Montréal, le 12 juin 1999
Numéro 39
 
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ÉCONOMIE POLITIQUE
  
LES ADMINISTRATIONS PUBLIQUES ET LA GLOBALISATION*
 
 par Jean-Luc Migué
   
   
           Globalisation veut dire mobilité des ressources, biens, capital et main-d'oeuvre, sous l'effet de l'abaissement des tarifs et des autres formes de protectionnisme (à l'intérieur de l'ALÉNA, de l'Union Européenne, de l'Organisation mondiale du Commerce, etc.) et aussi sous l'effet de la technologie (communication et informatique surtout) qui a pour effet de soustraire les ressources nationales au contrôle des régulateurs et souvent du fisc national.
 
 
          Dans le secteur privé, ce mécanisme signifie que les entreprises sont condamnées à relever la concurrence en améliorant leur productivité et en abaissant leurs coûts sous peine de disparaître ou de végéter d'une part et, d'autre part, à s'intégrer à l'économie nord-américaine et mondiale et à se spécialiser davantage. Ainsi les fabricants canadiens de pneus produisent désormais deux ou trois variétés de pneus destinés au marché nord-américain, plutôt que plusieurs dizaines de variétés réservées aux seuls débouchés canadiens.  
  
          Cette incidence de l'ouverture accrue est heureuse. C'est par le commerce et l'investissement international que les économies périphériques récoltent sans efforts les bienfaits des investissements voisins en recherche et développement(1). Les nouvelles techniques, le know-how et les méthodes d'organisation peuvent ainsi se diffuser d'une économie à l'autre dans le cours normal des échanges de biens et de capital. Or déjà au Québec, les compagnies à contrôle étranger, source irremplaçable de technologie et de know-how, ne comptent plus que pour environ 17% du chiffre d'affaires de l'ensemble des sociétés commerciales du Québec, contre 28% pour le reste du Canada. Dans les années 1960, la part du revenu imposable des entreprises à capital étranger s'élevait à 45% au Québec. En 1983, ce ratio était déjà tombé à 31%. 
  
Perte d'identité 
  
          Il faut aussi accepter, que, ce faisant, et à l'instar de Céline Dion, les sociétés nationales perdront souvent leur identité canadienne ou québécoise, au grand désespoir des nationalistes, qui comme pour Céline, contestent souvent l'authenticité canadienne ou québécoise de ces réussites mondiales. Ainsi, Nortel est managée de Dallas, non pas du Canada, qui n'est devenue qu'un siège social formel. Être canadiennes ou québécoises pour ces sociétés, c'est souvent être condamnées à rester des entreprises de deuxième classe, sans grandes promesses de croissance et pas assez dynamiques pour relever le défi de la concurrence mondiale. Au dernier compte, 220 compagnies canadiennes, dont Four Seasons Hotels, Glamis Gold, Gulf Canada Resources, Imax, JetForm, Loewen Group, Newbridge Networks, Seagram, Nortel, CN et CP, étaient inscrites à une bourse américaine où se fixe en définitive le prix de leurs actions. Pendant qu'on débat de l'opportunité de fusionner nos bourses canadiennes pour concentrer les sociétés à grande capitalisation à Toronto, il s'avère que la Bourse de Toronto perd souvent de sa pertinence, dans la mesure où plus de la moitié des actions s'échangent à New-York.  
  
          Le corollaire politique de cette vue des choses est que, pour amener ces grands à maintenir une présence importante au Canada et pour garantir que notre pays continuera de susciter et de nourrir des futurs géants dynamiques, il importe de créer les conditions favorables. Comment rendre le territoire national ou provincial attrayant pour les capitaux et le capital humain, professionnel, manageriel et surtout pour les super brasseurs d'affaires capables d'ajouter des centaines de millions à la valeur d'une entreprise? Deux exigences incontournables sont à retenir: d'abord alléger la fiscalité et souvent les contraintes réglementaires pour rendre ces futures multinationales concurrentielles et, en deuxième lieu, cesser de croire que c'est en dévaluant le dollar canadien qu'on aide à long terme les exportateurs.  
  
Impact sur les administrations publiques 
  
          Les économistes ont bien accompli leur tâche d'expliquer les bienfaits du libre-échange sur le niveau de vie. Ils n'ont par contre pas suffisamment souligné les bienfaits du libre-échange sur les administrations publiques. Dans le secteur public, les forces globales s'exercent indirectement, mais tout aussi fortement et par le même mécanisme de mobilité des ressources.  
  
          La suppression des barrières commerciales associée aux ententes de libre-échange (ALENA), de marché commun (Union européenne) ou à l'OMC (GATT), crée exactement les conditions correspondant au fédéralisme à l'échelle internationale. En conséquence de la mobilité accrue des ressources, toute intervention nationale inefficace impose un fardeau plus lourd aux résidents qui en sont victimes. L'ouverture de l'économie nationale au libre-échange permet aux producteurs locaux de déplacer plus facilement leurs ressources et aux demandeurs de s'approvisionner ailleurs. L'interventionnisme étatique a plus de chance de reculer.  
  
  
« De nombreux membres privilégiés de notre élite politique et d'affaires n'ont pas hésité à placer leurs enfants à l'école Stanislas, qui est une filiale du Ministère français de l'éducation. Pourquoi nous, le commun des mortels, sommes-nous privés de ces avantages? »
 
 
          Ce ne sont pas les administrations publiques elles-mêmes, à la façon des capitaux privés, qui acquièrent la mobilité et se déplacent au gré des avantages comparatifs. Le Ministère de l'éducation du Vermont ou de l'Ontario ne menacent pas directement le Ministère de l'éducation du Québec, parce que celui-ci détient un monopole implanté par la coercition d'État. Mais l'effet est semblable. Ce sont les ressources, biens, capitaux et main-d'œuvre, soumises aux politiques de ces administrations, qui acquièrent la mobilité et le pouvoir de choisir l'administration qui les régira, en se déplaçant. Les administrations publiques, bon gré mal gré et grâce à la mobilité des ressources, sont en concurrence les unes avec les autres. 
  
Circonscrire les monopoles publics par l'implantation de substituts privés  
  
          Les gouvernements canadiens ont mis en place depuis 35 ans une gigantesque structure de monopoles publics inefficaces, dans les domaines de l'éducation, de la santé, de l'assurance-chômage, des voies publiques, pour offrir des services d'assurance à 90% de la population qui n'en avait aucun besoin. Pour amorcer le démantèlement de ce coûteux appareil, il faudrait en premier lieu contenir les monopoles publics, en ouvrant la voie à l'implantation de substituts privés, en particulier dans les services de santé, de retraite et d'éducation. Autrement, sous le régime de monopole public actuel, les services ne cesseront de se dégrader, comme en témoignent la médiocrité du service scolaire, l'allongement des files d'attente et la faible pénétration des innovations dans le domaine médical au Canada. En ouvrant la voie à la concurrence privée et à l'insertion de multinationales dans ces nouveaux domaines, les bénéfices de l'intégration économique sont étendus à de nouveaux domaines. Ce sont souvent d'ailleurs les producteurs publics qui y gagnent le plus en efficacité de l'avènement de la concurrence privée.  
  
          Reconnaissons aussi que c'est à cette seule condition qu'on peut espérer alléger un tant soit peu le fardeau fiscal écrasant qui nous interdit d'accéder à la croissance de nos voisins du sud. La perspective de surplus budgétaires offre l'occasion rêvée de discipliner ces monopoles publics inefficaces. Cet aménagement offrirait un allégement fiscal immédiat à tous ceux qui touchent un revenu; il injecterait une dose de concurrence dans ces vastes domaines qui en ont grandement besoin et il contribuerait à restaurer les bonnes incitations dans le système. 
  
          À plus long terme, c'est par le commerce et l'investissement international que les économies périphériques récoltent sans efforts les bienfaits des investissements voisins en recherche et développement. Pourquoi dès lors sommes-nous condamnés à sacrifier les apports de cette source d'innovations quand il s'agit de services d'éducation, de santé, quand il s'agit d'entreprises ou d'unités de production publiques? Si on conçoit mal qu'on puisse se priver de la contribution des IBM, ou des GE, ou des McDonald's à la diffusion des nouveaux produits et services marchands, comme des nouvelles méthodes, pourquoi doit-on se résigner à se priver des apports des firmes transnationales quand il s'agit des services de santé, ou d'éducation, ou de voies publiques?  
  
          La réponse est qu'il n'y pas de raisons techniques liées à la structure de production. Il n'y pas non plus de raisons liées aux préférences de la population qui ne demanderait pas mieux que de profiter de la sagesse et du know-how mondial. La véritable raison de notre refus implicite repose sur le protectionnisme; ce sont les monopoles publics de la santé et de l'éducation qui, pour se protéger de la concurrence, ferment par la force des lois l'accès de la population à ces bienfaits. Déjà trop mince dans le secteur privée, la part de la production publique originant de sociétés étrangères est réduite à zéro, ce qui contribue à notre appauvrissement collectif. 
  
Gouvernements parallèles 
  
          Il existe aussi un aménagement, peu exploité chez nous et capable de sauvegarder les avantages de la concurrence intergouvernementale et de conférer aux citoyens le pouvoir d'accéder aux bienfaits de la production publique transnationale: on le désigne par l'expression « fédéralisme parallèle » 
  
          Il n'y pas toujours de raisons que les gouvernements jouissent de monopoles géographiques. Dans les régimes fédéraux actuels, les gouvernements parallèles n'ont pas le pouvoir de rechercher la faveur des votants en dehors de leur territoire. Une province ne peut entrer en concurrence avec sa voisine et offrir ses services dans le territoire de cette dernière. L'Ontario n'a pas le pouvoir d'offrir aux Québécois qui le souhaiteraient le cadre juridique qui les encadrerait en matière de relations de travail, et vice versa. Seule l'autorité supérieure, en l'occurrence l'autorité fédérale, a le pouvoir de concurrencer les provinces sur leur terrain législatif. Les défaillances de cet aménagement sont apparents. 
  
          Les gouvernements parallèles provinciaux pourraient avoir des compétences de nature non géographique. Tous les gouvernements décentralisés jouiraient dans ce régime de pouvoirs égaux et non exclusifs sur tous les territoires, pourvu qu'ils obtiennent le consentement des administrés. Les administrés adhéreraient donc librement au « club » ou à « l'association », qui disposerait dès lors du pouvoir de taxer les membres.  
  
          Ce concept de gouvernements parallèles n'est pas que théorique et son application pourrait s'étendre à l'échelle supranationale. En Europe, les investissements des sociétés dans les différents pays sont régis par les lois du pays où la société est constituée, plutôt que par les lois du pays hôte. Il en va de même aux États-Unis, où les sociétés peuvent choisir l'État de leur incorporation, ce qui a fait du minuscule Delaware l'État de prédilection des sociétés commerciales; la charte constitutive devient dès lors respectée par toutes les autres juridictions du pays. On peut dire, en un sens analytique très réel, que le mouvement en faveur du choix de l'école, au Canada et aux États-Unis, prône un aménagement semblable pour soustraire les parents aux inconvénients du monopole public de l'éducation.  
  
          Sous le régime d'école à charte, l'argent public suit l'élève dans la circonscription scolaire de son choix, ce qui fait que l'autorité scolaire d'un territoire a le pouvoir effectif de prélever des taxes volontaires sur les ressources d'un autre territoire. Exaspérés par la tentation sécessionniste durable d'un grand nombre de Québécois, quelques observateurs canadiens en viennent à se tourner vers le concept de gouvernements parallèles pour résoudre l'impasse(2). Les Canadiens résidant au Québec et les Québécois résidant au Canada pourraient choisir celui des deux gouvernements qui les régirait et qui, conséquemment, prélèverait sur eux toutes les taxes et protégerait leurs droits civils. On a de même proposé de constituer les nombreuses communautés indiennes du Canada en une seule province. De nombreux membres privilégiés de notre élite politique et d'affaires n'ont pas hésité à placer leurs enfants à l'école Stanislas, qui est une filiale du Ministère français de l'éducation. Pourquoi nous, le commun des mortels, sommes-nous privés de ces avantages? 
  
          L'avènement de gouvernements concurrentiels place les gouvernements parallèles dans la position approximative de firmes individuelles dans le marché privé. Seuls les concurrents créateurs de richesses ont alors quelque chance de trouver leur place dans le marché des votes.  
  
  
  
(*) Présentation à la Conférence « Les grands Enjeux des secteurs publics », 
      Montréal, le 3 juin 1999. 
  
1. E. Helpman, R&D and Productivity: the International Connexion, National Bureau 
    of Economic Research, Working Paper No. 6101, 1997.  >> 
2. Lire la description que fait Conrad Black de cet aménagement, « Abandon the national effort to 
    accommodate Quebec », The Globe & Mail, 7 novembre 1995, A23.  >> 

 
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