique en France au XIXe siècle, Paris, Economica, 1991, p. 248-249.
10. Michel Chevalier, Cours d’économie politique fait au Collège de France, t. I, Paris, Capelle, 1855, p. 4.
11. Ibid., p. 12.
12. Angèle Kremer-Marietti, Auguste Comte et la science politique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 158.
13. Jean-Baptiste Say, Cours d’économie politique, t. I, op. cit., p. ix.
14. Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique pratique, Bruxelles, Ad. Wahlen et Cie, 1843, p. 4.
15. Henry Michel, L’idée de l’État. Essai critique sur l’histoire des théories sociales et politiques en France depuis la Révolution, Paris, Fayard, (1898) 2003, p. 373.
16. Lettres d’Auguste Comte à John Suart Mill, 1841-1846, Paris, Ernest Leroux, 1877, p. 312-315.
17. Ibid, p. 321.

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* Robert Leroux est professeur de sociologie à l'Université d'Ottawa et auteur.