Entretien avec Jean-Louis Caccomo sur l'innovation et la théorie autrichienne* | Version imprimée
par Grégoire Canlorbe**
Le Québécois Libre, 15 mai 2015, no 332
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Jean-Louis Caccomo est docteur en sciences économiques, actuellement maître de conférences à l’Université de Perpignan – Via Domitia. Auteur de trois ouvrages aux Éditions L’Harmattan consacrés à l’innovation, il a réalisé plusieurs articles scientifiques dans les revues internationales (Journal of Evolutionary Economics, Economics of Innovation and New Technology) et les revues nationales (Revue d’Economie Industrielle, Revue Innovations), ainsi que de nombreuses contributions dans la presse nationale (Les Echos, Le Monde, Le Figaro, Le Midi-Libre) et internationale (Le Providence à Boston, L’Express de Toronto, L’Echo de Bruxelles).

Il a été chroniqueur économique à l’AGEFI, le quotidien suisse de l’économie et des finances. Il participe à de nombreux programmes de coopération académique (dans la formation et la recherche) qui l’ont conduit en Suède (Stockholm), en Ukraine (Kiev, Simféropol, Yalta), en Thaïlande (Phuket), aux Comores (Moroni), au Maroc (Marrakech, Casablanca, Safi) en Algérie (Alger, Oran, Annaba) et en Syrie (Damas).

Grégoire Canlorbe: 
L’innovation est un phénomène qui se prête à de multiples descriptions et interprétations. Expert internationalement reconnu dans ce domaine de recherche, vous avez proposé de définir comme suit le phénomène de l’innovation: « Le pari de l’innovation s’inscrit dans la nature même de toutes activités économiques. Une activité économique est une activité de création de richesses, donc une activité de création. L’innovation, parce qu’elle crée des nouvelles connaissances qui s’additionnent aux connaissances existantes, est par essence une activité économique comme l’activité de création de richesses est par essence une activité d’innovation. »

Pourriez-vous revenir en quelques mots sur cette définition tout à la fois élégante, dense et précise de l’innovation?

Jean-Louis Caccomo:
 J’ai écrit un de mes tout premiers livres L’épopée de l’innovation: innovation technologique et évolution économique aux Éditions L’Harmattan (Paris) parce que le thème de l’innovation m’a toujours passionné depuis le début de mes recherches pour ma thèse de doctorat. J’irais même plus loin: l’innovation s’inscrit au cœur du principe de la survie. Pour durer, il faut s’adapter, donc innover. C’est une loi de la nature. Les espèces animales ou végétales, le monde vivant d’une manière générale, fait preuve d’une ingéniosité fantastique pour traverser les siècles. Il en est de même de l’homme.

De la maîtrise du feu, en passant par la conquête du langage articulé, l’écriture, l’invention de la roue jusqu’aux ordinateurs, l’homme n’a cessé d’innover. Ce n’est pas propre à notre époque. De plus, l’innovation est multiforme: elle peut être technologique, cognitive, scientifique, organisationnelle, psychologique… Bien-sûr, l’homme a peur du changement car la routine sécurise et stabilise l’ordre social; mais sans changement, l’homme se meurt et l’économie se ralentit.

Grégoire Canlorbe: 
Sous quelles circonstances et pour quelles raisons vous êtes-vous intéressé aux théories de l’innovation? Comment expliqueriez-vous, rétrospectivement, l’attrait que cet axe de recherche a exercé sur vous?

Jean-Louis Caccomo: 
J’ai réalisé mon mémoire de licence sur le concept de gains de productivité comme moteur de la croissance économique et j’ai rapidement pris conscience que l’on ne pouvait accroitre indéfiniment la productivité sans innovation. Ce qui m’a conduit à approfondir les relations entre innovation, productivité et croissance économique, tout comme l’avait déjà compris et entrepris Adam Smith en son temps.

Ma sensibilité d’artiste aussi (musicien, auteur-compositeur) et de chercheur n’est sans doute pas non plus étrangère à cet attrait pour le processus mystérieux de l’innovation qui implique le goût du risque, l’inspiration et l’éclair furtif de génie.

Enfin, nous ne bénéficierions jamais du niveau et de la qualité de vie que nous avons atteint aujourd’hui sans le travail acharné des grands innovateurs, lesquels rendent sans doute plus de service à l’humanité que les bienfaiteurs auto-proclamés ou les politiques bardés de promesses intenables.

Grégoire Canlorbe: Dans la lignée de Schumpeter, vous suggérez que l’innovation est la caractéristique distinctive de l’entrepreneur, qui ne se confond pas avec le simple chef d’entreprise. Je vous cite: « L’entrepreneur n’est donc pas seulement celui qui combine les facteurs, la combinaison en elle-même n’étant que l’aspect technique de l’entreprise. L’entrepreneur est caractérisé par la croyance profonde, et quasi-obsessionnelle, dans une vision. Cette vision suppose un pari: la création d’une nouvelle entreprise. »

Pourriez-vous revenir sur cette idée d’une « croyance profonde, et quasi-obsessionnelle, dans une vision »? Quelles sont les raisons qui justifient, selon vous, d’ériger ce trait psychologique, la foi ardente dans le succès prochain d’une vision innovante, en caractéristique distinctive de l’entrepreneur?

Jean-Louis Caccomo: On nous enseigne généralement dans la théorie économique que les agents (ménages et producteurs) agissent sous l’emprise raisonnée et raisonnable d’un calcul: c’est le propre de la rationalité.

Pourtant, quand on s’intéresse à l’histoire des grands inventeurs et innovateurs, on réalise qu’il faut être « fou » pour se lancer dans l’aventure de l’innovation tellement la prise de risque est considérable et les chances de succès infimes. De plus, généralement, et dans le meilleur des cas, la plupart des gens ne croient pas en vous quand ils ne souhaitent pas tout simplement votre échec.

C’est pourquoi Schumpeter comparait l’entrepreneur à un « héros des temps modernes ».

Et il faut avoir en effet un esprit visionnaire pour avoir la force de croire en son projet envers et contre tous. Cela dépasse la simple rationalité: il faut être « habité » pour son projet ou sa création. Mais beaucoup d’innovateurs malheureux sont tombés dans l’oubli parce que leur projet avait tout simplement avorté. C’est le prix à payer et rares sont les candidats.

Grégoire Canlorbe: À la suite de Schumpeter, il est généralement avancé que les progrès techniques (qu’on suppose arriver par « grappes ») sous-tendent les phases ascendantes de l’économie de marché: la demande étant forte pour les produits nouveaux mis sur le marché, on observe une augmentation soutenue de la production. Les phases de récession voient se mettre en œuvre le procès de « destruction créatrice » qui élimine les entreprises précédemment en plein essor, préparant le terrain pour une nouvelle vague de progrès techniques.

De manière générale, quel regard portez-vous sur cette théorie des cycles économiques? Quelles seraient, selon vous, les forces et les lacunes de cette théorie? Voyez-vous certains progrès, amendements ou démentis significatifs apportés, ces dernières années, à l’explication schumpétérienne des cycles?

Jean-Louis Caccomo: Plus précisément, le processus de « destruction créatrice » balaie les entreprises qui n’ont pas vu arriver la grappe – ou vague – technologique et, donc, ne se sont pas adaptées à la nouvelle donne technologique.

J’ai longtemps été séduit par la théorie schumpétérienne des cycles économiques, elle-même inspirée par les travaux de l’éminent économiste russe Kondratiev, et qui s’inscrit dans une perspective évolutionniste de l’économie qui correspond plus, à mon sens, à la réalité, que la perspective en termes d’équilibre.

Sa force est de montrer qu’une innovation n’arrive jamais seule et que, plus précisément, les innovations majeures vont déclencher un flux d’innovations mineures qui va alimenter la croissance et le développement économiques sur une longue période. Et ce phénomène est, en effet, cyclique et n’a aucune raison de s’arrêter.

Par contre, l’économie n’étant pas une science exacte, il s’avère impossible de prévoir l’occurrence ou la durée des cycles malgré les multiples tentatives et les fabuleux progrès de l’économétrie depuis Schumpeter.



Grégoire Canlorbe: 
En plus de l’innovation, vous êtes également expert en économie du tourisme. Pourriez-vous dire quelques mots sur les modalités spécifiques de l’innovation technologique dans le monde du tourisme? Quels sont les traits distinctifs de l’innovation dans l’industrie touristique?

Jean-Louis Caccomo: C’est une question que j’aborde dans mon ouvrage intitulé Fondements d’économie du tourisme, édité chez De Boeck (Bruxelles). Le secteur du tourisme est un champ d’étude passionnant. Il n’aurait jamais pu connaître le développement qu’il a connu sans les progrès technologiques réalisés dans l’aéronautique (les transports en général) ou l’informatique et les réseaux d’informations (réservation en ligne). C’est la dimension technologique de l’innovation qui impacte le tourisme.

Par contre, on ne peut breveter une destination touristique alors les professionnels du tourisme doivent faire preuve d’une constante ingéniosité pour attirer les touristes, renouveler leur offre d’autant plus que le marché est de plus en plus ouvert, donc concurrentiel.

Enfin, les touristes sont plus exigeants tout en regardant plus les prix. On ne voyage plus aujourd’hui comme on le faisant dans les années 1970.

Il faut donc savoir innover dans ce secteur surtout pour un pays comme la France qui veut rester la première destination touristique mondiale face à la montée fulgurante des nouvelles destinations.

Grégoire Canlorbe: Parmi vos publications récentes, vous avez contribué à un ouvrage collectif sur la rationalité, avec un article intitulé « L’approche évolutionniste dans l’analyse économique: le concept de rationalité revisité ». Cet axe de recherche me semble tout à fait intéressant. Pourriez-vous revenir sur les grandes lignes de votre article?

Jean-Louis Caccomo: Ce travail s’inscrit, en effet, dans le prolongement de mes recherches sur les conceptions schumpétérienne de l’innovation. En fait, souvent, l’innovateur poursuit un certain but mais il en atteint un autre. Parfois aussi, il transforme un échec en un succès, et ce, involontairement. Il en est souvent de même dans la vie de tous les jours.

Nous évoluons de nos échecs, de nos buts manqués. C’est aussi cela être rationnel: c’est apprendre de nos erreurs (et non les répéter). C’est loin d’être un calcul mathématique parfaitement maîtrisé comme l’enseigne la théorie microéconomique. Cela n’existe pas dans la vraie vie des hommes.

Grégoire Canlorbe: On reproche aisément aux auteurs autrichiens un soi-disant aveuglement idéologique « ultra-libéral », ainsi qu’un certain amateurisme dans leur démarche, dans la mesure où ils rejettent la formalisation mathématique de l’économie de marché et privilégient la démarche dite littéraire.

Je vous vois mal reprocher aux auteurs autrichiens, que vous avez découverts dans le cadre de votre thèse de doctorat, leur libéralisme « exacerbé ». Cependant, qu’en est-il pour leur condamnation du recours aux mathématiques en science économique? Partagez-vous leur hostilité sans appel à la formalisation mathématique de l’économie de marché?

Jean-Louis Caccomo: Je crois qu’il faut être mesuré en la matière. Les mathématiques sont comme un marteau: il faut savoir bien l’utiliser comme un outil et on n’utilise pas un marteau pour visser une vis. Il ne faut donc pas rejeter en bloc les mathématiques, mais il ne faut pas non plus tomber dans le scientisme car on peut faire dire ce que l’on veut aux équations.

À l’époque de l’Union Soviétique, on avait recours aux matrices Leontief pour planifier l’ensemble du système productif, en croyant pouvoir ainsi se passer du marché et des prix de marché. C’était mathématiquement exact mais humainement infaisable, même avec les plus puissants ordinateurs.

Aujourd’hui, notamment en France (voir Piketty), on utilise des modèles mathématiques ultrasophistiqués pour justifier l’intervention de l’État dans l’ensemble de la vie économique. Est-ce que cela marche pour autant?

Grégoire Canlorbe: Dans le modèle standard des auteurs néoclassiques, dit « équilibre walrasien », « équilibre de concurrence pure et parfaite » ou tout simplement « équilibre général », les prix pratiqués sont d’une part des prix d’équilibre offre/demande et d’autre part ces prix sont statiques: l’économie poursuit une activité sans fin et sans changement. Dans le cadre de pensée autrichien, l’équilibre général consiste simplement en un outil fictif requis pour comprendre, par contraste, la raison d’être des pertes et profits dans l’économie, celle-ci, selon les auteurs autrichiens, tendant à tout instant vers l’équilibre général, sans jamais l’atteindre, car les données de base de l’économie – goûts, préférences, technologies, démographie – varient sans cesse.

Ce caractère dynamique de l’économie autrichienne séduit souvent les personnalités qui découvrent l’oeuvre de Mises, Rothbard ou Hayek. Elles se rallient aisément à l’École autrichienne d'économie pour cette raison. Vous aussi, avez-vous été enthousiasmé par la position autrichienne vis-à-vis de l’équilibre général, quand vous avez découvert le paradigme autrichien?

Jean-Louis Caccomo: Il est certain que les prix de marché existent, mais on ne peut parler d’équilibre que dans un univers statique comme vous le faites si bien remarquer. Et même la notion de déséquilibre prend pour référence l’équilibre. Les prix de marché permettent de réaliser les transactions entre l’offre et la demande, mais ils sont en perpétuel mouvement car une quantité innombrable de chocs sont susceptibles de modifier l’offre et la demande. Les quantités doivent donc pouvoir s’ajuster et, en réponse, les prix doivent pouvoir être flexibles. Ce sont toujours des prix évolutifs.

Pour ma part, si je peux me le permettre, je crois fondamentalement aux prix de marché. Tout producteur et tout consommateur y est constamment confronté. Par contre, je ne crois absolument pas à l’idée d’un équilibre qui se déplace constamment, contrairement aux enseignements de la théorie autrichienne. En fait, ma conviction est qu’il n’y a pas d’équilibre du tout. Il faut changer complètement de paradigme: il y a évolution permanente, ce qui n’est pas concevable dans la perspective d’un équilibre, même mouvant.

Il faut abandonner toute référence à la notion d’équilibre général, qui ne correspond à aucune réalité. Or, un scientifique se doit d’appréhender ce qui est réel.

Grégoire Canlorbe: Murray Rothbard, dans un article de 1987, s’est intéressé de près aux divergences entre le cadre de pensée autrichien et le paradigme de Schumpeter. Comme il le montre, il y a entre Schumpeter et les Autrichiens une opposition franche et nette à propos du rôle de la fonction entrepreneuriale vis-à-vis de l’équilibre général. Je laisse la parole à Rothbard: « L’entrepreneur est toujours, pour Schumpeter, un perturbateur, une force éloignant de l’équilibre, alors que, dans la tradition autrichienne de Mises et de Kirzner, l’entrepreneur ajuste harmonieusement l’économie en direction de l’équilibre. Dans la vision autrichienne, l’entrepreneur est celui qui supporte le mieux l’incertitude du monde réel, les entrepreneurs qui ont réussi récoltent des profits en dirigeant les ressources, les coûts et les prix vers l’équilibre. Schumpeter, lui, commence non pas dans le monde réel mais dans le pays imaginaire de l’équilibre général, qui est pour lui la réalité fondamentale. Dans un monde de certitude il n’y a pas de place pour l’entrepreneur: le seul rôle qui lui soit attribué est donc d’être un perturbateur et un innovateur. »

Compte tenu de votre affiliation certaine à Schumpeter, pour ce qui est de votre conception de la fonction entrepreneuriale, je vous vois mal souscrire aux vues des Autrichiens sur les relations entre équilibre général et fonction entrepreneuriale. Mais peut-être me trompé-je? De quel côté de la balance penchez-vous? Êtes-vous partisan de l’entrepreneur perturbateur ou bien de l’entrepreneur ajusteur?

Jean-Louis Caccomo: Ce que vous affirmez à propos des divergences entre Schumpeter et les Autrichiens rejoint ce que j’ai dit plus haut. Comme je vous l’ai dit, je ne crois pas en effet au concept même d’équilibre général alors que l’entrepreneur, lui, est une réalité perceptible sans laquelle il n’y aurait ni d’innovations, ni d’évolution économique.

Ensuite, quant à savoir si je suis partisan de l’entrepreneur perturbateur ou bien de l’entrepreneur ajusteur… le clivage est ici plus délicat. Il faut distinguer les innovations majeures (radicales) des innovations mineures (incrémentales). Les premières vont bouleverser (perturber) l’ordre existant tandis que les secondes vont permettre d’effectuer les ajustements de manière à ce que la société absorbe (digère) les innovations. Dans les deux cas, il y a des entrepreneurs aux commandes.

Grégoire Canlorbe: La plupart des économistes autrichiens, dans le sillage de Mises, promeuvent en économie un « apriorisme méthodologique », à savoir l’idée que le corpus tout entier de la science économique peut se déduire d’un axiome jugé incontestable, qui est celui que l’homme agit, c’est-à-dire mobilise certains moyens en vue de certaines fins. Si le raisonnement déductif est rigoureux, alors ses conclusions sont vraies a priori, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire de les confronter à la réalité pour établir qu’elles sont vraies.

Cette position méthodologique est loin de faire l’unanimité dans la profession. Dans quelle mesure souscrivez-vous personnellement à la démarche aprioriste? Celle-ci vous paraît-elle un point fort ou un point faible du paradigme autrichien?

Jean-Louis Caccomo: Là encore, je dirais qu’il ne faut pas être radical ou extrémiste. L’histoire des sciences a montré que certaines propositions peuvent être logiques mais ne pas correspondre cependant à la réalité (voir le paradoxe de Xénon).

Si l’économie veut être une science ou être considérée comme telle, elle doit accepter la confrontation avec l’histoire, les faits et la réalité.

Grégoire Canlorbe: La loi offre/demande, dans sa version néoclassique, pose que les prix du marché constituent nécessairement des prix d’équilibre offre/demande.

Dans un article de 2000, « The Law of Supply and Demand », Israël Kirzner argue qu’une interprétation réaliste de la loi offre/demande doit prendre en compte le caractère imparfait de l’information dont les agents disposent dans le monde réel, cette information imparfaite faisant que le procès de découverte du prix d’équilibre est difficile, lent et graduel (alors que les Néoclassiques, comme le rappelle Kirzner, présupposent un univers d’information parfaite). Kirzner semble estimer que la pensée économique est redevable à Mises et à Hayek d’avoir suggéré le caractère irréaliste de la loi offre/demande, dans sa version néoclassique; et surtout d’avoir prôné et développé une version plus plausible de cette loi, où les prix auxquels les transactions ont effectivement lieu sur le marché, constituent le plus souvent des prix de déséquilibre, tout en se rapprochant autant que faire se peut des niveaux d’équilibre, dans un contexte d’information imparfaite, sous l’effet de la recherche des opportunités d’arbitrage par les agents.

Seriez-vous d’accord pour arguer de la supériorité, sur ce point, du paradigme autrichien (envers le paradigme néoclassique)?

Jean-Louis Caccomo: À vrai dire, je suis un peu partagé sur cette question. Il y a eu de tels progrès ces dernières années dans les technologies de traitement et transmission de l’information que l’on se rapproche presque des situations d’information parfaite sur les marchés de sorte qu’il est difficile et périlleux, pour un producteur, de s’écarter du prix du marché. Comme on dit vulgairement: « tout se sait et très vite ».

L’exemple le plus frappant est celui des marchés financiers, mais on pourrait généraliser à un grand nombre de situation aujourd’hui. Sur les marchés financiers s’échangent principalement des actions et des obligations, ainsi que toutes sortes de produits dérivés. Tous ces titres sont aujourd’hui totalement dématérialisés et circulent à la vitesse de la lumière entre les différentes places boursières réparties dans le monde entier.

Grâce aux ordinateurs, on peut connaître instantanément, et en temps réel, les prix d’achat et de vente, les quantités… de sorte que l’on se rapproche des conditions décrites par Walras. L’information est de moins en moins un problème: c’est ce que l’on en fait qui pose difficulté.

Et on peut dire la même chose bientôt du marché des matières premières ou des automobiles…

Grégoire Canlorbe: D’une manière générale, si vous deviez vous adresser à une assemblée d’étudiants désireux de mettre en perspective le discours néoclassique, qui ne savent rien, ou si peu, sur Menger, Mises, Kirzner ou Rothbard, quelles seraient selon vous, succinctement, les forces ainsi que les limites du paradigme autrichien?

Jean-Louis Caccomo: La force essentielle du paradigme autrichien est de nous inviter à sortir des ornières de l’univers mécanique de la pensée néoclassique, en introduisant une dimension philosophique et métaphysique dans la réflexion économique.

Les limites sont dans la difficulté d’application et son caractère peu opérationnel pour les agents économiques, ce qui pourrait expliquer son manque de succès auprès du grand public et son caractère confidentiel et élitiste.

Les débats au sein du courant autrichien ne dépassent guère le microcosme de quelques spécialistes pointus, à l’instar des débats entre libertariens, libéraux ou anarcho-capitalistes. Hélas, ils n’intéressent pas vraiment les entrepreneurs et les décideurs économiques, encore moins la classe politique. Il y a sans doute une raison qui invite à l’autocritique. La théorie autrichienne permet-elle d’aider un manager à prendre de meilleures décisions pour son entreprise ou à un trader de mieux composer son portefeuille d’actifs financiers au service de ses clients? Pire, elle n’est quasiment pas enseignée dans les facultés de sciences économiques.

À mon sens, elle pêche encore par son côté peu pragmatique et son langage hermétique qui nous isole à la fois de la communauté des chercheurs d’une part et du grand public d’autre part.

Grégoire Canlorbe: Vous avez publié récemment Le modèle français dans l’impasse, où vous appelez la France à dépasser son compromis social-démocrate qui est désormais à bout de souffle.

Pourriez-vous revenir sur les grandes lignes de cet ouvrage? Quel fut le contexte de sa rédaction, vos motivations pour le mettre en chantier?

Jean-Louis Caccomo: Permettez-moi de citer Pascal: « Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir ». Cela me rappelle le chemin pris par la France depuis 1974 au nom de la recherche d’une prétendue « troisième voie », devenue récemment « l’exception française ». Cela fait plus de 15 ans que j’observe ce cheminement et qui inspire mes chroniques en liberté. J’ai voulu en faire un ouvrage plus synthétique. Mais, malgré les alternances apparentes, rien n’y fait, la France s’obstine à croire qu’elle peut échapper aux lois de l’économie à l’instar du nuage de Tchernobyl qui s’était arrêté à nos frontières. Le réveil n’en sera que plus dur.

Grégoire Canlorbe: Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant au succès des idées libérales dans le monde de demain? Que conviendrait-il de faire, selon vous, tant au plan des réformes politiques que de la démarche du « simple citoyen », pour influer positivement sur l’avenir de la liberté à long terme?

Jean-Louis Caccomo: Le passé ne m’incite pas à être optimiste. À mon petit niveau, j’écris depuis 20 ans dans le vie alors que les plus grands ne sont pas entendus. Et quand ils le sont, ils sont diabolisés. La formation (éducation, enseignement) et l’information sont aux mains des anti-libéraux de sorte que le « simple citoyen » ne perçoit qu’une image déformée du libéralisme. Dans ce contexte, aucune réforme politique sérieuse n’est envisageable.

À l’instar de Stiglitz ou de Allais (tous deux Prix Nobel), de grands économistes se sentent obligés de tenir un discours politiquement correct une fois parvenus à la célébrité. Je ne peux que le regretter. Mais les pressions sont immenses aussi dans les grandes institutions internationales pétries de clichés et de bons sentiments.

Le paradoxe est que chacun de nous baigne dans la réalité économique. Nous prenons tous les jours des décisions qui ont une dimension économique. Et nous votons pour des « décideurs » politiques sur la base de programme et de promesses économiques. Dans le même temps, la science économique est de plus en plus étrangère au plus grand nombre et de plus en plus hermétique.

Ajoutons à cela tous les pourfendeurs de la mondialisation (artistes, José Bové & Cie, moralisateurs en tout genre), qui n’ont aucune culture économique, et qui donnent une image diabolique du fonctionnement de l’économie alors qu’ils en vivent tous.

Grégoire Canlorbe: Imaginons que le monde ait sombré dans le socialisme totalitaire et que l’immense majorité de la population approuve cet état de fait, par adhésion aveugle à la propagande. Les autorités, via un pouvoir télépathique, sont instantanément informées des envies de rébellion ou des simples doutes sur le bien-fondé de l’idéologie officielle. Via l’émission d’ondes télépathiques, elles provoquent à distance la lobotomie des âmes récalcitrantes au socialisme.

Vous faîtes partie de la résistance et grâce à un casque fait d’un certain métal, vous bloquez le pouvoir télépathique des autorités. Vous découvrez un bouton qui permettrait, s’il est actionné, d’abattre aussitôt le socialisme qui a englouti le monde. Ce bouton est le seul et ultime espoir de l’humanité. La résistance a été définitivement vaincue. En appuyant sur ce bouton, vous délivrez le monde du totalitarisme mais en contrepartie, via un mécanisme diabolique, votre famille – femme, enfants, parents, cousins – doit mourir d’une décharge électrique.

Jusqu’où seriez-vous prêt à aller au nom de la liberté? Appuieriez-vous sur le bouton?

Jean-Louis Caccomo: Me poseriez-vous cette question si vous aviez des enfants? Aucun idéal, aussi noble soit-il, ne vaut le sacrifice de sa propre famille. Les nazis ou les soviétiques l’avaient bien compris quand ils s’en prenaient aux proches pour faire craquer les résistants, ou quand ils prenaient en otage les familles pour dissuader les dissidents de quitter leur pays.

Tout a des limites, même le courage, car tout a un prix.

Grégoire Canlorbe: Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots?

Jean-Louis Caccomo: J’aimerais insister sur le fait, ainsi que je l’écrivais dans un article de mon blog, que la science économique, réputée hermétique et inhumaine, s’intéresse en réalité « à ce qu’il y a de plus fondamental dans la condition humaine: la conscience de soi (rationalité, décision, apprentissage), la capacité à innover et créer (c’est quasiment unique dans le monde vivant) et enfin l’appropriation: le sentiment de posséder légitimement les fruits de son travail. »

Et en fin de compte, « toute organisation sociale ou politique qui ne tient pas compte de ces dimensions, ou qui prend les risques de les neutraliser, devient totalitaire, et donc littéralement inhumaine. »

J’ai été touché par votre profonde connaissance des sujets et de mes travaux.

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*Entretien d'abord publié le 18 août 2014 sur le site de l'Institut Coppet. ** Grégoire Canlorbe se définit comme un libéral classique, avec des sympathies libertariennes.