Montréal,  6 nov. - 19 nov. 1999
Numéro 49
 
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NOVLANGUE
 
 
 
    « We really have a government that is tight with public spending – very, very tight with personal use of perks and privileges and things like that. » 
  
 
Lucien Bouchard
commentant les coûts de la rénovation des bureaux montréalais et québécois de la ministre de la santé Pauline Marois
  
 
 
 
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
L'IMPORTANCE DU « MONONCLE » POUR LA CULTURE
  
 
  par Gilles Guénette
  
          La Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) s'est donné une nouvelle mission à l'aube de vous savez quoi: se substituer aux individus qui viennent en aide financièrement aux membres de leur famille qui envisagent une carrière dans le monde des arts. Le président sortant de l'organisme, Pierre Lampron, disait récemment que « l'idée est de se substituer au “mononcle” de la famille qui a réussi dans la vie et qui accepte de prêter 15 000 $ au petit neveu, dont le produit est intéressant. Il a confiance, il sait que le petit neveu va le rembourser un jour... »(1). C'est ainsi qu'afin de s'adapter aux nouvelles formes d'expression artistique, l'organisme subventionneur s'affaire ces jours-ci à revoir ses outils. L'État à l'assaut d'un des derniers secteurs non subventionnés: la contre-culture. 

Accéder aux fonds  

          Depuis sa création en 1995, la SODEC dépense chaque année des millions de dollars pour premièrement exister (rien de moins que 5 271 592,00 $ en budget de fonctionnement pour son exercice 1997-98) et ensuite venir en aide aux entreprises culturelles. L'organisme, qui relève du ministre de la Culture et des Communications du Québec, administre des programmes d'aide sélective et automatique sous forme d'« investissements », de subventions ou d'aide « remboursable » – option souvent négligée par les subventionnés – et gère les populaires mesures fiscales de crédits d'impôt remboursables accordés par le gouvernement provincial. 

 
 
          L'an dernier, la SODEC a redistribué 32 millions de nos dollars aux entreprises culturelles. On s'en doute, il ne se fait pas grand-chose de culturel dans notre belle province sans que la facture ne nous soit refilée. Mais voilà que certains artistes moins bien choyés que d'autres par le système en place – c'est le cas des artistes de la contre-culture (ou de l'underground) – se sentent de plus en plus laissés pour compte. La raison: les organismes comme la SODEC ne font affaire qu'avec des entreprises culturelles officiellement établies et non des individus. Une situation sur le point de changer si on se fie aux propos de M. Lampron. 
  
Accéder à l'underground 
  
          Récemment, à l'émission Les règles du jeu diffusée sur les ondes de Télé-Québec(2), les membres de la formation alternative montréalaise Caféine et les bodums! dénonçaient le système québécois d'attribution de subventions qui les empêche de recevoir une aide gouvernementale alors que des artistes établis comme Richard Séguin, Jean-Pierre Ferland ou Robert Charlebois se la coulent douce en encaissant à répétition des montants dont ils n'auraient plus vraiment besoin (« il s'agit d'être subventionné une fois pour l'être une seconde fois, puis une troisième fois, puis une dixième... »). Ils se plaignaient aussi de leurs pauvres conditions de travail (« on doit être 50% routier, 25% musicien et 25% homme d'affaires... ») qui font en sorte qu'ils ne peuvent se consacrer entièrement à leur art. 
  
          Pour obtenir une aide de la SODEC, ou de Musiaction, le pendant fédéral de l'organisme québécois, et être admis au sein de la très grande famille des subventionnés, Caféine et les bodums! devrait passer par une maison de disques officielle (aucune ne veut d'eux) ou mettre sur pied sa propre étiquette pour ensuite se dénicher une compagnie de distribution prête à s'occuper d'eux (investissement trop important pour une formation dont les ventes du 1er album ont plafonnées aux alentours de 2000). Que faire? Changer de style musical ou persévérer? 

Définir l'underground 
  
          La contre-culture, comme son nom l'indique, est un genre qui va à l'encontre des règles commerciales et esthétiques établies. L'artiste underground a une vision des choses et une façon d'en rendre compte qui ne rejoint donc pas nécessairement celle du consommateur moyen. Pour ces raisons, très peu de gens achètent les produits de la contre-culture – le consommateur moyen, voulant être certain de bien saisir ce dont il est question lorsqu'il investit temps et argent dans un produit culturel, préfère de loin les produits grand public et facilement accessibles à tous aux produits plus spécialisés. 
  
          La clientèle de l'artiste underground est constituée de gens qui, comme lui, vivent un peu en retrait de la dite « société de consommation » et qui recherchent autre chose que le xième film de meurtres en série... la millième chanson pop qu'on ne peut plus entendre un mois après sa sortie... les interminables séries télévisées consacrées à des gens physiquement parfaits qui passent le plus clair de leur temps à discuter de banalités interpersonnelles... Artistes et clients ne cadrent pas avec le portrait type du consommateur culturel moyen tel qu'élaboré dans de nombreux sondages, recensements et focus groups. 
 
 
  
« C'est parce que des individus voient des possibilités là où ils investissent temps et/ou argent que la culture évolue. »
 
 
 
          Mais voilà que ces artistes de l'underground qui ne cadrent ni avec le discours culturel officiel, ni avec les critères d'admissibilité aux nombreux programmes d'aide à la création, pourront être « récupérés » en quelque sorte par le système et ainsi jouer le jeu de la demande de subvention. À défaut d'être assez vendables pour s'attirer un large public d'admirateurs, ils pourront tranquillement continuer à créer en dehors des circuits commerciaux grâce à l'argent de contribuables qui n'entreront probablement jamais en contact avec leur art. Reste à voir comment ils s'expliqueront cette douteuse affiliation... 

          Car si l'artiste de la contre-culture est, de pas sa nature, un être contestataire qui n'en a rien à cirer des conventions et qui se fait un devoir de dénoncer le capitalisme sauvage, la règle de droit et les rudiments de la vie en société, comment pourra-t-il s'expliquer le fait qu'il en soit réduit à être entretenu par ce même « système » qu'il dénonce? Comment pourra-t-il à la fois crier son indignation devant les injustices qu'engendre le « système » et être soutenu par une de ses composantes? N'y a-t-il pas là une contradiction dans les termes? Hmm... Ou bien il tentera de se convaincre qu'il s'agit là d'un de ses nombreux droits absolus, ou bien il fera abstraction de la réalité... le temps de se constituer un auditoire. Beau programme! 

L'émergeant monopole 

          L'intrusion de la SODEC dans l'underground ne laisse rien présager de bon. Un organisme gouvernemental qui se prétend mieux placé que le public et les mononcles pour instaurer un climat propice à l'éclosion de nouveaux talents doit être pris pour ce qu'il est: une bébelle à gaspiller des fonds publics. Personne ne détient le monopole du bon goût. Encore moins une bande de bureaucrates affectés à la culture. Ce sont les consommateurs qui, à chaque fois qu'ils achètent un disque, un billet de spectacle ou un livre, décident de ce qui existera – ou disparaîtra.  
 
          Et de même que toutes sortes de gens consomment toutes sortes de produits culturels parce qu'ils en retirent quelques bénéfices, toutes sortes de gens investissent dans toutes sortes de projets parce qu'ils y entrevoient des possibilités – des potentialités non réalisées. C'est justement parce que des individus voient des possibilités là où ils investissent temps et/ou argent que la culture évolue. On n'a qu'à penser au film d'horreur à petit budget Blair Witch Project. N'eût été de la détermination d'une poignée d'individus, ce projet qui allait à l'encontre des normes cinématographiques commerciales n'aurait jamais vu le jour. Mais des individus ont cru au projet et l'ont mené à terme – et les millions ont suivi. Un bureaucrate n'aurait pas nécessairement vu son potentiel. Un banquier non plus. 
 
          C'est que contrairement à ces bureaucrates qui doivent respecter des listes de règlements pré-établis lors de l'évaluation de projets qu'on leur confie, les « mononcles » que tentent de remplacer M. Lampron et ses amies n'ont à prendre en considération que les contraintes qu'ils se sont eux-mêmes imposées et sont libres de faire ce qu'ils veulent de l'argent qui leur reste (après impôt, bien entendu). Le jeune artiste qui ne cadre pas dans les normes artistiques de l'heure a donc plus de chances de recevoir des fonds d'un oncle excentrique que d'un organisme public. 
  
         À terme, une telle « ouverture » à la contre-culture n'amènera qu'une déresponsabilisation des artistes-en-devenir qui, au lieu d'angoisser à l'idée de devoir rembourser une dette contractée auprès d'oncle Roger, pourront comme les vieux se la couler douce et oublier celle contractée auprès de la collectivité. Et tous ces oncles attentionnés qui seraient tentés de venir en aide à leurs petits neveux boutonneux n'auront plus à risquer leurs économies! Tous ensemble, nous risquerons les nôtres. 

          Si la contre-culture forme les tendances culturelles de demain, on ne peut espérer beaucoup d'une culture élaborée à partir de tendances qui doivent a priori rencontrer une série d'exigences et de critères d'admissibilité pour exister. À long terme, l'intrusion de l'État dans l'underground ne peut produire qu'une uniformisation et un appauvrissement de la culture. Messieurs-Dames de la contre-culture, soyez conséquents! 
  
  
  
1. Suzanne Colpron, « La SODEC ouvre sa porte à la contre-culture » 
    La Presse, 8 octobre 1999.  >> 
2. Jacques Taschereau, « Le disque ne tourne pas rond », Les règles du jeu, 
    Télé-Québec, 15 septembre 1999.  >> 
  
 
  
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