Montréal, le 19 décembre 1998
Numéro 27
 
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 NUMÉRO SPÉCIAL:
LIBERTÉ, CROYANCES ET RELIGION
 
CATHOLIQUES ET APÔTRES
DU LIBRE MARCHÉ
  
par Pierre Desrochers
  
  
          On ne se douterait pas, à observer la plupart des membres du clergé québécois contemporain, qu'il est possible de réconcilier le catholicisme et l'économie de marché. Après tout, quelle manifestation de « lutte contre la pauvreté » ne regroupe pas les syndicats, le lobby de l'aide sociale et des religieux? A-t-on jamais entendu les porte-parole du Centre Justice et Foi, ceux de Développement et Paix ou un animateur de pastorale dire une seule bonne parole en faveur du libéralisme économique? Quel cours d'enseignement religieux au secondaire ne tourne pas rapidement en séance d'endoctrinement collectiviste où l'on ne cesse de dénoncer les multinationales et les excès du capitalisme sauvage?  
          La méfiance, pour ne pas dire l'hostilité ouverte, de la plupart des membres du clergé québécois face au libéralisme économique n'est pas nouvelle. On serait même tenté de dire qu'elle n'a fait que changer de forme à travers l'histoire, alternant entre un discours vantant les vertus morales de la pauvreté, le retour à la terre et les politiques collectivistes de droite et de gauche. Les lecteurs du QL seront peut-être surpris d'apprendre qu'on trouve tout de même une tradition de libéralisme économique au sein de l'Église catholique. Bien qu'elle ne soit pas très vigoureuse au Québec, elle a joué un rôle crucial dans la mouvance libertarienne américaine au cours des dernières décennies. Il faut toutefois remonter au siècle d'or espagnol pour en trouver l'origine.
 
L'école de Salamanque 
  
          La plupart des cours d'histoire de la pensée économique au Québec débutent avec les mercantilistes français du XVIIe siècle et leurs politiques protectionnistes et interventionnistes. On aborde ensuite l'oeuvre de l'économiste écossais Adam Smith dont le traité De la richesse des nations aurait présenté la première synthèse économique libérale digne de ce nom. 

          La réalité est toutefois plus complexe. Smith ne fut pas le premier penseur à construire un système cohérent démontrant que le libre marché était sans égal pour créer et redistribuer de la richesse. La palme reviendrait en fait à un groupe d'ecclésiastiques espagnols des XVe et XVIe siècles, dont les principaux furent Francisco de Vitoria (1485-1546), Juan de Medina (1490-1546), Martin de Azpilcueta Navarrus (1493-1586), Domingo de Soto (1494-1560), Diego de Covarrubias y Leiva (1512-1577), Luis de Molina (1535-1601) et Juan de Mariana (1536-1624). Ces « scolastiques » ou membres de « l'école de Salamanque » produisirent une oeuvre remarquable à plusieurs égards au travers de laquelle émergent certaines lois naturelles de l'économie. Ils furent ainsi les premiers à mettre par écrit la relation entre l'offre et la demande, à identifier les véritables causes de l'inflation et la mécanique des taux de change. La plupart d'entre eux étaient également de véritables subjectivistes, c'est-à-dire qu'ils comprenaient qu'un diamant vaut beaucoup plus qu'un litre d'eau non pas parce qu'il est beaucoup plus « utile » selon une mesure objective quelconque, mais parce que les diamants sont infiniment plus rares que l'eau. 

          Prise dans son ensemble, l'oeuvre de ces ecclésiastiques catholiques peut selon nos critères actuels être qualifiée de franchement libertarienne, car ils ne soutiennent pas seulement que le libre marché est la forme d'organisation la plus efficace, mais aussi la plus morale. Leur appareil théorique n'est cependant pas sans faille, notamment au niveau de leur dénonciation du prêt usuraire, mais ils méritent amplement le qualificatif de « premiers véritables économistes » que leur donna l'historien de la pensée et théoricien Joseph Schumpeter. 

          L'oeuvre des scolastiques espagnols n'eut, semble-t-il, que peu d'impact dans le monde anglo-saxon. Il en aurait toutefois été autrement en Europe continentale, ou du moins dans les pays catholiques car leurs ouvrages étaient rédigés en latin et étaient donc compréhensibles pour la plupart des gens éduqués. C'est ainsi que l'on soupçonne que Carl Menger, le fondateur de l'école autrichienne, aurait été influencé par ces penseurs. (On se souviendra d'ailleurs que l'Espagne et l'Autriche étaient réunies sous la même couronne à l'époque des scolastiques.) Il se peut toutefois que la connexion aristotélicienne telle que véhiculée par la tradition catholique et qui a influencée ces deux écoles de pensée ait été plus importante. Toujours est-il que les ressemblances entre ces deux écoles de pensée sont suffisamment fortes pour que l'économiste Murray Rothbard ait qualifié les scolastiques de « proto-autrichiens » dans sa magistrale histoire de la pensée économique(1). En fait, Rothbard soutient même que les penseurs espagnols inaugureront une tradition catholique de libéralisme économique plus authentiquement libertarienne que celle des économistes protestants Smith, Malthus et Mill. 
  
Catholicisme et pensée économique libérale au 20e siècle 
  
          La pensée libérale a reculé sur tous les fronts au vingtième siècle. Il n'est donc pas étonnant qu'elle ait subi le même sort au sein des membres du clergé catholique qui seront tour à tour attirés par les politiques collectivistes. On trouvera tout de même un petit noyau d'intellectuels libéraux (dont certains n'étaient même pas chrétiens) qui iront se chercher une éducation philosophique quasi libérale dans les départements de philosophie, de théologie et d'histoire de certaines universités jésuites, notamment Fordham (New York) et Georgetown (Washington). L'un de ces intellectuels libéraux m'a d'ailleurs déjà déclaré que ces institutions étaient les seules où l'on pouvait à l'époque rédiger des dissertations doctorales franchement fondées sur l'individualisme méthodologique. On comprend mieux pourquoi lorsqu'on regarde les fondements philosophiques de ce que l'on y enseignait. Le jésuite James Sadowsky de Fordham résume ainsi l'apport de son confrère John Toohey qui enseignait à Georgetown au milieu du siècle(2). 

One of his greatest contributions was his insistence that there were no collective entities: that the collection was not an entity over and above the things collected but simply the collected individuals brought together for the achievement of a purpose common to each of them. So while social beings exist, society does not exist as a thing over and above those beings.(3)
          Il est également symptomatique que l'ouvrage philosophique de base le plus cité par les intellectuels libertariens américains soit A History of Philosophy du jésuite Frederick Copleston. Les oeuvres d'un autre jésuite, Henry Babcock Veatch(4), de même que celle de l'historien catholique anglais Lord John Acton (1834-1902) seront également cruciales pour le développement de la philosophie libertarienne contemporaine. L'un des principaux acteurs dans ce mouvement fut l'économiste Murray Rothbard, un juif agnostique. C'est d'ailleurs à cause de son appréciation de l'apport de certains moralistes jésuites que Rothbard sera expulsé du cercle intime de Ayn Rand en 1958(5). En fait, l'admiration de Rothbard pour la tradition libérale catholique – il la juge d'ailleurs plus favorable au libre marché que la protestante dans son histoire de la pensée économique – aurait amené certains de ses proches à croire qu'il se serait converti au catholicisme(6). On trouve donc aujourd'hui une minorité de catholiques croyant fermement que le libre marché est non seulement la forme d'organisation la plus efficace, mais aussi la plus morale. 
  
          Si les universités jésuites ne sont plus les points de ralliement qu'elles ont déjà été, d'autres institutions ont pris la relève. L'une des plus prometteuses est le Acton Institute qui a été fondé par le prêtre diocésain Robert Sirico il y a maintenant près d'une décennie. L'histoire du père Sirico est peu banale. Il était à l'origine un ecclésiastique typique, imbu des idées de « justice sociale » et de redistribution de la richesse qu'on lui avait enseignées dans ses cours de séminariste. L'un de ses amis lui fit toutefois don des oeuvres de l'économiste Friedrich Hayek. On raconte qu'il laissa longtemps traîner ces livres dans sa chambre à coucher, convaincu que les libéraux étaient les perroquets du grand capital. 
  
          Contrairement à la plupart de ses collègues, le père Sirico se donna éventuellement la peine de les consulter. Il réalisa rapidement que les arguments libéraux étaient beaucoup plus profonds que ce que lui avaient enseigné des professeurs qui ne les avaient jamais lus. Le père Sirico connut alors son chemin de Damas. Il décida de fonder un institut ouvert à toutes les religions où l'on chercherait à concilier moralité et libéralisme et le nomma en l'honneur de Lord Acton. Le Acton Institute connaît depuis quelques années un vif succès, tant au niveau médiatique que sur le plan de l'organisation de séminaires ouverts au public. L'institut a publié plusieurs documents de politiques publiques et parraine même un journal académique, Markets and Morality. On ne peut qu'espérer que nos catholiques québécois se donneront éventuellement la peine de consulter ce que font certains de leurs collègues américains... 
  
  
1. Murray N. Rothbard, An Austrian Perspective on the History of Economic Thought. 
    Volume 1: Economic Thought Before Adam Smith, Edwar Elgar, 1995. Rothbard résume bien l'oeuvre 
    des scolastiques, mais les véritables spécialistes de la question sont les économistes Raymond de Roover 
    et Marjorie Grice-Hutchins dont les ouvrages sont introuvables. Le lecteur pourra également essayer 
    de retracer le livre de Alejandro A. Chafuen, Christians for Freedom: 
    Late-Scholastic Economics, San Francisco, Ignatius Press, 1986. >> 
2. Voir notamment John J. Toohey, Notes on Epistemology, Georgetown, University Press, 1952. >> 
3. Leonard Liggio, « Introduction to American Classical Liberalism and Religion: 
    Religion, Reason, and Economic Science », Article présenté dans le cadre de la 68e édition 
    de la conférence annuelle de la Southern Economic Association, Baltimore, Maryland, 10 novembre 1998. >> 
4. Harry Veatch, Rational Man, Indiana University Press, 1962 et For an Ontology of Morals: 
    A Critique fo Contemporary Ethical Theory, Northwestern University Press, 1971. >> 
5. Liggio, 1998, ibid. >> 
6. Jesus Huerta de Soto, « Murray Rothbard: In Memoriam », Journal des Économistes 
    et des Études Humaines 6 (1), 1995, p. 15-20. >> 
 
 
 
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