Montréal,  25 sept. – 8 oct. 1999
Numéro 46
 
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NOVLANGUE
 
 
 
     « L'adhésion de tous les acteurs est essentielle. Chacun a un rôle fondamental à jouer au sein de l'État. »    
  
 
Jacques Léonard
min. d'État à l'Administration et à la Fonction publique,
commentant la réaction des syndicats à son projet de réforme de la bureaucratie
  
  
(Source: Presse canadienne) 
 
 
 
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
  
LA FORCE ET LE DROIT
  
 
  par Pierre Lemieux
  
          Les lois ne sont pas des voeux pieux mais des diktats ou (au mieux) des règles qui sont, en définitive, appliqués par des hommes armés. Disons, par exemple, que vous êtes propriétaire d'une entreprise et que vous ne respectez pas les interdictions de fumer imposées par la nouvelle « loi » québécoise sur le tabac. Un délateur coiffé du titre d'« inspecteur » vous collera une amende. Si vous ne payez pas, vous serez poursuivi devant les tribunaux, qui vous ordonneront de payer, sans quoi vos biens seront saisis. Si vous refusez d'ouvrir la porte à l'huissier, il appellera la police. Ces hommes arriveront avec des armes et non avec des souhaits. 
  
          Il est étrange que la plupart des gens ne voient pas que l'État actuel est fondé sur la force. La force (ou la coercition) se définit comme l'emploi de la violence physique ou la menace d'y recourir. Le fait que la majorité des individus cèdent devant les menaces de violence étatique ne fait qu'occulter l'emploi de force, dont il est faux de prétendre qu'elle n'existe pas. 
  
          Ce n'est pas seulement l'État actuel qui repose sur la force: la force est nécessaire à la protection de toute valeur dont la réalisation est incompatible avec les valeurs contraires, et notamment à la protection des droits fondamentaux. Par exemple, l'exécution de tout projet égalitariste est fondée sur la force puisqu'il faut bien empêcher les individus d'exercer leur liberté d'une manière qui détruirait la configuration souhaitée. Mais ce ne sont pas seulement les faux droits et l'État qui les fait respecter qui sont fondés sur la force; la liberté même exige qu'on la protège par la force, au moyen de la police dans un État minimal ou avec des arrangements de protection privés dans l'anarchie. 
 
 
          Il est tentant de croire que l'idée de contrat social exclut la force, mais tel n'est pas le cas. En créant l'État, les contractants acceptent la force comme moyen d'empêcher les tricheurs de violer les conditions qu'ils ont eux-mêmes acceptées. Mais ce n'est pas tout: sauf si l'on postule des contractants irréels à la Rousseau, la menace de la violence doit avoir été omniprésente dans la négociation des conditions du contrat: « Si vous ne signez pas, nous retournons à l'état de nature et j'obtiendrai ce que je veux par la force! ». Cet aspect du contrat buchanien semble avoir échappé à la plupart des observateurs(1). 
  
          On peut concevoir l'État de droit comme un moyen de localiser, de minimiser et de médiatiser la force dans les relations sociales. Dans le cas de figure où les individus donnent, tacitement ou implicitement, leur consentement unanime à l'État, la force ne serait plus utilisée que contre ceux qui violeraient leurs propres engagements, libres et volontaires. Ce que nous avons maintenant est bien différent, à savoir un État auquel une minorité (au moins) d'individus n'ont aucune raison, bien au contraire, de donner leur consentement et qui, par conséquent, exerce contre eux une coercition que l'apparence de la règle de droit ne rend que plus insidieuse. Le fait que tous finissent par se soumettre aux lois manifeste l'impuissance des dissidents, de cette minorité invisible dont j'ai déjà parlé(2), plutôt qu'un consentement à quelque contrat social. 
 
 
  
« Il faut affirmer que la force ne crée pas le droit, mais reconnaître que, en définitive, on ne peut protéger le droit que par la force. »
 
 
  
          Si la force est inséparable de l'application des valeurs fondamentales dans un contexte social, il faut distinguer la coercition illégitime, qui sert à imposer des valeurs illégitimes, et la force légitime, qui est nécessaire pour protéger un ordre social spontané. 
  
          Le sens du mot « loi » se rattache à cette distinction. Une loi est une règle d'ordre spontané qui est obligatoire et appliquée par la force légitime. Pour constituer ce que la tradition libérale occidentale reconnaît comme une loi, une injonction ou une interdiction doit respecter certaines exigences formelles qui résident dans son caractère général, universel, abstrait(3). Pour porter le nom de loi, il ne suffit pas qu'un décret soit adopté par un Prince démocratiquement élu. Comme l'écrivait Jouvenel, « Disons-le hautement, le flot des lois modernes ne crée pas du Droit »(4). Pour parler en clair, leurs lois n'ont de loi que le nom(5). 
  
          L'imposition de n'importe quelle valeur et le respect de n'importe quel droit sont, en définitive, garantis par la force. La force a deux visages: le droit et le crime. Il faut bien distinguer l'un et l'autre, s'assurer que les droits protégés représentent des libertés et non des extorsions, et ne pas se priver de la force légitime pour se protéger de la force illégitime. Il faut affirmer que la force ne crée pas le droit, mais reconnaître que, en définitive, on ne peut protéger le droit que par la force. 
  
 
  
1. Voir pourtant James Buchanan, The Limits of Liberty. Between Anarchy and Leviathan, 
    Chicago, University of Chicago Press, 1975, notamment p. 60-64, 71-73, 178-179; 
    voir aussi Pierre Lemieux, La souveraineté de l'individu, Paris, Presses Universitaires de France, 
    1987, p. 95 sq.  >> 
2. Pierre Lemieux, « La minorité invisible », Le Devoir, 6 septembre 1995, p. A7, 
    reproduit à http://www.pierrelemieux.org/artinv.html >> 
3. Voir Friedrich Hayek, Law Legislation and Liberty, Vol. 1: Rules and Order, Chicago,  
    University of Chicago Press, 1973; traduction française: Droit, législation et liberté, vol. 1: 
    Règles et ordre, Paris, Presses Universitaires de France, 1985.  >> 
4. Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir. Histoire de sa croissance, Genève, Constant Bourquin, Éditeur, 
    1947, p. 316.  >> 
5. Ayant cité le mot de Jouvenel, j'ajoutais, dans un article du Devoir qui a plus de deux décennies: 
    « Les appels répétés des étatistes québécois aux désirs de la majorité pour justifier l'oppression de 
    certaines minorités impopulaires n'ont aucune valeur juridique. Ils auront beau appeler “lois” 
    les dispositions administratives qui en sortiront, et nos statocrates auront beau les imposer à leurs 
    “administrés” en utilisant leur police pour forcer les minorités à se soumettre; ils n'auront pas créé 
    du droit. » (« De quelques aspects négligés de la question québécoise », Première partie: « La nouvelle 
    religion de l'État et de la majorité », Le Devoir, 20 septembre 1977, p. 5).  >> 
 
 
 
©Pierre Lemieux 1999 
 
 
  
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