Bien-pensants contre Royalmount: la phobie des grands espaces commerciaux | Version imprimée
par Gabriel Lacoste*
Le Québécois Libre, 15 juin 2015, no 333
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/15/150615-5.html


La nouvelle de l’heure pour l’élite bien-pensante québécoise en ce mois de mai 2015? Des promoteurs projettent de construire un vaste quartier commercial à Montréal, le Royalmount, au croisement des autoroutes 15 et 40, dans la lignée de ce qui s’est fait à Brossard. L’événement a motivé le député Amir Khadir d’y aller d’un sermon dans le Huffington Post Québec, soutenu par des écolos, des allergiques du shopping et des conservateurs nationalistes. Des groupes politiques s’activent pour empêcher sa réalisation.

Ce genre de récits alarmants n’est pas nouveau. Dédé Fortin en a fait une chanson populaire et ses racines remontent à aussi loin que le 19e siècle. À l’époque, autant les curés que les révolutionnaires voyaient dans l’essor d’une industrie de masse soit un « lieu de perdition », soit un piège menant à la concentration du capital. C’est un vieux refrain que des individus cultivés réactualisent contre la modernité économique.

Ce discours se compose de plusieurs éléments:

- Le mépris du consommateur. Choisir un produit et l’acheter sont des actes superficiels. Ils indiquent un vide de sens comparativement à des passions plus nobles comme participer à la démocratie, passer du temps entre amis ou réfléchir aux grandes questions philosophiques.

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La peur des grosses institutions commerciales. Les commerces sont trop gros. L’individu y perd le contrôle et la raison. Les contacts s’y effritent. Les rapports sociaux deviennent mécaniques. Par contraste, la petitesse des entreprises de quartiers est un gage de chaleur et de contacts humains.

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La peur des pénuries. Ce genre d’écosystème consomme trop de ressources et n’en ajoutent pas. L’environnement immédiat des gens se vide pour les remplir. À la fin, c’est la faillite généralisée.

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La peur des apparences. Les consommateurs sont pris au piège par la petitesse de leur individualité, sous le modèle du dilemme du prisonnier. Lorsqu’ils collaborent plutôt collectivement (en syndicat), ils découvrent comment ce choix est nul.

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Le double standard. Ceux qui formulent ces critiques ne le font qu’envers les systèmes « commerciaux » et non les autres. Par exemple, les gestes qui composent l’État moderne comme voter, manifester, étudier, s’organiser en groupes de pression, travailler pour la fonction publique, discourir dans un journal sont jugés nobles, humains, durables et éclairés.

Que doit-on penser?

Le mépris du consommateur

Regarder une masse en mouvement de haut, la juger dépourvue d’âme, puis militer pour la sauver à coup d’interdits n’est pas la marque d’un esprit profond, mais d’un chauvinisme agressif et bête digne des pires curés d’antan.

Ces gens ne comprennent pas le magasinage. Selon eux, la fille qui dépense de l’argent pour des vêtements à la mode est sans intériorité et celui qui se promène chez IKEA est sous hypnose. En réalité, c’est ce moralisateur qui a trop peu d’imagination pour en comprendre la signification profonde. Se rendre jolie, s’adapter au regard des gens, se démarquer d’un public au moyen d’une robe conçue par un designer de renom sont des gestes chaleureux, personnels et créatifs. La même chose est vraie d’agencer les meubles de son salon pour y vivre des moments de confort. Par-dessus tout, la recherche d’un tel plaisir sophistiqué n’est pas un gaspillage, mais un puissant stimulant qui en amène à se dépasser dans les services qu’ils offrent à leur communauté en échange.

Au-delà de ces débats, l’essentiel est que tous ces gens vivent pacifiquement sans forcer personne à faire comme eux, contrairement à nos bien-pensants.

La peur des grosses institutions commerciales

Derrière la peur des grands espaces commerciaux se cache une incompréhension profonde des sources de notre liberté. Selon les anticapitalistes, nous nous sommes émancipés des préjugés de nos ancêtres grâce à l’action bienveillante d’associations politiques courageusement dressés contre des traditions moyenâgeuses.

En fait, l’invention du train, de l’automobile, de la radio, puis de la télévision ont vraisemblablement pesé plus lourd dans la balance. Comment? En permettant aux individus de vivre et de socialiser en dehors du contexte restreint de la paroisse. Bref, en accédant à des espaces d’échanges et de choix plus grands. C’est de cette manière que la perspective des gens s’est élargie et non grâce à des sermons cultivés entendus au cégep.

De nombreux produits me sont disponibles parce qu’il existe un réseau d’affaires d’envergure internationale capable de faire converger un nombre gigantesque de consommateurs et de producteurs. La quantité d’à peu près n’importe quoi dans le Quartier Dix30, chaleur humaine incluse, est énormément plus grande que dans mon quartier: Pointe St-Charles. Sans voiture pour m’y rendre, j’ai moins de choix. Si la rue à côté de chez moi se vide de commerces, c’est parce que je possède un moyen d’en sortir rapidement pour aller dans un lieu plus prospère, contrairement au 19e siècle. Oui, certains secteurs de Montréal sont assez riches pour connaître une telle diversité, mais cela ne signifie pas que tout le Québec peut être arrangé ainsi.

La peur des pénuries

Prévoir des pénuries en discourant sur la société assis sur son fauteuil après avoir lu quelques livres n’est pas la marque de la clairvoyance, mais du délire. Personne ne peut raisonnablement prétendre suivre l’état des ressources mondiales et leur utilisation.

Le problème origine d’un acharnement à vouloir tout ramener à ce dont l’individu peut avoir conscience. Les grands espaces commerciaux échappent à notre entendement, donc nous voulons y substituer une structure d’organisation plus simple: une association politique et quelques coops. Au-delà, nous ne concevons que le chaos.

Pourtant, c’est en réduisant des systèmes complexes à la petitesse de notre esprit que nous créons les pénuries que nous souhaitons prévenir. Je ne sais pas comment le Quartier Dix30 a pu se développer de manière aussi prospère, mais cela a fonctionné. Si un projet semblable consomme trop, il coûtera trop cher et échouera. Ce seront les investisseurs qui y perdront leurs épargnes en en ayant assumé librement le risque.

La peur des apparences

Ceux qui se présentent à nous comme des sages sont convaincus de voir les ressors secrets dissimulés derrière les dynamiques commerciales. Les personnes moyennes ont l’air de choisir, mais elles sont conditionnées et restreintes dans leurs opportunités dans des jeux de coulisses ou par des lois historiques subtiles.

Pourtant, jusqu’à preuve du contraire, un chat est un chat et non un robot téléguidé par des extraterrestres. Un choix est un choix et non une illusion mise de l’avant par des néolibéraux assoiffés d’argent. Un vaste espace commerciale est un vaste espace commerciale et non une trappe à cons. Un individu qui y imagine des drames est un individu qui y imagine des drames et non un vieux sage sur sa colline.

Le double standard

Nos bien-pensants se forment des cauchemars à la vue d’un immense quartier commercial, mais fabulent en contemplant l’État moderne. Pour eux, payer des taxes sous la contrainte est un acte de générosité. Étudier pendant des années un programme uniforme et obligatoire dans des salles de classe est une manière d’ouvrir son esprit. Décider vaguement d’à peu près tout en mettant une croix sur un bulletin de vote sans jamais en voir le prix exprime notre volonté. Augmenter sans cesse les budgets d’organismes inaptes à remplir leurs missions est une solution. S’endetter collectivement via un gouvernement est un investissement. Un fonctionnaire incompétent dans le service à la clientèle est un serviteur du public.

Il est important de garder ces bizarreries en tête afin d’évaluer la qualité de leurs discours. Ces gens se montrent peu sensibles à la grandeur d’âme, à la dignité humaine, à la saine gestion des ressources et à la clairvoyance. Ce qu’ils disent et ce qu’ils font n’est pas congruent. L’État moderne est plus abrutissant, plus grand, plus coûteux, plus individualiste et plus trompeur que le projet Royalmount, mais cela ne les trouble aucunement. La vérité est que ces bien-pensants préfèrent un système qui stimule leur imagination moralisatrice à un autre qui lui impose des limites mesurables en prix et en salaire. Que nos écoles publiques encouragent ce genre de lunatiques, et que nos journaux les embauchent, devraient nous inspirer du scepticisme.

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* Gabriel Lacoste travaille dans le secteur des services sociaux et a complété une maîtrise en philosophie à l'UQAM.