Montréal, le 6 février 1999
Numéro 30
 
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LIBRE EXPRESSION
  
ICI RADIO LIBRE
 
 par Gilles Guénette
   
   
           Depuis le début de l'année, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes a resserré ses règles en matière de quotas de musique canadienne sur les ondes des radios du pays. Au Québec, le CRTC oblige maintenant les stations de langue française à diffuser 55% de musique francophone durant les heures de grande d'écoute – c'est-à-dire entre six heures le matin et six heures le soir, du lundi au vendredi. Si ces nouveaux quotas font l'affaire d'organismes comme l'Union des artistes (UDA) et l'Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) – et de leurs membres –, on ne peut pas en dire autant des radiodiffuseurs qui craignent de devoir sursaturer les ondes avec les artistes québécois.
 
 
Pourquoi de tels quotas? 

          « Il a toujours fallu que les pouvoirs politiques interviennent pour que les voix distinctement canadiennes arrivent à se faire entendre sur les ondes de la radio et de la télévision du pays. Si les forces du marché avaient été laissées à elles-mêmes, le système canadien de radiodiffusion dans son ensemble serait devenu une filiale de celui des États-Unis. » 

          C'est de cette façon que le ministère du Patrimoine canadien justifie l'approche interventionniste du CRTC sur son site web. Au début des années 1930, le gouvernement canadien a pris des mesures pour stopper une éventuelle invasion américaine par les ondes hertziennes et a créé la Commission canadienne de radiodiffusion (organisme précurseur de la SRC) afin d'offrir une alternative aux émissions de radio provenant des États-Unis.  

          Près de 70 ans plus tard, le Canada souffre toujours d'insécurité chronique quand vient le temps d'aborder la question de la culture. Mais demandez à la ministre Sheila Copps et à ses bureaucrates si leurs interventions sont justifiées et ils vous répondront qu'elles ont déjà porté fruits. Vous dire comment on devient déconnecté de la réalité à force de vivre dans sa bulle, ils sont même persuadés que c'est grâce à leur réglementation si des artistes comme Céline Dion, Alanis Morissette, Bryan Adams et Shania Twain connaissent un tel succès à l'échelle mondiale! « La plupart des observateurs dans le domaine de la musique établissent un lien direct entre le succès sans précédent de la musique canadienne et l'établissement, en 1971, d'un quota de contenu canadien... (1) » Jamais il ne leur viendrait à l'esprit que ces succès sont attribuables aux efforts et à la performance des artistes eux-mêmes. 
  
          Au Québec, la situation est bien différente – société distincte oblige! – et les quotas beaucoup plus imposants du côté francophone que du côté anglophone. Ainsi, les radiodiffuseurs de langue française doivent faire tourner quotidiennement 65% de musique francophone, dont 55% durant les heures de grande écoute (contrairement à 35% de musique anglophone canadienne en tout temps pour les stations de langue anglaise). Si on assiste ici à une des rares ententes Québec/Ottawa, c'est en grande partie parce que c'est le ministère québécois de la Culture – à la lumière des recommandations de gens de l'UDA et de l'ADISQ – qui dicte les normes à suivre. 
  
Pourquoi de si importants quotas? 
  
          « Parce que l'industrie de la musique populaire, partout à travers le monde, c'est une grosse business. Et 80% de cette business-là, c'est cinq grosses compagnies multinationales qui font ça. Et c'est des compagnies américaines – étrangères pour la plupart – et ces entreprises-là concentrent leurs énergies sur quelques grandes vedettes: Michael Jackson, Madonna, Bruce Springsteen ou Pearl Jam et ils essaient de diffuser partout à travers le monde les disques de ces artistes-là. Ce qui fait que... qu'on soit au Québec, qu'on soit en Espagne ou en Italie, c'est très difficile d'entendre les artistes locaux parce que la force de marketing des compagnies multinationales qui font des chiffres d'affaires de 5 ou 6 milliards de dollars par année est telle qu'ils réussissent à imposer à toutes les radios, partout à travers le monde, les mêmes vedettes.(2) » de dire Robert Pilon de l'ADISQ.  

          Pour M. Pilon, comme pour bon nombre d'intervenants de groupes de défense des droits des artistes canadiens, la musique américaine est populaire chez nous uniquement parce qu'elle nous est imposée. Jamais on ne prend en considération le goût des consommateurs. Les Canadiens ne sont que les victimes d'une méga-industrie où les multinationales brassent des milliards $. La force d'attraction de l'industrie américaine serait beaucoup trop forte pour de simples citoyens peu éclairés comme nous. Comme le chien de Pavlov qu'on entraîne à réagir automatiquement à un stimulus, les Canadiens n'aimeraient la musique américaine que parce que les multinationales la leur enfonce de force dans les oreilles. Dans ce sens – et selon nos protecteurs! –, « la loi sur la radiodiffusion constitue le rempart du système canadien de radiodiffusion et peut-être le moyen le plus puissant d'affirmation de la culture au pays.(3) » 
  
          Mais si le Canada anglais craint une désaffection de ses citoyens vers la culture américaine – une culture extrêmement accessible et anglophone par dessus le marché –, le Québec lui craint la disparition pure et simple du fait français en Amérique du Nord. Il faut donc protéger le marché québécois parce que nous ne sommes qu'une goutte d'eau francophone dans une mer (déchaînée) anglophone. Et si le marché de la musique québécoise n'était pas assez important pour le nombre d'heures exigées par le CRTC? 
  
Vers une sursaturation des ondes 
  
          « Il n'existe pas actuellement sur le marché – en qualité et en quantité – assez de bonne musique francophone pour couvrir le temps d'antenne que le CRTC veut lui allouer.(4) » Christian Vachon (récipiendaire du prix du Québécois Libre, no 29) est l'instigateur d'une pétition qui réclame qu'on mette un terme à l'intervention du CRTC dans l'industrie de la radio. Pour lui, et pour les 3000 signataires de sa pétition, il est clair que l'organisme fait fausse route avec le resserrement de ses quotas. Et ils ne sont pas les seuls. Les radiodiffuseurs estiment qu'il est de plus en plus difficile de répondre aux normes imposées par le fédéral. 
  
          Au Québec, il se produit moins de 150 albums français par année – toutes catégories confondues. En tenant compte du fait que seulement 27% de la musique vendue en magasin est francophone, certains radiodiffuseurs craignent de manquer de matériel et de sursaturer les ondes avec les artistes québécois. Michel Arpin de Radiomutuel, craint qu'avec de telles normes on ne se dirige vers une radio beaucoup plus homogène, voire ennuyante: « on va jouer des oeuvres... pour se différencier encore, on va être obligé de jouer d'avantage d'oeuvres qu'on trouve sur un CD. Donc, on va probablement mettre en marché des oeuvres qui étaient secondaires.(5) »  
  
          Le problème, c'est que les stations de radio se ressemblent de plus en plus parce qu'elles diffusent toutes les mêmes chansons. Avec un choix de chansons restreint, on peut toujours se tourner vers la France pour du matériel, mais rien n'indique que c'est ce que veulent les auditeurs – et les différents intervenants de l'industrie québécoise. On décide donc de faire tourner plus de chansons d'un même CD – ce qui en plus d'homogénéiser le contenu, contribue à « brûler » nos artistes. Pour Normand Beauchamp, aussi de Radiomutuel: « Actuellement, on joue la quasi-totalité de ce qui se produit. On est pas sans reproche, mais on a pas tous les tords. Plus de 90% des artistes québécois sont choyés; on fait énormément jouer leurs disques.(6) »  
  
          Il faut dire que si les stations prennent moins de chances avec des nouveaux artistes, optent pour des formules de mise en ondes éprouvées, ou offrent des créneaux musicaux plus larges dans le but de rejoindre le plus grand nombre d'auditeurs, c'est aussi en grande partie pour plaire à leurs annonceurs. Mais si, pour l'instant, cela mène à une uniformisation de l'offre musicale – on n'a qu'à comparer des stations comme CITÉ Rock-Détente, Rythme FM et CIEL pour se rendre compte qu'il n'y a plus grand différence entre elles –, on ne peut en rejeter le blâme sur le système de cotes d'écoute. Retirez les quotas et ces stations vont se repositionner. Retirez les quotas et elles vont se donner une couleur bien distincte, une identité musicale bien à elles. 
  
          Entre-temps, ce que craignent par dessus tout les radiodiffuseurs, c'est d'atteindre un point de saturation. Un point où les auditeurs vont se dire qu'ils en ont assez et se tourner vers le marché anglophone. Dans ce scénario, l'omniprésence de la musique francophone sur les ondes pourrait avoir un effet négatif sur l'industrie qu'on vise à protéger. Pourquoi se procurer le dernier album de X quand on est certain de l'entendre de façon intégrale à la radio? Une chute des ventes au Québec obligerait le CRTC à hausser les quotas à nouveau... et ce serait le retour à la case départ. On assiste d'ailleurs depuis quelques années à une chute des ventes dans le secteur de la musique québécoise; la consommation nationale est passée de 30% à 23% au cours des dernières années(7). 

          On assiste aussi à une migration du jeune public vers des sources radiophoniques alternatives. Ainsi, une radio comme K103 (CKRK-FM de Kahnawake), la radio communautaire mohawk, qui diffuse du hip-hop tous les soirs de la semaine est en train de se tailler une part importante du marché des jeunes. Interrogés récemment par un journaliste de la SRC, des jeunes qui fréquentent les bars branchés de la rue St-Laurent disent n'écouter que K103. Pourquoi? Parce que nulle part ailleurs ils ne peuvent retrouver ce style de musique. CKMF-FM (station du groupe Radiomutuel qui a des réserves face au système de quotas) se dit très inquiète de l'arrivée de ce nouveau joueur et promet de suivre de très près tout nouveau développement. 
  
          Même chose du côté de la station anglophone MIX96 (station de style adulte contemporain) qui se dit inquiète de l'arrivée d'une station alternative comme The BUZZ (99,90 FM) qui diffuse de Burlington au Vermont et qui, elle aussi, est en train de se tailler une place auprès des jeunes qui ne se retrouvent pas dans les styles de radio proposés au Québec. Les stations québécoises sont déjà en train de se faire damer le pion par des stations qui ne sont pas régies par le cadre rigide du CRTC – un phénomène qui n'ira qu'en s'accroissant avec l'arrivée de nouvelles technologies. 
  
          Car avec internet (eh! oui, on n'en sort pas), Sheila et ses bureaucrates devront faire preuve de plus en plus d'ingéniosité s'ils veulent continuer de réglementer le domaine de la culture. Parce que si les Canadiens/Québécois finissent par ne plus trouver ce qu'ils veulent sur les ondes canadiennes – on le voit déjà avec des stations comme K103 et The BUZZ – ils se tourneront vers le reste du monde pour se satisfaire. 
  
          En plus de syntoniser des radios alternatives pour contourner les règles du CRTC et écouter ce qu'ils veulent, ils peuvent aussi se brancher sur des sites web comme NetRadio où l'on offre gratuitement et sans interruption publicitaire une vaste sélection de niches musicales: musiques celtique, country, amérindienne, rock, Big Band, classique, nouvel âge... L'internaute a aussi accès – en temps réel – à une multitude de stations de Turquie, du Japon, d'Australie, bien sûr... des États-Unis et d'ailleurs.  
  
Les beaux jours de Sheila sont comptés 
  
          Un retrait du système de quotas n'équivaudrait pas à la fin de l'industrie de la musique québécoise et/ou canadienne comme nos élus se plaisent à le croire. Il y aura toujours de la place pour des artistes comme Alanis Morissette, Bryan Adams, Jean Leloup et Francine Raymond. Et si, comme le dit Robert Pilon de l'ADISQ: «  Les jeunes n'ont pas de préférence au point de départ pour la chanson de langue anglaise. », c'est tant mieux. N'empêche qu'il faudra savoir quand s'arrêter, si on ne veut pas les écoeurer avec « l'importance » de notre culture. 
  
          Parce qu'en bout de ligne, une culture dont les gens ne veulent pas... une culture qu'il faut protéger pour qu'elle puisse s'épanouir est une culture malade. C'est triste, mais c'est comme ça. En matière de culture musicale, les radiodiffuseurs sont mieux placés que n'importe quel fonctionnaire pour donner aux gens ce qu'ils veulent entendre. Donnez-leur un « encadrement » souple et ils vont tout faire en leur pouvoir pour aider au développement d'une industrie du disque forte et d'un star system local. C'est dans leur intérêt. 
  
          Dans un monde numérique et ouvert, le protectionnisme culturel n'a plus sa place. L'offre culturelle est planétaire et le citoyen a toujours le dernier mot – les échanges se font de plus en plus sans l'intervention d'une tierce partie entre le fournisseur et lui. Dans un monde numérique et ouvert, il n'est plus possible d'encourager la médiocrité sous prétexte que c'est essentiel pour sa survie culturelle. Comme le résumait si bien Christian Vachon sur le site de sa pétition pour une radio libre: « Dans un contexte de mondialisation, la culture québécoise ne doit plus être surprotégée, mais doit plutôt être mise en compétition directe avec d'autres cultures, desquelles elle saura s'inspirer pour évoluer et s'épanouir ». 
  
  
1. Extrait du site web de Patrimoine canadien  >> 
2. Le Petit Journal, TQS, samedi le 16 janvier 1999  >> 
3. Extrait du site web de Patrimoine canadien  >> 
4. Le Grand Journal, TQS, samedi le 16 janvier 1999  >> 
5. Le Petit Journal, TQS, samedi le 16 janvier 1999  >> 
6. Suzanne Colpron, « Quotas: les stations anglophones sont mortes de rire », 
    La Presse, samedi le 16 janvier 1999  >> 
7. Alain Brunet, « La nouvelle réglementation du CRTC: un cataplasme sur une jambe de bois? », 
    La Presse, samedi le 16 janvier 1999  >> 
  
  
 
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