Montréal, le 15 août 1998
Numéro 18
 
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     Le QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.   
   
     Il  défend la liberté individuelle, l'économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales.   
      
     Il  s'oppose à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus.      
  
     Les articles publiés partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques qui y sont exprimées n'engagent que  leurs auteurs.     
 
 
 
 
 
 
 
 
ÉDITORIAL
 
LE REFUS GLOBAL,
50 ANS PLUS TARD
  
par Gilles Guénette
et Martin Masse
 
 
          C'était, le 9 août dernier, le 50e anniversaire du lancement du Refus global. Et pour l'occasion, la Société Radio-Canada présentait Refus global 1948-1998: La quête de la liberté dans le cadre de ses Beaux Dimanches. Le documentaire trace un portrait des seize artistes signataires – dont l'auteur du manifeste, le peintre Paul-Émile Borduas – et brosse un tableau de la société dans laquelle tout ça a pris place. Un demi-siècle plus tard, dans un contexte social très différent de celui de l'époque, on peut s'interroger sur la pertinence du Refus global et sur le cirque médiatique qui entoure la commémoration de l'événement. 
  
Portrait d'un manifeste 
  
          Long d'une quinzaine de pages, le manifeste se veut un cri de ralliement contre l'hégémonie de l'Église et l'ordre établi, dans une société canadienne-française arriérée et en marge de l'Histoire. 
Un petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale. Tenu à l'écart de l'évolution universelle de la pensée...
Rédigé dans un style décousu et souvent illisible ou hermétique, 
Au XIIIe siècle, les limites permises à l'évolution de la formation morale des relations englobantes du début atteintes, l'intuition cède la première place à la raison. Graduellement l'acte de foi fait place à l'acte calculé. L'exploitation commence au sein de la religion par l'utilisation intéressée des sentiments existants, immobilisés; par l'étude rationnelle des textes glorieux au profit du maintien de la suprématie obtenue spontanément.
on y dénonce la montée d'une rationalité sociale et économique. 
L'exploitation rationnelle s'étend lentement à toutes les activités sociales: un rendement maximum est exigé. (...) L'écartèlement entre les puissances psychiques et les puissances raisonnables est près du paroxysme.
          Les signataires s'élèvent aussi contre le modèle esthétique dominant et la perception des gens face à leur profession d'artistes. 
Le règne de la peur multiforme est terminé. (...) peur de préjugés, de l'opinion publique, des persécutions, de la réprobation générale.
Ainsi, mécontent de l'enseignement donné à l'École des beaux-arts, 
...nos maisons d'enseignement ont dès lors les moyens d'organiser en monopole le règne de la mémoire exploiteuse, de la raison immobile, de l'intention néfaste.
le petit groupe d'artistes se forment autour de Borduas. Ils assistent aux leçons du peintre à l'École du meuble et se réunissent lors de soirées à son atelier de la rue Napoléon à Montréal pour échanger et expérimenter.  
  
          Le Mouvement automatiste naît. Selon le Petit Robert, l'automatisme est un accomplissement d'actes sans participation de la volonté. Ce mouvement s'inscrit dans une tendance plus large qui tend à redéfinir le sens de l'art, en peinture comme dans d'autres disciplines. Les artistes du Refus ne sont pas coupés du reste du monde, ils sont branchés sur New York et Paris et leur démarche s'insère dans le mouvement surréaliste – ils n'inventent rien. Parce qu'il n'y a pas de réseau de galeries en place et que les salles de théâtre ne leur sont pas accessibles, les automatistes s'installent dans des locaux de fortune pour présenter – avec les moyens du bord –  leurs pièces de théâtre, leurs spectacles de danse et pour y exposer leurs créations. 

          C'est l'époque où les peintres, chorégraphes et poètes sont souvent perçus comme des voyous et des paresseux qui ne veulent pas travailler. C'est aussi l'époque de la soi-disant Grande noirceur: les électeurs viennent de redonner à Duplessis une victoire confortable. Dans certains milieux ecclésiastiques, on cite Franco et Salazar en exemple. Plusieurs livres jugés trop « osés » sont mis à l'index, des films sont rendus incompréhensibles tellement ils sont censurés et la saison de la chasse aux communistes est ouverte. 

          Arrive le manifeste qui reçoit un accueil plutôt timide à sa sortie. Car hormis quelques virulentes attaques de la part de l'élite en place, il est accueilli avec indifférence et passe inaperçu chez les gens ordinaires. Un peu comme un pétard mouillé, le Refus global tombe vite dans l'oubli et le groupe des automatistes se disperse: Thérèse Renaud, Fernand Leduc et les Riopelle vont à Paris; Borduas poursuit son oeuvre avec difficulté; Muriel Guilbault se suicide; seul Mousseau, Ferron et Claude Gauvreau continuent de porter l'étandard. 
  
Portrait d'une récupération 
  
          Aujourd'hui, la distance aidant, on ressort le mythe qu'est devenu le Refus global et on l'apprête à toutes les sauces. La Société canadienne des postes dévoile une série de timbres commémorant les 50 ans du Refus et trace un parallèle entre les automatistes et le Groupe des sept (des peintres canadiens-anglais qui ont tenté de créer une peinture nationale distincte dans les années 1920, en mettant notamment sur tableau des paysages abstraits du Nord de l'Ontario). Les nationalistes québécois en font, eux, une étape de plus vers la libération d'un peuple. Ainsi, question de récupérer ce mythe historique important, la ministre de la Culture Louise Beaudoin citait récemment la dernière phrase du Refus lors d'un discours à saveur nationaliste: 

D'ici là, sans repos ni halte, en communauté de sentiment avec des assoiffés d'un mieux-être, sans crainte des longues échéances, dans l'encouragement ou la persécution, nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération.
          Comme si le « sauvage besoin de libération » des automatistes avaient quelque chose à voir avec l'idéologie séparatiste. En fait, la liberté dont rêvent les membres du groupe de Borduas est plus individuelle que collective. Ils ne cherchent pas à se libérer d'un méchant oppresseur canadien comme nos séparatistes contemporains. Ils veulent plutôt se libérer eux-mêmes – et l'art dans un même souffle – de l'oppression du pouvoir clérical, de son étroitesse d'esprit, de la censure, de la rationalité, de l'étiquette de paresseux qu'on leur a apposée, des contraintes de l'art enseigné au Québec... Ils militent pour une reconnaissance du statut de l'artiste et pour ce faire, ils y vont d'une longue liste de « refus » et réclament plus de place pour « la magie, les mystères objectifs, l'amour et les nécessités. » 
  
          Dans Refus global 1948-1998: La quête de la liberté, le réalisateur et auteur Jacques Godbout dit avoir des réticences à parler du sujet. « Le Refus global comme tel, n'a pas été la bombe dont on parle. C'est-à-dire, je ne crois pas qu'il a ébranlé le gouvernement. Je ne crois pas que ça ait ébranlé l'Église catholique. Je ne crois pas que ça ait transformé la société québécoise à ce moment là. Donc pour moi, le Refus global c'est d'abord et avant tout un mythe. Alors il faut faire attention, un mythe est souvent plus intéressant qu'une réalité. » Et souvent si facile à apprêter au goût du jour – surtout s'il prend racines dans un passé lointain et qu'il est mal défini dans la tête des gens. 
  
          Alors, pertinent le Refus global aujourd'hui? Pas vraiment. On ne peut s'empêcher de relever le caractère anachronique des dénonciations des automatistes (le trop grand contrôle de l'Église, la rigidité des conventions sociales et artistiques, la non-reconnaissance du statut de l'artiste), les choses ayant beaucoup évolué au Québec. Le pouvoir clérical est maintenant presque nul, l'Église a été reléguée au rang de groupe de pression pleurnichard au même titre que la Fédération des femmes du Québec et l'Association de défense des droits des assistés sociaux. Ce n'est plus elle, mais l'État qui est omnipotent aujourd'hui. 
  
          Les conventions sociales sont devenues infiniment plus souples et permissives. Depuis cinquante ans, l'irrationnel et l'abstraction dominent les principaux courants artistiques en Occident, au point où ceux qui veulent se démarquer aujourd'hui font un retour au figuratif et à une peinture plus conventionnelle. Quant au statut des artistes, il est plus que respectable. Ceux-ci sont omniprésents sur la scène médiatique, impliqués dans quantité de causes et constamment appelés à commenter l'actualité – même s'ils n'ont pas toujours quelque chose de très pertinent à dire. Et non seulement ne sont-ils plus relégués en marge de la société, mais on les subventionne maintenant à coup de centaines de millions $. Les signataires font partie de cette catégorie de privilégiés entretenus par le système qu'ils auraient probablement dénoncés à l'époque. 
  
          (Fait révélateur, lors de la table ronde qui a suivi le documentaire, les signataires invités ont dénoncé de façon virulente la commandite d'une exposition que leur consacre le MBA par le fabricant de tabac Benson & Hedges. Tous ces artistes bénéficient depuis des décennies des fonds publics à Radio-Canada, Radio-Québec, l'ONF, le métro de Montréal, etc., et ne voient pas pourquoi l'État ne paierait pas aussi entièrement cette exposition. Pierre Gauvreau: « Personnellement, qu'une société riche comme la nôtre puisse pas faire une exposition de peintres, d'un mouvement... de peintres qui ont manifesté une assez grande générosité de leur être et tout, pour la transformation de cette société-là, sans faire appel à un fabricant de tabac, moi ça m'écoeure! ») 
  
          Ceux qui sont « en quête de liberté » ne trouveront finalement pas grand-chose dans le Refus global, outre l'atmosphère un peu surannée de la lutte contre les soutanes. Le libertarianisme est le seul mouvement aujourd'hui qui défende véritablement la liberté. Les appels à l'irrationnel, à l'acte brut et à l'anarchie sont peut-être pertinents pour un artiste qui cherche à trouver l'inspiration, mais ne mènent pas loin lorsqu'il est question de libertés politiques et économiques réelles. 
  
 
  
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
 
  
Le Québec libre des 
nationalo-étatistes 
 
          « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »  

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840)

 
 
 
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