Entretien avec Christian Michel, philosophe anarcho-capitaliste | Version imprimée
par Grégoire Canlorbe*
Le Québécois Libre, 15 octobre 2015, no 335
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Christian Michel a fondé en 1975, en Suisse, la société d’investissement Valmet, qui compte aujourd’hui dix filiales dans le monde. À l’aise dans tous les pays du monde, doué d’une excellente plume, il a écrit de nombreux articles en anglais ou en français. Il est président de Libertarian International, directeur de ISIL et membre du bureau de Libertarian Alliance.

Philosophe anarcho-capitaliste, vous ne faîtes pas mystère de votre intérêt pour la pensée de Karl Marx, ce que d’aucuns verront sans doute comme un paradoxe. Pourriez-vous revenir sur cette affinité avec les idées essentielles du théoricien du matérialisme dialectique?

La contribution essentielle de Marx, pour moi, est son analyse de l’histoire. L’Histoire de toute société est celle de la lutte des classes, ça ne me paraît pas discutable. Seuls changent les acteurs, selon les moyens de production à leur disposition. Marx a compris le premier comment la technique transforme les relations économiques, qui à leur tour modifient les structures politiques. Il est vrai qu’avant la Révolution industrielle les techniques progressaient lentement, et leur influence sur les structures de production ne se voyaient guère. Marx en plus a été leurré par les travaux d’Adam Smith et de Ricardo, qui voyaient dans le travail le fondement de la valeur. Sa théorie de la confiscation par les capitalistes du surplus de valeur que l’ouvrier produit ne convainc pas – même pas lui-même, il n’a cessé de reformuler la question.

Il existe une confiscation, bien plus directe, qu’effectue la classe au pouvoir. C’est l’impôt. Les hommes de l’État forment clairement une classe, avec ses intérêts corporatistes, ses reflexes, sa solidarité autour du « service public », et cette classe entretient ses « laquais », les subventionnés de tout poil, depuis les banquiers et les agriculteurs, jusqu’aux artistes et ONG – exactement comme décrit dans le modèle marxiste.

L’ampleur de cette exploitation était bien moindre au temps de Marx qu’aujourd’hui – peut-être une autre raison pour laquelle elle ne lui est pas apparue. Elle reste encore imperceptible à beaucoup de nos contemporains, malgré la violence qu’elle déploie. Marx et ses successeurs ont bien saisi comment la classe dirigeante masque sa prédation par un discours (auquel elle croit elle-même, c’est pourquoi il est si convaincant), et qui rationalise le rapport de domination: l’impôt est le marqueur de la civilisation; sans « services publics », les pauvres mourraient dans la rue; seuls les plus riches des malades seraient soignés; les jeunes resteraient illettrés; le pays ne seraient pas défendu, etc. Il faut beaucoup de perspicacité pour déjouer ces sophismes.

Il existe un moment, cependant, quand la réalité se déplace trop loin du discours idéologique pour qu’il puisse encore tromper son monde. Nous en sommes là.

Lorsqu’on veut faire croire qu’on est saint, riche ou puissant, il faut de temps de temps manifester les signes de ces qualités, faire un miracle, ou bien rouler en Rolls. La classe dominante n’a plus les moyens de faire croire à son discours. Son dernier argument est « Nous ne sommes pas parfaits, mais ne nous jetez pas dehors. Vous n’avez pas d’alternative. » Le rôle des libéraux aujourd’hui est de montrer qu’il existe une alternative. L’asphyxie n’est pas notre destin.

Michel Foucault est souvent encensé par la gauche universitaire pour avoir suggéré que la philosophie libérale, loin d’être un discours émancipateur à l’égard de l’État, constituerait dans les faits un outil de contrôle de la population. Foucault utilise le terme de « biopouvoir » pour caractériser la politique des États sensibles aux idées libérales. L’État libéral, c’est celui qui vise à obtenir l’expansion et la santé de la population par l’asservissement des individus aux forces du marché – que l’État laisse jouer. Le marché est une construction permanente qui doit son existence à la limitation et à la frugalité du gouvernement, quoique celui-ci soit de temps en temps contraint d’intervenir dans la vie marchande pour assurer le bon fonctionnement de la concurrence ainsi que la qualité des infrastructures.

Vous ne faîtes pas mystère là non plus de votre intérêt pour Foucault. Pourriez-vous développer les raisons de cette affinité?


Ce serait trop long de développer ici les raisons de mon intérêt pour Michel Foucault. Sa pensée est foisonnante et, comme de tous les grands auteurs, on peut tirer des arguments pour des positions divergentes. Pour, lui la vertu du libéralisme est le pluralisme. J’aime cette analyse. Le marché est le lieu où peuvent coexister les êtres humains dans leur plus grande diversité. Tout le monde se fiche de savoir si vous êtes homme, femme, trans, gay ou bi; athée ou religieux, et de quelle religion; de quelle nationalité; noir ou jaune ou blanc; riche ou pauvre… Seule compte votre capacité de rendre service à quelqu’un. Et plus la diversité est grande, plus augmentent vos chances de trouver des gens qui apprécieront assez vos services spécifiques pour les payer.

Sous quelles circonstances et pour quelles raisons avez-vous rejoint les rangs de la philosophie anarcho-capitaliste? Avez-vous toujours été un anarcho-capitaliste, fût-ce sans le savoir?

La politique ne m’intéressait guère avant 1981, quand une coalition socialo-communiste a pris le pouvoir en France. Ça fait réfléchir. Habitant Genève à l’époque, je n’étais pas directement concerné par les décisions de ce nouveau gouvernement, mais j’ai voulu comprendre à quoi aspiraient mes compatriotes avec leurs slogans: « changer la vie », « rompre avec le capitalisme », etc. Ne connaissant rien à la philosophie politique, j’ai décidé d’écrire un livre. L’écriture oblige au sérieux, à la rigueur de la pensée et de la documentation. J’ai découvert les auteurs libéraux les plus accessibles. Hayek et Rothbard m’ont guidé à cette époque. François Guillaumat, qui lisait mon manuscrit pour le compte de feu l’Institut économique de Paris, m’a aiguillé vers Ayn Rand (qui ne m’a impressionné que quelques semaines). Après la parution du livre La Liberté, deux ou trois choses que je sais d’elle, j’ai compris toutes les demi-mesures, les compromissions, les incohérences, du libéralisme classique que je défendais. Un peu de ceci, mais pas trop; un peu de cela, mais avec ceci… Qui décide de ce qui est « trop » ou « pas assez »? À ce moment mon libéralisme spontané et irréfléchi est devenu cohérent, c’est-à-dire radical. J’avais viré vers l’anarchisme.

J’aimerais me pencher le temps de quelques questions sur votre principal article en philosophie politique, à savoir « End of the Warriors ». Je cite l’idée essentielle de votre texte. « Producers embody the values of life and nature; warriors are on the side of culture, they must resist the natural urge to flee in the face of mortal danger. The producer acts out of self-interest, the warrior does what is right. The debt owed by society to those who accept to lay their lives for its protection is infinite. It cannot be repaid in the producers’ currency (money), but only in terms of prestige and power. But in accomplishing their mission, warriors must resort to all the methods forbidden to producers, killing, deceiving, coercing. Warriors were kept outside of society, even physically, in barracks and camps, so that their values would not infect the producers caste, nor would the bourgeois values of comfort, family life, and legitimate fear of death diminish the warriors’ morale. The state bureaucracy today has usurped the debt owed by society to its warriors. »

Pourriez-vous revenir ici sur le sens profond de cette assertion?


Je ne sais pas si ce texte est le « principal » que j’ai commis en philosophie politique. Vous l’avez trouvé dans la traduction d’une amie, mais l’original est en français, publié sur mon ancien site Liberalia.

Vous mettez entre guillemets des phrases qui ne se trouvent pas dans le texte (je les ai cherchées pour les citer en français). Elles reflètent bien cependant mon propos. Il ne me paraît pas réclamer plus d’explication. Contrairement au bourgeois, motivé par l’intérêt personnel, le guerrier est celui qui accepte le sacrifice. Mais il vit dans un paradoxe. Pour être bon à ce qu’il fait, le guerrier doit être mauvais, dans le sens original de méchant. Il doit se livrer à tout ce que la société interdit: tuer, piéger, tromper, mentir… De tels gens sont nécessaires; on leur doit des honneurs, on accepte qu’ils aient du prestige, mais on sait qu’ils sont dangereux. On les cantonne dans les casernes. On les tient à part dans la société.

Le phénomène nouveau est l’appropriation de ce prestige du guerrier par la classe des hommes de l’État. Eux aussi prétendent avoir sacrifié leur intérêt personnel à celui du « service public ». Ils ne viseraient que le bien commun. Ils méprisent les riches, les capitalistes, les égoïstes. La supériorité morale qu’ils se confèrent, usurpée des guerriers, leur donnerait le droit de pratiquer la même morale invertie, de justifier la violence, la tromperie, le vol, puisque c’est pour la bonne cause. Ils sont dangereux, comme les guerriers. Mais les guerriers meurent pour la cause qu’ils défendent. Les hommes de l’État en vivent. C’est toute la différence.

Vous écrivez: « En termes d’utilité pour la société, les métiers d’agriculteur, charpentier, marin ou banquier, sont essentiels. La fierté de les exercer ne devrait-elle pas être chantée dans les récits et l’art universels? Nous savons que ce n’est pas le cas. Les héros sont les guerriers, parfois ce sont des saints et des artistes; les vilains sont dans les affaires. Quelle raison pourrait expliquer cette déconsidération? Les libéraux, encore moins que d’autres, ne possèdent la réponse. Tout comportement humain est pour eux le résultat de l’intérêt personnel, ce qui n’est pas faux, mais ils ont tendance à mesurer cet intérêt en termes de gains et de pertes monétaires. Or très peu de gens utilisent cet unique critère dans leurs décisions. »

Pourquoi, selon vous, ce caractère inepte de la figure homo economicus?


J’apporte une réponse dans le texte auquel vous vous référez. Homo economicus n’est pas vraiment « inepte ». Il présente l’avantage d’éviter les dangereuses utopies du XIXème siècle, où les hommes naturellement bons travailleraient pour le bien de tous, sans considération pour leur propre bien-être. Ça ne se passe pas comme ça. La connaissance que nous avons de nous-mêmes et de nos frères humains nous le prouve assez. L’expérience des phalanstères, des kibboutzim, de l’Union Soviétique, ne fait que le confirmer.

Homo economicus
n’explique pas tous les comportements humains, celui du guerrier, par exemple, et celui des nombreux individus, qui ne sont pas motivés en premier lieu par des gains monétaires. Si l’on parle d’intérêt personnel dans leur cas, il faut élargir la notion au point de lui faire perdre son sens habituel. Le prêtre a conscience de faire le travail de Dieu sur terre, voilà ce qui le motive principalement – est-ce de « l’intérêt personnel »? La gratification de l’instit’ n’est pas tant le salaire (il gagnerait plus dans une entreprise), mais la réussite de ses élèves (peut-être aussi la sécurité de l’emploi, la peur de la vie hors de l’école, etc. Rien dans les trajectoires humaines n’est assignable à une cause unique). Ce sont des exemples simplistes. La complexité des motivations individuelles dépasse celle du modèle homo economicus. Mais il reste le moins mauvais outil que nous ayons pour analyser nos interactions.

Votre article s’achève en ces termes. « L’émergence de l’État a exacerbé les conflits entre sociétés et les a rompues intérieurement en classes antagonistes. Cette division reflète les trois fonctions que chacun de nous peut et doit exercer soi-même, la relation au spirituel, le service à autrui, véritable fonction du guerrier, et la transformation de la matière. Ainsi réconciliées dans l’économie, ces trois fonctions n’ont plus lieu de fracturer le corps social. L’humanité peut réaliser, mais à un stade plus avancé de son évolution, l’idéal anarchique des Primitifs. »

Pourriez-vous expliciter votre pensée à fond sur ce point?


Je pars de l’analyse marxiste (Engels, plutôt) qui fait de l’État l’instrument de l’exploitation d’une classe par une autre. Très schématiquement, une minorité contrôle les structures du pouvoir politique qui lui donnent les moyens physiques de confisquer le surplus de valeur créé par la majorité. Cela n’implique pas que tous les membres de cette minorité dominante se vautrent dans le luxe. Il y avait de petits propriétaires d’un ou deux esclaves et des aristocrates pauvres. Ce qui caractérise une classe est la conscience de ses membres d’en faire partie et la nature de leur revenu individuel, non pas son montant. Si généreusement traité qu’il soit, un esclave reste un esclave, même s’il vit plus confortablement que beaucoup d’hommes libres. Le bourgeois de Molière a plus de bien que l’aristocrate à qui il destine sa fille, il n’en est pas moins un roturier. Il le sait, et les gentilshommes savent qu’il n’est pas l’un des leurs. L’État contemporain fracture la société avec la même brutalité – ceux qui ont le pouvoir de taxer les autres et vivent du produit de cette confiscation, et ceux qui sont soumis à cette prédation.

Les victimes ne se vivent pas comme telles. Je l’ai dit plus haut, Marx et ses disciples ont révélé le travail de l’idéologie qui nous présente le pouvoir au-dessus de nous comme nécessaire, sinon bienfaisant. Tant que l’idéologie masquera la prédation des hommes de l’État, la société restera brisée en deux classes d’oppresseurs et d’exploités. Le projet libertarien, comme le projet marxiste, est de déchirer le voile de l’idéologie, rendre visible l’exploitation, et mettre fin à la lutte des classes.

Alors sans État, sans armée, sans fonctions régaliennes, chacun de nous sera à la fois prêtre et roi, guerrier et producteur.

Charles Baudelaire écrit dans Mon Cœur mis à nu: « Il n’existe que trois êtres respectables: le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer, créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions. »

Que répondriez-vous à Baudelaire?


Que répondre à un homme qui se place parmi les seuls êtres respectables, sans apporter le moindre étai à son affirmation? Ceux qui tuent ne m’inspirent guère; les prêtres ne sont pas les seuls détenteurs de savoir et les poètes ne sont pas les seuls créateurs.

Pour que cette phrase ait un sens, qui n’est pas celui que l’auteur voulait lui donner, il faudrait déclarer que chaque être humain entre en relation avec l’invisible – la fonction du prêtre; chaque être humain lutte contre le mal – le devoir du guerrier; et chacun est créateur de richesses, matérielles et spirituelles, à l’instar du poète.

Au Moyen Âge, un condottiere dont l’Histoire n’a pas retenu le nom, sauva la ville de Sienne d’un agresseur étranger. Il devint alors le saint patron de la ville, mais en contrepartie, il fut décapité sur la place publique par les habitants. Beaucoup de grands condottieri du Moyen Âge et de la Renaissance subirent un sort similaire au saint patron de Siennes: on craignait qu’ils ne devinssent trop puissants, orgueilleux et exigeants.

En un sens, ne réserve-t-on pas de nos jours le même sort aux entrepreneurs? Tout en témoignant de leur gratitude pour les produits nouveaux ou meilleur marché qui leur sont mis à disposition par les entrepreneurs qui réussissent, la plupart des gens ne redoutent-ils pas le pouvoir (financier, publicitaire, politique) des businessmen, au point de demander qu’on les « assassine » en les accablant de taxes ou de réglementations?


Celui qui nous rend service exerce un pouvoir sur nous. C’est la nature du pouvoir économique. Le patron qui me paie, parce que j’ai besoin de ce salaire, peut exiger que je me pointe chaque matin ouvrable à 8h et que j’effectue un nombre de tâches dans la journée. Les entreprises, qui nous rendent beaucoup de services par la qualité des produits qu’elles nous offrent, ont ce pouvoir de nous réclamer de l’argent en contrepartie. Mais la limite de ce pouvoir est le désir que nous avons du service rendu. Au moment où un autre patron me propose un travail plus attrayant, ou une entreprise m’offre un produit plus conforme à mes goûts, le pouvoir économique qu’exerçaient les premiers s’efface.

Tout autre est le pouvoir politique. Il se déploie même lorsque nous n’avons pas besoin de lui. Je n’ai pas besoin du douanier. Il ne m’apporte qu’une nuisance. À la limite, je le paierai pour qu’il reste chez lui. Mais il a le pouvoir d’ouvrir ma valise, fouiller mes poches, inspecter mes documents, me questionner… et le pouvoir politique exige que tous ceux qu’il importune ainsi le salarient (à vie).

Le danger qu’identifiaient les Siennois dans votre anecdote, et que craignent nos contemporains, est la collusion entre les pouvoirs économique et politique. Car lorsque les gens sont laissés libres d’offrir de nouveaux services, ce qui caractérise un marché, les entreprises établies risquent le déplacement de leur clientèle vers des nouveaux venus, mieux à l’écoute des désirs des gens. Les grands patrons vont alors se tourner vers les hommes de l’État. Ils les connaissent bien. Ils sortent des mêmes écoles, fréquentent les mêmes milieux et, finalement, partagent les mêmes intérêts de classe. Ces patrons vont obtenir plus de régulation et des règlementations tatillonnes (car la complexité des règlements favorise principalement les grosses boîtes qui ont les moyens de s’y conformer), ils vont se gaver de subventions, de commandes publiques, et ils s’accommodent des impôts qui détruisent les capacités d’investissement des concurrents plus petits (car on sait que seule une multinationale peut délocaliser des centres de profit).

Le danger n’est donc pas l’entreprise, mais le pouvoir politique, qui accorde des faveurs aux uns qu’il refuse aux autres (ce qui est dans la nature même du pouvoir politique). Parce qu’il existe une telle confusion de ces pouvoirs économique et politique, les gens sont dans la même situation que cet ivrogne que décrivait Bertrand Russell, que le whisky et soda rendait malade, qui passa au gin et soda, avec le même effet, puis à la vodka et soda, etc., et qui conclut avec une logique imparable qu’il ne supportait pas le soda.

Pas plus que le soda, le pouvoir économique n’est le problème. Mais il faut chercher au-delà des apparences de l’activité économique pour le comprendre.

Il existe une longue tradition de pensée hostile à démocratie. À cet égard, permettez-moi de citer ces quelques vers de Pierre Corneille:

« Mais quand le peuple est maître ou n’agit qu’en tumulte,
La voix de la raison jamais ne se consulte;
Les hommes sont vendus aux plus ambitieux,
L’autorité livrée aux plus séditieux. […]
Le pire des États, c’est l’État populaire. »
Cinna, II II.

J’imagine que vous souscrivez à l’idée générale de ces alexandrins. Pourriez-vous en toucher quelques mots?


Ce dernier alexandrin de votre citation était salué par des applaudissements à la Comédie Française au moment du Front Populaire. L’attaque contre la démocratie partait alors des fachos, de l’establishment, de ceux qui méprisaient les initiatives individuelles (le marché), pour lui préférer l’énergie du chef et l’expertise de l’élite. On n’en est plus là. (Ou bien, on n’en est pas encore là – je veux dire que le danger n’est pas nul dans un pays paralysé par l’incurie de ses politiciens et la faillite de son économie de voir un grand braillard à la tête de brutes promettre un ordre nouveau, une prospérité reconquise, pourvu qu’on lui laisse tout pouvoir.)

La critique actuelle de la démocratie porterait plutôt sur ses deux présupposés idéologiques, le socialisme et le nationalisme.

On connaît des régimes socialistes sans démocratie, mais on ne connaîtra jamais de régimes démocratiques sans redistribution socialiste des revenus et interventionnisme erratique de la puissance publique. Le simple bon sens des électeurs nous le garantit. Les libéraux classiques, qui généralement prônent la démocratie, doivent en convenir, eux qui pensent que les hommes sont mus par leur intérêt matériel. Il est dans mon intérêt de voter pour le parti qui m’accordera tel ou tel avantage financier. C’est un comportement d’homo economicus. Si le gouvernement a le droit de détrousser Pierre et Paul pour me payer, je me fabriquerai un discours pour rationaliser cette spoliation de mes concitoyens. « Ils sont si riches, ça ne leur coûte pas grand-chose de subvenir à mes besoins. » « C’est un acte de justice sociale. » « Ça crée du lien, il faut diminuer les inégalités. » Etc. Mais ce qu’une majorité accorde, la majorité suivante peut le reprendre. L’instabilité juridique ne favorise pas les projets à long terme, or ils sont nécessaires au développement économique et humain.

Et quand je mentionne que la redistribution « crée du lien », je souligne combien elle est nationaliste, en plus d’être socialiste. L’un ne va pas sans l’autre. Si ceux qui mangent au gâteau de la « justice sociale » sont trop nombreux, la part de chacun tend vers zéro. Il faut limiter les bénéficiaires, et on le fait par la nationalité. L’argent des Français va aux Français. Il ne va pas aux plus pauvres, aux réfugiés qui ont tout perdu dans les conflits, ou aux Haïtiens, aux Malgaches et autres Érythréens. Le privilège de la naissance, aboli par la Révolution de 1789, nous revient avec la démocratie sociale. N’avoir pas pris d’autre peine que de naître Français vous donne le droit à toutes sortes d’allocations, voire même un revenu à vie.

Ces failles du régime démocratique sont connues. Elles expliquent pourquoi les premiers démocrates se souciaient tant de limiter constitutionnellement le pouvoir des majorités, pourquoi ils hésitaient à universaliser le suffrage, préférant limiter le droit de vote à ceux qui n’auraient pas la tentation de vivre aux crochets d’autrui. Ces précautions n’ont pas suffi. La citoyenneté d’aujourd’hui est une activité subventionnée. Le « lien social » n’est plus une reconnaissance mutuelle de gens vivant dans une même communauté, mais c’est la relation du parasite avec son hôte, l’exploitation des uns par les autres, à travers la médiation des hommes de l’État.

La bonne nouvelle est que les développements technologiques irréversibles, qui sous-tendent la mondialisation, ont simplement causé la faillite de ces deux idéologies du XIXème siècle, le nationalisme et le socialisme.

De nos jours, la démocratie est souvent présentée comme le régime politique qui permet le mieux de régler par la « négociation » les conflits sociaux. L’État démocratique ne vise pas à éliminer les conflits, mais à mettre au point les procédures leur permettant de s’exprimer et de trouver un compromis.

En toile de fond de cette vision de l’État démocratique, on trouve l’idée très en vogue d’après laquelle les intérêts des entrepreneurs et des salariés tendent naturellement à être antagoniques, à moins d’une intervention de l’État dans l’économie pour « équilibrer » les relations entre ces deux groupes sociaux. L’argument généralement avancé est que les entrepreneurs tendent spontanément à payer les travailleurs à un simple salaire de subsistance, condition à laquelle ils peuvent maximiser leur profit. Qui plus est, il existerait un complot permanent des entrepreneurs pour organiser de concert un sous emploi de masse, en sorte d’avoir tout pouvoir sur la main-d’œuvre.

La démocratie permettrait d’apporter une réponse pacifique à ces conflits d’intérêt et d’équilibrer par la législation les rapports de force entre patrons et salariés. À ce prix, la paix sociale est acquise. Quel est votre sentiment sur cette analyse couramment avancée?


Dans le schéma marxiste de lutte des classes, qu’encore une fois je crois pertinent, l’Histoire est linéaire. Chaque phase de développement est nécessaire au progrès suivant. On n’aurait pas pu concevoir une société libertarienne au XVIIème siècle, alors que les connaissances et les techniques acquises aux siècles suivants, la séparation des pouvoirs temporel et spirituel, l’émergence d’une société civile, la prospérité apportée par la révolution industrielle, etc., n’avaient pas encore informé la conscience morale des gens. Cette évolution n’est pas achevée. Nous ne sommes pas à la fin de l’Histoire.

Or dans cette évolution, nous sommes passés par un stage hobbesien, où il fallait du pouvoir politique. Il fallait un Souverain, qui fasse régner l’ordre, qui tranche les conflits, comme celui que vous citez entre patrons et ouvriers. La question s’est seulement déplacée au cours des générations sur la détention de ce pouvoir souverain: monarque héréditaire, absolu ou constitutionnel, chef charismatique, parti unique, ou représentants élus du peuple… Aujourd’hui, il faut se demander pourquoi diable nous aurions besoin d’un Souverain. Il nous faut des compétences, c’est certain. Je me soumets volontiers à certaines autorités dans des situations spécifiques et temporaires, mon toubib, un avocat, l’équipage de l’avion… Mais pourquoi faudrait-il obéir en tout à un pouvoir unique?

Dans le cas que vous mentionnez, il appartient aux représentants des actionnaires de négocier avec les représentants des employés pour résoudre leur différend. L’intervention de la puissance publique, quel que soit son mode de désignation, hérédité, élection, tirage au sort… est nuisible. Les employés ne sont pas désarmés. Ils disposent d’un pouvoir immense – rompre unilatéralement leur contrat de travail et paralyser l’entreprise. Si elle est sur le point d’enlever un gros contrat, ou si elle se trouve période faste, les patrons paieront. Si les employés sont trop gourmands, l’entreprise périclitera. L’exemple des copains, qui ont trop tiré sur la corde, servira d’avertissement aux autres. Toute activité sociale est un apprentissage.

Il faut à une société libérale des syndicats puissants, revendicatifs, bien organisés. Ils ne le sont pas, car depuis les années 1930, ils ont trahi la classe ouvrière. Au lieu de se battre contre les patrons, front contre front, ils ont demandé des lois sociales. Mais ceux à qui ils les demandaient, les hommes de l’État, étaient aussi à l’écoute des patrons. Ils ont légiféré, mais pas trop dans le sens des prolétaires. Du coup, les syndicats ont tout perdu. Ils n’ont plus d’adhérents, car pourquoi payer des cotisations alors que les syndicalistes eux-mêmes ont transféré aux gouvernants le pouvoir de défendre les employés? Et parce qu’ils ont préféré l’action législative à l’action revendicative, les syndicalistes ont tout simplement encouragé les patrons à délocaliser l’activité là où la législation était favorable. Regardez l’implantation des sociétés de service, firmes d’avocats, cabinets d’audit, publicitaires, experts… Ils ont suivi leurs clients partout dans le monde. Pas les syndicats. Les syndicats auraient pu déclencher un mouvement revendicatif dans toutes les usines d’un groupe sur les cinq continents. Ça, c’est puissant. Mais au lieu de devenir multinationaux comme leurs clients, les syndicalistes ont criaillé chez les ministres de leur pays. Résultat: ils se sont rendus superflus.

À l’heure de la mondialisation capitaliste, il n’est pas rare d’entendre dire que celle-ci sonnerait le glas des démocraties; et ce, au détriment des intérêts des petites gens. La mondialisation impliquerait une perte du pouvoir du citoyen lambda sur sa vie, celui-ci pouvant de moins en moins contrôler (indirectement) les flux économiques, humains et financiers, par l'entremise de l’action des représentants élus au suffrage universel. Le pouvoir des gouvernements d’agir au nom des intérêts du peuple s’éroderait au fur et à mesure que la libéralisation des échanges gagnerait du terrain.

Les vrais décideurs politiques ce serait désormais les grandes firmes capitalistes ainsi que les banques et les sociétés de notation. Les gouvernements seraient devenus le valet du grand capital et non plus le serviteur légitime des citoyens. Ces derniers sont privés, du coup, de tout pouvoir sur eux-mêmes. Pour faire court, la mondialisation libérale, c’est l’ennemi du peuple; et la démocratie, c’est l’expression de la volonté populaire.

Que vous inspirent ces dires qui ont le vent en poupe?


L’argument pèserait lourd si la prémisse était juste – que les gouvernements élus représentent l’intérêt des petites gens. Il n’existe aucune raison pour que les gouvernants s’y emploient. Comme je l’ai dit plus haut, les hommes et les femmes qui exercent le pouvoir politique, en France comme ailleurs, qu’ils soient élus ou appartiennent à l’administration étatique, forment une classe soudée, attachée à la défense de ses privilèges, sociologiquement alliée au patronat. Les pauvres n’ont pas grand soutien à attendre de ces gens-là.

En plus, en quoi consiste l’intérêt des petites gens? Avoir, par exemple, un salaire minimum garanti faible, ou bien un emploi mieux rémunéré, mais sans garantie de l’occuper toute sa vie? Vivre dans une société prospère qui peut financer la science de demain et les biens culturels d’aujourd’hui, mais qui exige pour cela un engagement fort de tous ses membres, ou une autre société, relaxe, qui demande peu de ses membres, mais crée peu de richesses – et cette société stagnante est-elle soutenable à long terme?

Il existe deux formes de pouvoir, comme je l’ai dit plus haut. Le pouvoir de rendre service, c’est celui de l’économie, et le pouvoir de coercition, le pouvoir politique. Pour exercer du pouvoir sur moi, une firme doit me séduire, elle doit me faire désirer ce qu’elle veut me faire payer, ou me faire aimer travailler pour elle. C’est le mode capitaliste du pouvoir. Il émerge à la fin du XVIIIème siècle et se développe au cours du XIXème siècle, curieusement, en même temps que le féminisme, de Mary Wollstonecraft et Olympe de Gouges, jusqu’aux suffragettes. Pendant des millénaires, les sociétés avaient vécu sous l’emprise de la testostérone, le règne de la force brute et de la lutte armée. Avec le capitalisme, les sociétés embrassent un mode de gouvernance plus associé avec le féminin, celui de la séduction. Je ne te menace pas de coups de bâton pour obtenir ce que je veux de toi, je te le fais désirer. Séduire est un pouvoir. Mais il a l’avantage de ne pas tuer. C’est un progrès.

La mondialisation étend cette gouvernance par la séduction à des régimes qui ne respectaient que la force. Tant mieux. Le règne des multinationales n’est pas parfait, mais il a l’avantage sur la démocratie de nous laisser décider avec qui nous voulons traiter. Je ne veux rien avoir à faire avec la majorité qui nous gouverne, mais puisque je suis dans la minorité, elle m’impose sa réglementation. Dans le marché capitaliste, il n’y a pas de minorités. Elles sont passées chez les concurrents. Si je ne veux pas traiter avec Peugeot, comme client, fournisseur, employé ou actionnaire, je me tourne vers Toyota ou Renault. Ça paraît très simple, et le plus extraordinaire est que c’est la réalité.

Un argument courant en faveur de la démocratie consiste à affirmer que celle-ci substitue la transition pacifique entre les gouvernements aux révoltes douloureuses et sanglantes.

Écoutons Ludwig von Mises à ce sujet: « La fonction de la démocratie est d’établir la paix et d’éviter tous les bouleversements violents. Même dans les États non démocratiques un gouvernement ne peut finalement se maintenir que s’il peut compter sur l’assentiment de l’opinion publique. La force et la puissance de tous les gouvernements ne reposent pas dans les armes, mais dans l’esprit d’acquiescement qui met ces armes à leur disposition. […] Dans les États non démocratiques un changement de personnes ou de système dans le gouvernement ne peut s’opérer que par la violence. Un bouleversement violent écarte le système ou les personnes, qui ont perdu les racines qui les rattachaient à la population, et à leur place il met d’autres personnes et un autre système. […] Les pertes matérielles et les ébranlements moraux qui accompagnent tout changement violent de la situation politique, c’est par la réforme constitutionnelle que la démocratie les évite. La démocratie garantit l’accord de la volonté d’État, s’exprimant par les organismes d’État, et de la volonté de la majorité, parce qu’elle place les organismes de l’État dans la dépendance juridique de la majorité du moment. Elle réalise, dans le domaine de la politique intérieure, ce que le pacifisme s’efforce de réaliser dans le domaine de la politique extérieure. »

Que penser, selon vous, de cet argument?

Mises naquit dans l’Empire d’Autriche-Hongrie, quand aucun pays n’avait de suffrage universel, quand la plupart vivaient sous des régimes autoritaires. Au cours de sa vie, la situation n’a fait qu’empirer. Même si Mises a vécu assez vieux pour voir la fin du fascisme, on comprend son indulgence pour la démocratie libérale. Elle représente un immense progrès dans l’histoire de l’humanité. On ne saurait le souligner assez. Mais elle n’annonce pas, quoi qu’on en ait dit, la fin du film.

Les gouvernants des pays développés aujourd’hui n’ont pas d’autre projet que de durer. Il n’ont plus de vision, n’offrent plus d’aspirations, pas plus d’avenir. L’imagination politique est en coma. Nos chefs légitiment leur pouvoir par la simple absence d’alternative. « Peut-être que nous sommes nuls, mais que proposez-vous d’autre? »

Tout l’enjeu pour le salut du monde réside dans la réponse à cette question. Sommes-nous condamnés à l’existant – ce qui est franchement désespérant? Ou bien pouvons-nous évoluer vers une société plus douce, plus chaleureuse, plus poétique – telle que les libertariens la conçoivent?

Quelle serait à vos yeux une manière pertinente d’organiser la transition de nos États démocratiques actuels vers la société anarcho-capitaliste? Avez-vous confiance en l’avenir de la liberté?

Nous sommes les acteurs de l’Histoire, mais nous n’écrivons pas le scénario. Elle ne se déroule jamais comme nous l’avons prévu. Que pourrais-je donc vous annoncer sur la société nouvelle anarcho-capitaliste?

Ma seule confiance réside dans l’analyse marxiste. Nous vivons un changement des modes de production, avec internet, les réseaux, la mondialisation, et tout ça. Ces avancées déstabilisent les structures de pouvoir établies au 19ème siècle. Je crois que le seul régime compatible avec la nouvelle économie est l’anarcho-capitalisme. C’est à ce fil ténu que mon espoir d’un monde meilleur se raccroche.

Hans Hermann Hoppe a défendu naguère l’idée que la transition des démocraties vers l’anarcho-capitalisme pourrait se faire seulement au prix d’un renoncement aux idéaux qu’il décrit comme « alternatifs ». Selon lui la démocratie est intrinsèquement hostile au conservatisme culturel et le lit de toutes sortes de mœurs qu’il juge « déviantes. » L’avènement de l’anarcho-capitalisme doit nécessairement coïncider avec celui d’une société résolument intolérante envers les modes de vie « hédonistes » et en rupture avec le chaos moral de la démocratie. Le conservatisme culturel fait partie intégrante de l’ADN d’une société anarcho-capitaliste.

Je laisse la parole à Hans Hermann Hoppe: « Dès que des membres de la société expriment avec régularité l’acceptation ou même le soutien aux sentiments égalitaires, que ce soit sous forme démocratique (règle de la majorité) ou communiste, il devient essentiel que les autres membres et en particulier les élites sociales naturelles, soient prêts à agir de façon décisive et, en cas de non-conformité qui perdure, excluent et in fine bannissent ces membres hors de la société. Dans une convention conclue entre un possesseur et des résidents communautaires avec pour but la protection de leur propriété privée, il n’existe rien de tel que la liberté (illimitée) de parole, pas même le droit illimité de parole sur sa propre propriété de résident. […] Il ne saurait y avoir de tolérance envers les démocrates ou les communistes au sein d’un ordre social libertarien. Il leur faudra être physiquement séparés et bannis de la société. De même, au sein d’une convention fondée pour la protection des familles et des proches, il ne peut y avoir de tolérance envers ceux qui promeuvent régulièrement des styles de vie incompatibles avec cet objectif. Ils – les avocats des styles de vie alternatifs, non familiaux et « entre eux », tels que par exemple, l’hédonisme individuel, le parasitisme, l’adoration de la nature-environnement, l’homosexualité, ou le communisme – devront être physiquement retirés de la société, aussi, si on veut pouvoir maintenir un ordre libertarien. »

Quel est votre avis sur cette analyse?


Ce raisonnement contient une contradiction interne. Dans un monde où la violence contre les innocents ne reste pas impunie – c’est-à-dire un monde sans État –, les individus peuvent se regrouper en communautés et mettre en pratique tous les modes de vie qui assurent, selon eux, leur épanouissement – religieux, démocratique, hédoniste, culte du chef, etc. Un tel groupe, cependant, contrairement aux systèmes politiques contemporains, n’a pas de légitimité pour contraindre un individu, assigné à ce groupe par sa naissance, ou par un choix antérieur mal avisé, à y rester et à s’y soumettre.

J’avais cette discussion lorsque je trainais en Russie à l’époque de Gorbatchev et Eltsine. De vieux Soviétiques larmoyaient: « Dans la guerre entre le capitalisme et le socialisme, nous avons perdu. » Je leur faisais remarquer que le capitalisme n’est jamais opposé au socialisme. Dans le plus radical régime capitaliste (disons « anarcap »), tous ceux qui veulent mettre en commun leurs moyens de production, renoncer à leur héritage, partager également leur revenu, sont parfaitement libres de le faire. Et si en le faisant ils se montrent heureux, apaisés, créatifs, d’autres viendront les rejoindre, et le socialisme se répandra sur le globe. Mais les socialistes ne croient pas qu’ils rendent les gens heureux. Il leur faut s’emparer du pouvoir pour instaurer le socialisme. Si les capitalistes laissent ceux qui le veulent être socialistes entre eux, la réciproque n’est donc pas vraie. La guerre ne fut pas entre le capitalisme et le socialisme, mais fut une résistance contre le socialisme imposé.

Dans la communauté anarcap qu’imagine Hans-Hermann Hoppe, les hédonistes, démocrates et autres communistes n’auront pas leur place. Pas besoin pourtant de les exclure. Eux-mêmes sentiront que ce style de vie ne leur convient pas. En conséquence, ils formeront d’autres communautés plus conformes à leurs vœux. Il me semble que cette association des gens entre eux en fonction de leur choix de vie satisfait l’éthique mieux que l’imposition d’une norme unique à tout le monde par un chef ou par une majorité.

Hoppe est dogmatique. Pour ma part, je laisserai l’Histoire décider des modes de vivre ensemble (il y en a plus d’un) appropriés aux êtres humains dans leur diversité. Il est possible que des hédonistes, communistes et homosexuels, qui ne seraient pas à l’aise dans la communauté que Hoppe idéalise, en forment une autre, peut-être moins prospère si leur préférence temporelle leur fait renoncer aux investissements à long terme, mais fort plaisante pour ses membres.

Les deux écueils sont ceux-ci. Il faut que chaque communauté séduise de nouveaux membres et traite assez généreusement ceux qui s’y trouvent, pour n’être pas dépeuplée. Et il faut que chaque communauté renonce à razzier les richesses d’une voisine plus prospère. Le problème n’est pas nouveau. C’est exactement celui que la coexistence des États nous pose depuis plusieurs millénaires. Puisque les États n’ont pas su le résoudre par la violence, cherchons par des moyens pacifiques à réussir mieux qu’eux.

Le passage du positif au normatif, de la description du monde tel qu’il est aux prescriptions sur ce que le monde devrait être, est un problème épistémologique bien connu. Au sein de la tradition libérale, les auteurs jus-naturalistes, tels que Locke, Bastiat et Rothbard, tiennent la propriété privée légitime (i.e. acquise sans violence) pour un droit naturel, i.e. qui se déduit de la nature humaine.

Il est souvent argué que cette position philosophique n’est pas valable en ce sens qu’elle infère un devoir-être sur la base de l’être, ce qui constitue une aberration logique. En tant que libéral anarcho-capitaliste et jusnaturaliste, que répondriez-vous à cette critique récurrente?

Jusnaturaliste? Pas moi. Je n’ai rien observé dans la nature qui nous enseignerait le Juste, le Bien, le Droit. En revanche, tout système – donc une société – pour fonctionner, obéit à des règles. On ne peut simplement pas imaginer une société qui déclarerait: « C’est ok chez nous de tuer, de battre les gens, de violer, de voler, de tromper autrui… ». Chacun se terrerait chez soi, ou se réfugierait au plus profond des forêts. Chaque société ajoute à ces prohibitions d’autres règles qui lui sont propres, mais ces prohibitions sont communes à toutes. On peut les enclore dans le concept de propriété. On peut dire qu’il est dans la nature de toute société de reconnaître et de faire appliquer le droit de propriété de chacun sur son corps, sur ce qu’il produit grâce à son corps et ses facultés intellectuelles, et sur ce qu’il acquiert par échange ou par don, c’est-à-dire en respectant un droit identique de propriété chez autrui. Le droit n’est donc pas attaché à l’être humain pris individuellement. La notion de droit n’a aucun sens pour Robinson dans son île. Il en appellerait au droit contre qui? Les éléments? Les animaux? En revanche, le droit de propriété existe nécessairement dès que l’on fait société, à deux ou à plusieurs, et avec l’humanité entière. C’est une nécessité inscrite dans la nature même d’une société pour qu’elle fonctionne.

L’objection courante signale que toutes les sociétés historiques et présentes ont fonctionné avec un taux plus ou moins élevé de meurtres, viols, pillages et tromperies. C’est vrai. Mais l’intuition ne nous dit-elle pas que ces sociétés eussent fonctionné mieux encore si elles n’avaient pas souffert ces violations du droit?

Et nul ne viole plus allègrement ces prohibitions que les hommes de l’État. C’est la fonction même de la politique, son but unique, que de désigner une classe dans la société qui jouit de l’impunité pour les crimes qu’elle commet. Nul n’a le droit de tuer – sauf les guerriers, nommés par les hommes de l’État. Nul n’a le droit de voler – sauf les hommes de l’État, qui prélèvent l’impôt. Nul n’a le droit de mentir et tricher – sauf pour une raison d’État. L’avenir que souhaitent les anarcaps consiste tout uniment à appliquer à tous une identité de droits. On ne peut pas justifier moralement que certains membres de la société puissent commettre impunément des crimes, pour lesquels n’importe qui d’autre est condamné. Abolir cette injustice, pratiquer l’identité des droits pour tous, c’est réaliser la société sans distinction de classe, une société anarcap.

Il est de bon ton de reprocher au libéralisme d’annihiler le lien social et de réduire les êtres spontanément sociaux que nous sommes à des atomes isolés.

L’argument généralement invoqué peut se formuler comme suit: « La vie en société implique nécessairement que chacun soit dépossédé de sa liberté naturelle (i.e. la liberté intégrale que possède tout homme qui ne vit pas en société). La vie en société implique que le droit en vigueur soit en mesure de contraindre les individus à pratiquer ou à éviter certains comportements, et ce, dans l’intérêt même des membres de la société. En effet, tout un chacun consent implicitement, dès lors qu’il vit en société, à ce que certains comportements soient prohibés et d’autres rendus obligatoires. S’il y consent c’est dans son propre intérêt – car aucune société ne serait être ni agréable à vivre ni utile pour l’épanouissement des individus qui la composent, si tout y est facultatif et si rien n’y est interdit.

Ce consentement implicite est précisément l’acte fondateur et le ciment de la société. S’ils conservent intacte leur liberté dite naturelle, les individus ne forment pas une société: ils sont isolés les uns des autres, ils mènent chacun une existence séparée; ils n’ont pas, à proprement parler, quitté l’état de nature. »

Que rétorqueriez-vous à ces États en vogue?


Que j’y souscris totalement. Comme je l’ai indiqué dans la réponse précédente, je ne sais pas d’où sortirait cette « liberté naturelle », qui serait celle d’êtres humains hors de toute société. Ça n’existe pas. Les ermites et les Robinsons ont eu des éducateurs. Or vivre en société implique des prohibitions et des obligations. Le débat ne concerne pas l’existence de ces contraintes, mais leur légitimité. Si j’ai fait une promesse, signé un contrat, je me suis créé une obligation. Si quelqu’un, sous prétexte de quelque impôt, exige que je paie une somme quelconque, je n’ai pas d’obligation. Je cède (ou pas) à la force.

Loin de vivre les « existences séparées », dont parle l’auteur de la question, les êtres humains en société sont attentifs aux désirs, aux souhaits, aux aspirations d’autrui, puisque leur propre bien-être dépend de leur capacité à les satisfaire – le médecin à soulager ses patients, le prof’ à inspirer ses élèves, l’industriel à présenter des produits désirés. Il me semble que ces relations correspondent à une élévation du niveau de conscience d’autrui par rapport à une société fondée sur des relations politiques, c’est-à-dire, des prises de pouvoir.

Supposons que votre enfant de dix ans soit à l’hôpital et atteint d’une maladie incurable. Il lui reste désormais quelques heures à vivre. Sur le chemin de l’hôpital le diable vient à votre rencontre et vous apprend que le socialisme totalitaire est le destin de l’humanité. Aucun pays de la planète ne sera à l’abri. La Terre deviendra la patrie du socialisme totalitaire, sans aucune échappatoire pour l’humanité.

Le diable vous offre le choix entre deux cartes à jouer. La carte rouge sauve votre enfant de la maladie, mais d’ici deux siècles le monde sombrera inévitablement dans une dictature étouffante, cruelle et perpétuelle. La carte bleue est le seul espoir de l’humanité: elle abolit définitivement ce futur de désolation. En contrepartie votre enfant meurt.

Le diable ne vous contraint point. Il vous laisse libre de refuser de prendre l’une ou l’autre de ces deux cartes. Il vous avertit que si telle est votre décision, non seulement votre enfant mourra mais l’humanité sera absorbée par le socialisme totalitaire. À vous de faire un choix entre ces trois options: 1) la carte rouge, 2) la carte bleue, 3) aucune de ces deux cartes.

Où la liberté se situe-t-elle dans votre échelle de valeurs? Confronté à une telle situation, feriez-vous passer l’amour que vous vouez à votre enfant avant votre attachement à la liberté? Que ce soit parce que vous refusez de choisir entre les deux cartes à jouer ou parce que votre souci prioritaire est de sauver la liberté, seriez-vous prêt à laisser mourir le petit?


La réalité ne présente jamais des alternatives simples, comme celle entre les cartes rouge ou bleue de votre histoire, ou dans la « wagonologie » de Philippa Foot (un wagon fou dévale le long de la voie et va percuter 5 ouvriers; vous avez la possibilité de l’aiguiller vers une autre voie, où il ne tuera qu’une personne; baissez-vous le levier? Et si cette personne est votre fils? ou encore un savant, dont les travaux vont sauver des milliers de malades? etc.).

Les choix ne sont jamais binaires. Comme l’exprimait poétiquement, mais justement, Jacques Prévert « De deux choses l’une – l’autre, c’est le soleil. »

Si vous voulez absolument une réponse à votre question, je sauve mon enfant. D’ici deux siècles, l’humanité aura trouvé le moyen de déjouer les plans de votre méchant démon.

Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots?

J’ai été si bavard en répondant à ce questionnaire que je ne saurais rien ajouter de concis. Mais les questions étaient brillantes, pertinentes, et j’ai pris plaisir à les traiter.

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*Cet entretien a été publié le 23 janvier 2015 sur le site de l'Institut Coppet. **Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel français. Il réside actuellement à Paris.