Montréal, le 17 avril 1999
Numéro 35
 
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LE MARCHÉ LIBRE
 
FRIEDRICH HAYEK,
UN PHARE DANS LA TEMPÊTE
  
par Pierre Desrochers
  
  
          Le 8 mai prochain marquera le centième anniversaire de la naissance de l'intellectuel libéral le plus fécond et le plus influent du 20e siècle, Friedrich A. Hayek (1899-1992). Auteur de 142 articles, 18 livres et 15 pamphlets traitant de sujets aussi divers que la théorie économique, la psychologie physiologique, la philosophie du droit, l'anthropologie culturelle et l'histoire des idées, Hayek n'aura pas été qu'un brillant touche-à-tout, mais un auteur important dans chacun de ces domaines.
 
 
          Né en 1899 dans une famille d'intellectuels viennois (ses grands-pères étaient zoologiste et professeur de droit constitutionnel, son père était professeur de botanique à l'Université de Vienne et il comptait Ludwig Wittgenstein au nombre de ses deuxièmes cousins), Hayek hésitera dans sa jeunesse entre l'étude de l'économie et de la psychologie. Il choisira finalement la science économique, mais il confiera quelques décennies plus tard regretter quelque peu sa décision, sa fascination pour la psychologie ne s'étant jamais démentie(1). 

          Au retour de son service militaire lors de la Première Guerre mondiale, Hayek s'inscrit à l'Université de Vienne où il obtiendra un doctorat en droit en 1921 et un doctorat en science politique en 1923(2). Le jeune Hayek est à l'époque un socialiste modéré et un réformiste épris de justice sociale. Le cours de sa vie changera toutefois lors de son association avec l'économiste Ludwig von Mises.  
  
Hayek adhère à la vision libérale 
 
          Libéral intransigeant à une époque où l'intelligentsia occidentale est fascinée par l'expérience soviétique, Mises publie en 1922 Le Socialisme. Une analyse économique et sociologique, un ouvrage imposant où il soutient qu'en l'absence d'un véritable système de prix, aucun planificateur étatique ne peut opérer rationnellement une structure aussi complexe qu'une économie moderne. L'expérience soviétique ne peut donc, selon Mises, que mener au chaos et à la destruction. Hayek absorbera progressivement la vision de Mises, dont il deviendra le principal disciple et défenseur pendant les années 1920 et 1930 lors d'un virulent débat académique sur la planification centralisée dans une économie socialiste.  
  
          Hayek obtient entretemps un poste de professeur de science économique à la London School of Economics au début des années 1930. La crise économique semblant s'établir à demeure, il raffinera et élaborera une autre contribution de Mises, la théorie « autrichienne » des cycles économiques et de la production(3). Hayek soutient que la crise a été provoquée par les politiques monétaires expansionnistes des banques centrales occidentales et que la seule façon de sortir durablement de la crise économique est de laisser jouer les forces du marché. Contrairement aux prescriptions de son opposant intellectuel John Maynard Keynes, le remède proposé par Hayek implique toutefois plusieurs sacrifices à court terme, ce qui explique en partie le peu de succès de son approche auprès des politiciens. 

          La popularité grandissante des thèses keynésiennes et la planification centralisée à grande échelle des économies occidentales lors du second conflit mondial l'inquiètent rapidement au plus haut point. Il publie alors un petit livre en 1944, La route de la servitude, où il accuse les gouvernement britannique et américain de s'enfoncer dans le totalitarisme, car sous prétexte de gagner la guerre, les politiciens et les fonctionnaires de ces deux pays concentrent tous les moyens économiques dans les mains de l'État. Selon Hayek, cette étatisation est non seulement inutile, mais elle est également dangereuse, car elle rapproche le régime politique des Alliés du modèle nazi qu'ils combattent et du communisme qu'ils veulent éviter. La route de la servitude devient instantanément un best-seller, en bonne partie grâce à une version abrégée publiée par Readers' Digest. Ce livre essentiellement politique marque toutefois le début du déclin de la carrière académique de Hayek, car ses collègues socialistes ne lui pardonnent pas de soutenir que le socialisme est toujours incompatible avec la liberté.  
  
Carrière difficile 
  
          Avec le triomphe quasi-total du collectivisme dans l'après-guerre, Hayek décide de renouveler la défense intellectuelle de la liberté individuelle en se consacrant à l'histoire des idées et à la philosophie politique. Pour des raisons tant personnelles que professionnelles, il quitte toutefois la Grande-Bretagne au début des années 1950 pour l'Université de Chicago, où il est cependant incapable d'obtenir un poste dans le département d'économie en raison de son opposition croissante au positivisme et à la modélisation de plus en plus abstraite de la science économique(4). Il se retrouve donc Professor of Social and Moral Sciences dans un programme tout à fait unique aux États-Unis, le Committee on Social Thought. 
  
          Bien qu'il soit extrêmement productif durant cette période, publiant notamment son ouvrage The Constitution of Liberty en 1960, il atteint à ce moment le point le plus bas de sa carrière. Son poste est alors payé entièrement par une fondation privée, le William Volker Fund, et ses ouvrages ne suscitent que peu d'intérêt. Il prend finalement sa retraite de l'Université de Chicago en 1962, mais devant le refus des dirigeants de cette institution de lui verser une pension (car ils ne lui avaient jamais versé de salaire), Hayek devient professeur de politique économique à l'Université de Fribourg (Allemagne de l'ouest). Après sa retraite de cette institution en 1967, Hayek accepte un professorat honorifique à l'Université de Salzbourg (Autriche) et ne prend finalement une retraite définitive du monde académique qu'en 1977, à l'âge de 78 ans. 
  
          Malgré une santé chancelante (il devient sourd de l'oreille gauche, mais remarque philosophiquement que Marx était sourd de l'oreille droite), Hayek est extrêmement productif dans les dernières années de sa vie. Il consacre alors l'essentiel de ses énergies à élaborer sa théorie de « l'ordre spontané »(5). Hayek reprend alors à son compte la formule choc « The product of human action but not of human design » pour expliquer son approche. Selon lui, une société libre fonctionne par essais et erreurs. Les individus libres essaient différentes choses, retiennent celles qui donnent de bons résultats et laissent tomber celles qui ne répondent pas à leurs attentes. Or personne n'est mieux placé pour prendre des décisions que les individus directement confrontés à un problème dans un contexte qu'ils connaissent mieux que quiconque. Malgré toute la bonne volonté des hauts fonctionnaires, la gestion publique ne peut jamais donner d'aussi bons résultats que l'entreprise privée, car elle repose sur des directives et récompense les individus qui s'y conforment, indépendamment des résultats.  
  
La supériorité du libéralisme 
  
          Toutes les tentatives de substituer la planification centralisée à l'initiative individuelle souffrent donc immanquablement d'un manque de connaissances (knowledge deficit) et produisent des conséquences inattendues des instigateurs de ces politiques. Hayek n'est pas tendre pour la plupart des intellectuels et des planificateurs économiques qui s'imaginent en savoir plus qu'ils n'en connaissent en réalité. Il ne remet toutefois pas tant en cause leur probité ou leur motivation que leur incapacité à produire d'aussi bons résultats que l'initiative décentralisée, car c'est l'imperfection de l'information qui rend la coordination décentralisée techniquement supérieure à la coordination étatique. 
  
          La supériorité du libéralisme sur le socialisme n'est donc pas une affaire de sensibilité ou de préférence personnelle, mais un constat objectif vérifié par toute l'histoire de l'humanité. Là où l'initiative est libre, le progrès économique, social, culturel et politique est toujours supérieur aux résultats obtenus dans les sociétés planifiées et centralisées. Pour Hayek, c'est donc le respect de la liberté individuelle qui doit être le guide de la politique de l'État. 
  
          Après une longue éclipse, Hayek revient sur le devant de la scène intellectuelle en 1974, alors qu'on lui attribue le prix Nobel d'économie conjointement avec le socialiste suédois Gunnar Myrdal (ce qui fait dire à plusieurs mauvaises langues que l'économie est la seule discipline où l'on peut obtenir conjointement un prix Nobel pour avoir dit exactement le contraire de l'autre vainqueur). Hayek ne mérite toutefois pas son prix pour ses travaux récents, mais pour sa contribution à l'analyse des cycles économiques élaborée dans les années 1930 où il avait prédit la poussée inflationniste et le chômage élevé frappant les économies occidentales au début des années 1970.  
  
          La vie et l'oeuvre de Friedrich Hayek sont remarquables à plusieurs égards. Après être devenu assez jeune l'un des économistes les plus réputés de la planète, il sera mis au ban du monde académique pour plusieurs décennies, mais il vivra suffisamment longtemps pour voir ses idées confirmées par les faits. Son oeuvre est aujourd'hui étudiée par d'innombrables académiciens faisant leur propre carrière autour de l'interprétation de ses textes. Comme tous les grands penseurs de l'histoire de l'humanité, l'oeuvre de Hayek n'est toutefois pas tant importante par les réponses qu'elle donne que par les questions qu'elle pose, et il ne fait aucun doute que les questions posées par Hayek occuperont plusieurs générations d'académiciens, d'intellectuels et de gens d'action.
  
  
* Le lecteur voulant plus de détails sur la vie et l'oeuvre de Hayek est invité 
    à consulter la Hayek Scholars' Page. De plus, une conférence aura lieu à  
    Montréal le 8 mai prochain sur sa vie et son oeuvre (voir p. 5). 
  
  
1. Michael J. Mahoney et Walter B. Weimer, « Friedrich A. Hayek (1899-1992) », 
    American Psychologist, January 1994, p. 63.  >> 
  
2. L'Université de Vienne ne comporte pas à l'époque de département d'économie, mais 
    des cours dans cette matière sont donnés dans les facultés de droit et de science politique.  >> 

3. Monetary Theory and the Trade Cycle (1929); Prices and Production (1931); 
    Profits, Interests and Investment, and Other Essays on the Theory of Industrial 
    Fluctuation (1939); The Pure Theory of Capital (1941). Tous les ouvrages de Hayek 
    sont disponibles dans la réédition de ses oeuvres par The University of Chicago Press. 
    Ses oeuvres en histoire des idées et en philosophie sont facilement disponibles en 
    langue française, mais il n'en va pas nécessairement de même de ses premiers 
    ouvrages de théorie économique. La traduction française de Prices and Production 
    a toutefois été réimprimée en 1985 par Agora.  >> 

4. Voir notamment son ouvrage The Counter-Revolution of Science (1952).  >> 

5. Voir notamment les trois volumes de Droit, législation et liberté (Presses Universitaires 
    de France, 1986) et La présomption fatale (1988).  >> 
 
 
 
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