Montréal, le 12 juin 1999
Numéro 39
 
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     « Opportunity is missed by most people because it is dressed in overalls and looks like work. » 
 
Thomas Edison
 
 
 
 
 
BILLET
  
L'EXCLUSION SOCIALE
  
par Brigitte Pellerin
   
   
          Il fait beau, il fait chaud, c'est le Tour de l'Île et les automobilistes apprennent à prendre leur mal en patience. La ville est complètement jammée, la Main est bloquée pour cause de vente trottoir, les stationnements sont devenus impossibles à dénicher tellement il y a de banlieusards en ville. Bref, Montréal est le royaume du road-rage 
  
          Ce qui me fait dire: marchez, que diantre. Vous n'avez pas idée de ce que vous manquez assis derrière votre roue, suant sang et eau dans votre minoune. Tellement préoccupés par le finger que vient de vous envoyer le tata dans la Tercel rouge toute bossée, vous perdez de vue le plus beau du paysage urbain qui s'offre gratuitement à vos yeux. Pour percevoir les choses sous un autre angle, il faut nécessairement changer ses petites habitudes pépères.  
  
          Si je vous dis ça, c'est que j'ai récemment fait une découverte qui m'a jetée en bas de ma chaise. Eh oui, on dirait pas comme ça, mais la ville est encore pleine de choses à découvrir. Oh, rien de bien nouveau sous le soleil; juste quelque chose que je n'avais pas encore remarqué. 
 
 
Dans ma ville y'a des belles choses à voir... 
 
          C'est l'autre après-midi que la révélation m'a frappée de plein fouet. Je déambulais tranquillement dans les environs du Carré Saint-Louis (eh oui, les horaires flexibles ont quand même leurs avantages) et je m'amusais à scruter les gens qui jouissaient langoureusement du soleil et de la Molson Dry bien écrasés sur les bancs de parc.  
  
          Vous savez comme on peut facilement spotter les prestataires de la charité publique dans une foule. Ils sont reconnaissables à la camisole au coton avachi qu'ils portent sans complexe, à la bedaine qui trône fièrement sous ladite camisole, au teint blafard qu'ils arborent et aux cigarettes qu'ils fument l'une sur l'autre. Bref, ils n'ont pas l'air bien.  
  
          Oui, je généralise. Et sans gêne avec ça. Mais l'important de l'affaire, c'est que j'ai soudainement réalisé la semaine dernière ce que voulait dire « exclusion sociale » 
  
          Les exclus, ce sont ceux qui, à force de recevoir des sous à ne rien faire, se font enlever leur identité. Les exclus sont ceux à qui les bonnes âmes, à force de généreuses intentions mal inspirées, enlèvent tout sentiment d'utilité, ce qui les prive d'une bonne raison de se lever le matin.  
  
          D'où je tiens cette idée? D'un bouquin qui s'intitule Escape from Freedom, d'Erich Fromm, publié pour la première fois en 1941 et qui ne cesse d'être réédité depuis. Un classique dont je recommanderais très fortement la lecture, si seulement on me demandait mon avis.  
  
  
« Les prestations d'aide sociale, en plus de coûter une fortune à ceux qui se grouillent pour gagner leur croûte, ne font que pousser les sans-emploi dans un cercle vicieux d'inutilité-insignifiance-déprime. »
 
 
          Fromm fait une distinction entre les besoins dits flexibles, c'est-à-dire qui peuvent s'adapter à l'environnement, et les autres besoins, dits primaires. Par exemple, l'amour, l'attrait du pouvoir, le sadisme, la jouissance pure et simple des bienfaits de la vie, ou l'ambition sont des besoins qu'on a ou n'a pas – à degrés variables –, et qui s'adaptent à l'environnement de chacun. La pauvre nonne cloîtrée doit bien se rabattre sur le bon Dieu, pour ceux qui préfèrent une image à une suite d'exemples. Ça va? Vous y êtes? OK.  
  
          Les autres besoins, dits primaires ou impératifs, se moquent bien des conditions environnantes. On a tous besoin de manger, de boire, de dormir. Ces besoins sont conditionnés, et on ne peut y échapper bien longtemps. Avant de penser à jouir des plaisirs de la vie, il faut d'abord assurer notre survie. Pour Fromm, la satisfaction de ces besoins indispensables à notre préservation forme ce qu'il appelle les motivations primaires du comportement humain.  
  
          En d'autres mots, l'homme (ou sa voisine) doit manger, boire, dormir, se protéger des ennemis (lire: l'hiver), etc. Pour accomplir tout ça, l'homme doit travailler à produire quelque chose. Que ce soit directement, comme par exemple sur la ferme, ou indirectement dans n'importe quel autre domaine où il utilise l'argent gagné pour satisfaire ses besoins primaires.  
  
          Bon. Avant que vous ne me lanciez des tomates pour vous ressasser d'aussi banales vérités, je vais poursuivre avec le déroulement intéressant de l'analyse d'Erich Fromm.  
  
Cet indispensable sentiment d'appartenance 
  
          L'obligation de produire, ou de travailler, situe chaque individu par rapport aux autres, par rapport à l'environnement. Le travail donne à l'individu un certain sentiment d'appartenance, ou à tout le moins une place dans la société au milieu de laquelle il évolue. Sentiment d'appartenance, ou d'utilité que, vous vous en doutez sûrement, n'ont pas les gens qu'on paie à ne rien faire.  
  
          Selon Fromm, ce sentiment d'appartenance ou d'utilité est indispensable si on veut éviter de tomber dans l'isolement moral. Ce qu'il entend par isolement moral, c'est l'absence de ce sentiment de coopération avec les autres personnes qui nous entourent. Les pauvre bougres qui sont privés de cette coopération essentielle ont beaucoup de difficulté à se reconnaître en tant qu'« individus à part entière » et ont tendance à sombrer dans la dépression lorsqu'ils réalisent à quel point ils n'ont aucune signification pour les autres.  
  
          C'est donc dire que plus on essaie de rendre la situation des sans-emploi moins pénible en leur donnant des sous sans rien leur demander en retour, plus on les pousse vers la déprime profonde qui accompagne forcément l'isolement moral.  
  
          Résultat? Pas beau tu-suite. Les prestations d'aide sociale, en plus de coûter une fortune à ceux qui se grouillent pour gagner leur croûte, ne font que pousser les sans-emploi dans un cercle vicieux d'inutilité-insignifiance-déprime. Plus ils réalisent qu'ils sont inutiles, plus ils s'aperçoivent avec détresse qu'ils pourraient disparaître demain matin sans que le monde ne s'en porte plus mal. Forcément, de telles idées finissent par leur donner les bleus, avec pour résultat qu'ils se cherchent encore moins un façon de s'en sortir. Et roulez-roulez, petits bolides.  
  
          Plus ils sont déprimés, plus ils ont l'air malheureux (comprenez-vous, maintenant, pourquoi ils sont si facilement reconnaissables?), et plus ils ont l'air malheureux, plus les bonnes âmes accourent pour leur filer encore un peu plus de sous. Pour les « aider », soi-disant.  
  
          Pas à dire, y en a qui sont durs de comprenure. 
 
 
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