Montréal, le 20 février 1999
Numéro 31
 
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LE MARCHÉ LIBRE
 
LA FIN DE LA DISTANCE: RÉALITÉ OU MIRAGE?
  
par Pierre Desrochers
  
  
          On assiste depuis quelques années à la prolifération de nouveaux moyens de communication allant du courrier électronique aux visiophones en passant par les outils télématiques. Plusieurs observateurs soutiennent que ces techniques sapent les fondements des agglomérations métropolitaines. 
 
 
          La logique de cette argumentation semble imparable. La ville est considérée comme un artefact créée pour recueillir l'information et pour faciliter les contacts. L'émergence de ces nouveaux moyens de communication permet toutefois de transmettre l'information sur de plus grandes distances et amoindrit par le fait même les avantages reliés aux agglomérations métropolitaines. Un géographe annonce ainsi la « fin de la géographie(1) », tandis qu'une journaliste économique renchérit en proclamant la « fin de la distance(2) » 

          Partageant la même vision du phénomène, plusieurs fonctionnaires et agents de développement s'efforcent donc depuis quelques années de doter les régions périphériques d'équipements de télécommunication ne faisant pas leurs frais en  promettant que le développement économique suivra(3). L'histoire des techniques et de la géographie des communications nous enseigne toutefois que l'amélioration des moyens de transport et de communication se traduit généralement par une concentration accrue de l'activité économique. Pour comprendre le phénomène, il faut toutefois aborder brièvement les fondements économiques des villes. 
  
Sur la persistance de l'urbanisation 
  
          Les premières villes, dont les populations ne dépassaient guère un millier d'habitants, sont apparues il y près de 10 000 ans. Les agglomérations urbaines ne cessent depuis de croître de façon exponentielle. Rome, la plus grande ville de l'antiquité, n'a ainsi jamais compté plus d'un million d'habitants, soit l'équivalent aujourd'hui de la région métropolitaine d'Ottawa-Hull.  
  
          On explique généralement l'existence des villes en raison d'économies de localisation et d'urbanisation. Les économies de localisation renvoient à la concentration géographique des entreprises d'un même secteur industriel dont la présence contiguë renforce la dynamique du groupe. Le coeur de l'industrie informatique américaine est ainsi située dans la Silicon Valley californienne(4). L'une des raisons pour lesquelles plusieurs entrepreneurs et gestionnaires sont prêts à dépenser des sommes énormes pour y être localisés est que l'on y trouve une foule d'entreprises spécialisées n'ayant pas d'équivalent ailleurs. Les ateliers ultra-spécialisés dans la production d'équipements informatiques y sont légion, de même que les programmeurs et les ingénieurs de premier ordre. On y trouve également les meilleures sociétés spécialisées dans la manutention d'équipements hyper-sophistiqués, de même que des sociétés d'investissement, des agences de publicité, des firmes de relations publiques et des firmes d'avocats spécialisées dans cette technologie de pointe, pour ne citer que quelques exemples.  
  
          Bien qu'à l'instar de la Silicon Valley bon nombre d'entreprises soient concentrées géographiquement (pensons au district de la fourrure de Montréal), toutes les grandes villes comptent un nombre important d'activités variées et sans liens apparents, mais garantissant diversité et choix. Ces « économies d'urbanisation » profiteront à l'ensemble des entreprises d'une région urbaine bien que les retombées soient externes aux secteurs industriels pris séparément. Les cas les plus patents se trouvent au niveau du partage de certaines infrastructures, notamment en matière de transport (ports et aéroports) et des équipements éducatifs et hospitaliers. On les retrouve également au niveau de firmes de services (comptabilité, informatique, ingénierie, etc.) ayant une clientèle très diversifiée. Il suffit en fait de consulter les pages jaunes des annuaires téléphoniques des métropoles pour se convaincre de leur diversité! 
  
De l'importance de la proximité physique pour communiquer l'information 
  
          Le cadre conceptuel fournit par les économies de localisation et d'urbanisation est plausible. Il ne peut toutefois expliquer en totalité la concentration spatiale de l'activité économique, car les nombreux gains de productivité dans le transport de l'information, des individus et des marchandises auraient dû, selon cette logique, mené depuis longtemps à l'éclatement des villes. L'économiste Alfred Marshall écrivit ainsi au tournant du siècle que « toute réduction des moyens de communication, toute nouvelle installation permettant d'échanger des idées sur de grandes distances réduit l'action des forces tendant à concentrer les industries(5) ». Il croyait donc que les progrès en matière de chemin de fer, d'imprimerie et de télégraphie sans fils amoindriraient les avantages inhérents à la localisation métropolitaine. Un auteur dans le recensement américain de 1900 en arrivait aux mêmes conclusions, mais en invoquant plutôt la mécanisation accrue des activités et la diminution du besoin en main-d'oeuvre spécialisée. Or dans les faits, une amélioration des moyens de transport et de communication se traduit toujours par une concentration accrue de l'activité économique. Charles S. Devas, un contemporain d'Alfred Marshall, explique pourquoi:   

          « [The nineteenth century] revolution in transport by the introduction of steamships, and above all of railways, has... produced as a portentous effect the concentration of population in large towns instead of being scattered in villages or homesteads over the country. This disproportionate growth of towns is one of the most striking features of the nineteenth century, and is seen in every country where the new methods of transport are much used... The reason for the modern growth of great towns is simple. It is not that cities are much more attractive than before, but that the new means of communication have removed the obstacles to the operation of that attraction.(6) »
          On doit donc identifier d'autres facteurs pour expliquer la persistence des villes. Le plus important est la sensibilité de l'information à la distance. L'information importante pour les entrepreneurs, les techniciens et les gestionnaires ne se retrouvent rarement que sous forme écrite, car il s'agit le plus souvent du savoir-faire que d'autres individus ont acquis au fil de leurs expériences de travail. Le milieu local dans lequel évolue un individu devient donc crucial pour trouver rapidement des renseignements sur des opérations sortant de la routine, même si d'autres activités plus ponctuelles, comme les foires commerciales, sont également importantes. 
  
          Dans une enquête récente sur des entreprises canadiennes, le géographe Meric Gertler a constaté que tous les intervenants du secteur manufacturier s'accordent pour dire qu'une visite in situ prolongée d'un représentant du fabricant est absolument cruciale pour réussir le transfert technique d'une technologie nouvelle, complexe et coûteuse, tant au niveau de l'installation et de la mise en marche de nouvelles machines que pour la formation des ouvriers. Il ressortait également de cette enquête que les manuels d'apprentissage étaient considérés comme à peu près inutiles, tandis que les vidéocassettes étaient vues comme de bien piètres substituts à la présence physique d'une personne possédant un réel savoir-faire(7). Or même si l'avion (et la déréglementation du transport aérien) ont considérablement réduit les coûts et les temps de déplacement, la meilleure façon d'interagir fréquemment avec ses clients est toujours d'être situé à proximité. 
  
          On constate le même phénomène dans les technologies de pointe. Le président d'une entreprise de Silicon Valley a ainsi dit dans un langage plus coloré que: « je me fiche de savoir la précision de spécifications écrites sur le papier car elles sont toujours sujettes à être mal interprétées. La seule façon efficace de résoudre un problème est d'avoir les ingénieurs du client dans notre entreprise. Il n'y a pas moyen de faire cela si le client est situé à plus de quatre-vingt kilomètres(8) ». Les professeurs de communication Larsens et Rogers soulignent également qu'il est important lorsqu'on pense à la Silicon Valley de l'envisager comme un réseau et non pas comme un simple lieu géographique, le centre de l'industrie micro-électronique ou l'agglomération de quelques milliers d'entreprises de haute technologie. Les auteurs citent ainsi les commentaires d'un ingénieur expérimenté: 
          « Je connais quelqu'un et ils connaissent quelqu'un. Mais je ne sais pas qui ils connaissent. La puissance de ce réseau réside dans le fait que tous ses participants en connaissent l'existence. Nous savons tous que nous connaissons de nombreuses autres personnes dans Silicon Valley. Ceci est essentiellement dû à un taux élevé de mobilité professionnelle. Le taux de circulation des rumeurs dans Silicon Valley est tout simplement phénoménal. Les réputations, les succès, les départs de certaines personnes des sociétés, les nouveaux produits: ces rumeurs sont traitées et malaxées avec une rapidité prodigieuse. Et la cause essentielle de ces rumeurs est cette promiscuité particulière qui caractérise les firmes de Silicon Valley. En regardant par les fenêtres de son bureau, on peut apercevoir ses concurrents.(9) » 
La fin de la distance? 
  
          Il est entendu que les nouvelles techniques de communication ont facilité la dispersion géographique de certaines activités. Il ne s'agit toutefois le plus souvent que de procédures pouvant être facilement codifiées et formalisées, notamment des activités de saisie de l'information (saisie de données, numérisation des documents), d'activités de traitement de masse de l'information (secrétariat, traitement de dossiers) et d'activités de partage de l'information. Le travail réalisé par une unité délocalisée grâce aux méthodes modernes de télécommunication est ainsi limité à certaines activités bien spécifiques. Il ne s'agit encore là de rien de bien nouveau, car l'économiste Robert Haig a relevé le même phénomène au milieu des années vingt pour la plupart des industries de la grande région de New York(10). 
  
          La fin des villes n'est donc pas pour demain, mais les régions périphériques continueront de bénéficier des retombées d'entreprises relocalisant une partie de leurs activités hors des grands centres dynamiques. Tout indique en fait que le potentiel de délocalisation des nouvelles technologies de télécommunication est surestimé. Investir des fonds publics dans l'espoir qu'elles favoriseront grandement le développement régional n'est qu'une illusion. 
  
  
1. R. O'Brien, Global Financial Integration: The End of Geography, London (UK), 
    Royal Institute of Economic Affairs, 1992.  >> 
2. F. Cairncross, The Death of Distance: How the Communications Revolution Will Change our Lives, 
    New York, McGraw-Hill, 1997.  >> 
3. Les plus grands efforts en ce sens ont surtout été faits en France, sous l'impulsion de 
    la Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale (DATAR).  >> 
4. Une région située au sud de la baie de San Francisco.  >> 
5. A. Marshall, Principles of Economics (8th edition), London, The MacMillan Press, p. 227, 1920/1986  >> 
6. C. E. Devas, Political Economy (2nd edition), London, Longmans Greens and Co., 1901.  >> 
7. M. Gertler, Being There: Proximity, Organization, and Culture in the Development and 
    Adoption of Advanced Manufacturing Technologies, Economic Geography 71 (1), p.1-26, 1995.  >> 
8. A. Saxenian, Regional Advantage: Culture and Competition in Silicon Valley and Route 128, 
    Cambridge, Harvard University Press, p. 157, 1994.  >> 
9. J. K. Larsens et E. K. Rogers, La fièvre de Silicon Valley, Paris, Londreys, p. 112, 1985.  >> 
10. R. M. Haig, Toward an Understanding of the Metropolis. II. The Assignment of Activities  
       to Areas in Urban Regions, The Quarterly Journal of Economics, 40 (1), p. 402-434, 1926.  >> 
  
 
 
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