Montréal, le 1er mai 1999
Numéro 36
 
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COURRIER TRANSATLANTIQUE
 
KOSOVO: DES ARGUMENTS CONTRE L'AGRESSION DE L'OTAN
  
par Carlo Lottieri
  
  
          Une perspective libertarienne cohérente et radicale remet nécessairement en question l'idée même de la « souveraineté » et toutes les agressions qu'elle implique. Les libertariens contestent les taxes et la réglementation, le service militaire obligatoire et les vaccinations imposés par l'État. 
 
 
          Pour les mêmes raisons les libertariens refusent les guerres. Avec une seule exception: si elles sont défensives. La raison est évidente. Si on part du fait que l'État a monopolisé les services de protection et qu'il empêche la création de solutions défensives privées et non coercitives, il est évident qu'une population étatisée (au Canada, en Italie, aux État-Unis, etc.) n'a aucune alternative, face à une agression extérieure, que d'utiliser l'armée nationale. 
  
          Mais les guerres qui ne sont pas défensives sont l'équivalent de la solidarité publique en matière sociale. Ceux qui n'acceptent pas de se voir imposer des taxes et corvées pour « aider » les pauvres, les chômeurs ou les peuples les plus démunis de la terre, ne sont pas plus disposés à subir l'agression de l'État (qui veut notre argent et notre sang) pour « aider » des peuples qui se battent ou pour protéger des nations qui ont été attaquées. 
 
          Voilà pour quelle raison, dans le contexte des États-Unis (le seul pays qui connaît une présence importante de militants, politiciens et intellectuels libertariens), ceux qui croient avec la plus grande passion aux libertés individuelles s'opposent à l'intervention militaire de l'OTAN en Yougoslavie. 
  
          La tradition libertarienne, alors, est isolationniste: comme l'était l'Old Right de Albert Jay Nock. Une fois que nous avons pris conscience de notre condition de victimes des États (et, donc, de notre condition de sujets), notre prétention est que ces États doivent renoncer à se lancer dans des aventures de type colonial ou humanitaire (et il faut dire qu'il n'est pas toujours facile de discerner les différences.) 
  
Être réaliste devant les tragédies  
  
          Sur la terre il y nombreuses tragédies, mais tout ça ne doit pas devenir le prétexte pour transformer les guerres locales en guerres régionales, ni les guerres régionales en guerres mondiales. Il faut être réaliste. Les libertariens connaissent la logique des États et ils se méfient de leur volonté à faire et à agir. En plus, les libertariens refusent qu'un seul État (ou un petit groupe d'États) puisse jouer dans le monde le rôle du Gendarme Universel. 
  
          La guerre a aussi des règles qu'on doit respecter. Aussi longtemps qu'il y aura des hommes, il faudra s'attendre (malheureusement) à ce qu'il y ait des guerres et de la violence. Mais, confrontés à tout ça, les libertariens savent qu'il y a différentes manières de combattre et que les hommes responsables ne peuvent pas ignorer les droits des civils. Même dans une société sans État, où la protection serait assurée par des agences privées en concurrence, certaines guerres ne seraient pas acceptables. Il y a des valeurs à respecter. 
  
          Le conflit des Balkans, avec les bombardements de l'OTAN sur les civils (et, bien sûr, avec les cruautés commises surtout par les Serbes, mais aussi par les Albanais), nous montre comment les hommes ne doivent pas combattre. Et il nous aide à apprécier la force des intuitions libertariennes et les choix des pays – dont le plus caractéristique de tous, la petite Suisse – qui ont décidé d'assumer une politique étrangère fondée sur la « neutralité » et l'isolationnisme. 
  
          Comme Murray N. Rothbard nous l'a très bien montré, il existe un lien décisif entre le welfare et le warfare, entre l'interventionnisme socio-économique et l'interventionnisme militaire. Le même État qui veut réaliser notre bien-être s'engage très volontier aussi dans une lutte visant à sauver les victimes de la violence en Iraq ou en Yougoslavie; et demain, peut-être, celles de la Turquie, du Soudan, de la Chine, de la Russie, du Congo, de l'Éthiopie, de la Corée du Nord, etc. Parce que cette « Doctrine Clinton », basée sur les interventions humanitaires, ne peut pas être utilisée uniquement face à la tragédie du Kosovo! Elle risque de nous pousser à attaquer la plupart des pays et à nous engager dans une moralisation de la planète. 
  
          Les politiciens, alors, deviennent les « sauveurs du monde », ceux qui travaillent à la création d'un New World Order: sans maladie (santé publique), sans chômeur (économie publique), sans ignorance (instruction publique) et, bien sûr, sans violence et injustice (interventionnisme humanitaire). 
  
          Si la pauvreté de certaines régions ou classes sociales est, pour les interventionnistes, le prétexte pour augmenter leur contrôle sur l'économie, les guerres des pays pauvres deviennent l'occasion pour « militariser » les sociétés les plus riches, et cela par une augmentation de la pression fiscale et un élargissement du pouvoir étatiste. 
  
          Ludwig von Mises avait déjà compris tout cela dans un texte de 1940 (Interventionism: An Economic Analysis) et Rothbard nous a bien montré cette néfaste alliance entre les deux interventionnismes. 
  
          D'autre part, si un libertarien refuse les dépenses publiques quand il s'agit d'aider les orphelins et les handicapés, comment pourrait-il être favorable à ce que son argent soit utilisé pour jeter des bombes sur Belgrade et sur Pristina? 

La guerre, source de pouvoir 
  
          Les hommes d'État (qui par définition ne sont pas libéraux...) aiment les guerres. Et ils les aiment parce qu'elles sont de formidables occasions pour multiplier leurs pouvoirs. Ils n'acceptent pas de se limiter à défendre les frontières et ils imaginent des aventures de tout genre. Dans le passé ils réchauffaient les âmes avec la conquête de territoires, ensuite avec les guerres d'unification « nationale » et enfin avec les guerres coloniales (qui étaient déjà « humanitaires », en réalité, si on considère que de nombreux socialistes les considéraient comme une manière pour résoudre les problèmes européens de chômage et pour aider le développement des pays du Tiers-Monde). 
  
          Aujourd'hui les États occidentaux et la gauche humanitaire (Clinton, Blair, Schroeder, Jospin, etc.) enflamment les gens et légitiment leur pouvoir militaire avec un tas de bonnes intentions. Mais il n'y a rien de nouveau dans tout ça! Les théoriciens espagnols du XVIe siècle justifiaient les « conquistadores » en remarquant la nécessité de permettre aux « sauvages » du Monde Nouveau de connaître la religion chrétienne. Aujourd'hui les armées de l'OTAN tuent les nouveaux sauvages pour les « rendre libres ». Il y a eu un changement dans la théologie de référence, mais la stratégie de justification des massacres reste la même. 
  
          Les Milosevic des peuples amérindiens du XVIe siècle (qui n'étaient pas meilleurs que le tyran de Belgrade) n'aimaient pas les missionnaires européens. Il y avait alors des arguments importants à l'origine de la domination espagnole, exactement comme il y en a dans les analyses de ceux qui remarquent que la Yougoslavie contemporaine est une vaste prison. Mais cela ne peut pas justifier que nos armées (conçues pour nous défendre) puissent être utilisées en tant que multiplicateurs des conflits. 
  
          La tragédie du Kosovo décrétée par l'élite nazi-communiste de Belgrade ne devait pas être aggravée par la Realpolitik de la technostructure OTAN/ONU (contrôlée par Washington) et par les petits intérêts de Clinton, de facto allié de Milosevic après avoir transformé l'image de Saddam Hussein, en le faisant devenir un héros du Tiers-Monde. 
  
          Sous les bombardements américains la violence des serbes a connu une accélération, le régime de Milosevic s'est renforcé et le nouveau désordre mondial ne nous promet pas du tout un futur de paix. 
  
          Dans cette situation, les libertariens doivent rester fidèles à John Locke, qui dans son Deuxième Traité nous donne une définition très claire des limites d'une politique étrangère: « ceux qui disposent du pouvoir législatif ou suprême d'un État sont obligés à gouverner selon les lois établies et stables (...) et ils sont tenus à utiliser la force, à l'intérieur, seulement pour faire respecter ces lois; et, à l'extérieur, dans le but le prévenir et réparer les offenses et protéger la communauté des incursions et des invasions. Et tout ça doit être toujours inspiré du souci pour la paix, la sécurité et le bien du peuple. » 
  
          En bref, selon Locke, la politique étrangère doit « prévenir et réparer les offenses », « protéger la communauté » et assurer « la paix, la sécurité et le bien du peuple ». Pour Locke, alors, il n'y a pas de justifications pour des bombardements humanitaires. 
  
Du Vietnam au Kosovo  
  
          Comme dans le cas de la guerre contre Saddam et de l'embargo contre les Irakiens, ces initiatives de l'Occident ont eu l'effet de montrer à l'opinion publique internationale les aspects moins nobles de l'Amérique et de l'Europe. Les satrapes et les dictateurs du monde entier sont très heureux, et avec eux tous les types de néo-nazis et de communistes européens. Qu'est-ce que c'est le marché, nous disent-ils? Rien d'autre que cette politique de domination qui vise à maintenir sous le contrôle des pays les plus riches le destin de l'ONU et de l'humanité. 
  
          Les libertariens savent bien que les choses sont différentes et que le marché n'a rien à faire avec la guerre. Ils ont donc le devoir de s'opposer à la folie des conflits et à toutes leurs conséquences (mêmes culturelles). 
  
          D'autre part, dans l'Amérique des années 1960, le mouvement libertarien s'est constitué justement contre la guerre du Vietnam. Il ne faut pas s'étonner, alors, si de nombreuses personnalités du libertarianisme contemporain (du député républicain Ron Paul à Doug Bandow du Cato Institute, de Lew Rockwell du Ludwig von Mises Institute à Thomas Sowell de la Hoover Foundation) se sont déclarés contre la guerre du Kosovo. 
  
          Comme au temps du Vietnam, ils se dissocient de cette guerre injuste qu'on pouvait et devait éviter, qui empirera (et elle l'a déjà fait) la situation des Balkans, qui tue des civils sans arme, qui favorise la croissance de l'étatisme et qui risque de discréditer dans le monde entier les valeurs de la liberté. 

  
 
  
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