Montréal,  18 déc. 1999 - 7 jan. 2000
Numéro 52
 
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     Le QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.   
   
     Il  défend la liberté individuelle, l'économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales.   
      
     Il  s'oppose à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus.      
  
     Les articles publiés partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.      
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
BONHEUR ET LIBERTÉ
  
LE BON TEMPS
D'EN PROFITER
 
par Martin Masse
 
  
          Quand est-il approprié de se faire plaisir et d'être heureux? Cette question peut paraître étrange. Tout le temps!, voudrait-on répondre. Mais la réalité nous force à faire des choix. On ne peut pas tout avoir tout le temps, les ressources sont limitées, et ce qu'on consomme maintenant n'est plus disponible pour une consommation ultérieure. C'est pourquoi il faut planifier notre consommation, nos actions et notre vie de façon à étaler les gratifications dans le temps et s'assurer que notre bonheur présent ne compromet pas notre bonheur futur.  
  
          Comme le dit la Bolduc dans sa chanson du temps des Fêtes, « C'est l'bon temps d'en profiter, ça arrive rien qu'une fois par année! » Sauf que si on n'a pas épargné un peu en vue de ce bon temps spécial qui coûte parfois un peu cher, on ne peut tout simplement pas se le permettre; ou bien on se le paie à crédit, mais on compromet ainsi le bon temps un peu plus ordinaire qu'on aurait pu se payer dans l'année qui suit.  

          La science économique n'est pas qu'une question de gros sous, de statistiques sur l'emploi et les investissements, et de débat sur les mérites d'un nouveau système fiscal ou d'un accord commercial. C'est, fondamentalement, une explication des moyens et des processus qui nous permettent de combler le plus efficacement possible nos besoins et nos désirs dans le temps. On peut alors se poser la question: quel système économique nous permet de maximiser le plus notre bonheur, maintenant et plus tard? 
  
Capitalisme sauvage vs interventionnisme 
  
          Les socialistes et interventionnistes de toutes tendances prétendent que le capitalisme est un système néfaste et « sauvage » parce qu'il met exclusivement l'accent sur le profit à court terme et non sur le développement humain à long terme. On entend régulièrement cette critique de la part des illettrés économiques, par exemple chaque fois qu'une usine ferme ou licencie des employés. Les actionnaires ou propriétaires de compagnie seraient, selon ce point de vue, obsédés par le gain rapide, se soucieraient peu des conséquences à plus long terme de leurs décisions non seulement sur leurs employés, mais aussi sur l'économie locale, l'environnement, la culture nationale, le « tissu social », ou quelqu'autre abstraction collective.  
  
          Cette critique n'a de sens que si l'on conçoit l'économie comme un système stable et en équilibre où les choses ne changent pas ou peu, alors qu'il s'agit au contraire d'un processus en constante évolution où les gestionnaires, entrepreneurs, consommateurs, travailleurs et investisseurs sont toujours à la recherche de nouvelles façons de faire des gains, gains qui se transformeront éventuellement en gratifications personnelles. Il n'y a rien de sauvage dans cette recherche. Un client qui décide d'acheter une boîte de petits pois en spécial plutôt que la marque régulière dans un supermarché fait, conceptuellement, la même chose qu'un pdg qui décide de fermer une usine chroniquement déficitaire: il maximise l'utilisation de ses ressources. 

 
          Parce qu'il y a constamment de nouvelles méthodes de gestion qui sont découvertes, de nouvelles technologies qui sont appliquées, de nouveaux produits qui sont offerts, et de nouvelles demandes qui émanent des consommateurs, les entreprises doivent s'adapter. S'il n'y avait jamais de mises à pied et de fermetures, les ressources économiques (capital, main-d'oeuvre, etc.) resteraient pour toujours coincées dans les vieux processus et ne seraient jamais dégagées pour servir aux activités nouvelles et répondre aux nouveaux besoins. La révolution industrielle ne serait jamais survenue et 90% de la population seraient encore dans les champs à cultiver à la pioche. On aurait empêché l'apparition des tracteurs et des engrais, parce que cela aurait tué des emplois agricoles.  
  
          En dénonçant et en voulant empêcher le processus naturel de destruction et de renouvellement de l'économie, les interventionnistes – qui se prétendent pourtant « progressistes » – s'accrochent à une perspective essentiellement réactionnaire et ne se préoccupent en réalité que du court terme: ils prennent position en faveur de la stabilité pour des travailleurs menacés au moment présent, et cela aux dépens d'un développement économique futur pour l'ensemble de la population. Pour eux, le bon temps d'en profiter, c'est toujours maintenant.  
  
L'obsession du court terme 
  
          S'il y a justement une attitude qui caractérise l'étatisme et les idéologies interventionnistes, c'est bien celle de l'obsession du court terme, du « ici et maintenant ». Il suffit de voir ce que les interventionnistes au pouvoir depuis l'après-guerre ont accompli comme gestion publique. Pour la première fois seulement cette année depuis presque deux générations, les gouvernements du Québec, du Canada et des États-Unis ne feront pas de déficit budgétaire. Même en comptant sur une croissance exponentielle des dépenses publiques, ils ont donc été incapables, pendant plus de trente ans, de ne pas dépenser plus d'argent qu'il n'en avaient, et d'endetter les générations futures. Aujourd'hui, alors qu'on est à peine sorti du trou, le débat fait déjà rage sur la façon de dépenser les surplus.  
  
          Dans une perspective interventionniste, il y a en effet toujours de bonnes raisons de dépenser. La situation de la société n'étant jamais conforme à la vision utopique socialiste, on trouve donc quantité de problèmes pressants sur lesquels il faudrait se pencher. La moitié des bulletins de nouvelles, chaque jour, est consacrée aux appels de groupes de pression qui veulent attirer l'attention sur une situation quelconque qualifiée de catastrophique ou d'« inacceptable dans une société avancée », et pour laquelle les gouvernements doivent absolument et de toute urgence dégager des fonds. La semaine dernière, c'était 14 milliards $ pour éliminer la pauvreté chez les enfants; la semaine d'avant c'était quelques centaines de millions pour les femmes battues ou les hôpitaux déficitaires; un jour ce sont les « mal logés » qui veulent des appartements subventionnés ou les étudiants qui demandent plus de bourse; l'autre ce sont les compagnies pharmaceutiques qui souhaitent des investissements publics massifs dans la recherche et le développement ou des employés d'une compagnie aérienne qui exigent qu'on protège leurs emplois de la compétition.  
  
          Lorsque tout dépend de l'État, que l'État intervient partout et que tout projet doit obtenir son approbation et son implication financière, il n'y a pas d'autres moyens de fonctionner: il faut réclamer son « dû », tout de suite, sinon d'autres se l'approprieront tôt ou tard. On ne peut se permettre d'attendre ni se fier à la gestion rationnelle des politiciens. Ceux-ci ont un intérêt politique à avoir l'air de faire quelque chose pour régler des problèmes et on peut être certain qu'ils vont utiliser cet argent d'une façon qui leur apportera le maximum de retombées électorales. Dans ce contexte, il devient presque impossible de planifier rationnellement pour l'avenir.  
  
  
« L'interventionnisme incite tout le monde à éviter de se préoccuper du long terme, parce qu'on s'attend à ce que l'État prenne soin de nous et qu'on perd tout contrôle sur ce qui se passera dans le futur de toute façon. »
 
 
          Si j'ai 2000 $ en poche, je peux décider seul de le dépenser sur-le-champ sur une frivolité à la suite d'un coup de tête ou de le consacrer à un bien ménager qui me sera utile très longtemps, de l'épargner et de l'investir, de m'acheter des assurances pour faire face à des imprévus dans l'avenir, de m'en servir pour m'éduquer ou me soigner, ou de faire un voyage au soleil qui sera très plaisant et reposant mais ne m'apportera rien à plus long terme. Bref, j'ai le contrôle sur la façon dont je souhaite planifier mon propre bonheur, selon que je valorise l'obtention de certaines gratifications tout de suite ou que je suis prêt à attendre pour peut-être en avoir plus ou d'autres plus tard. Si je suis responsable de la plupart des aspects de ma vie, je prends moi-même la décision d'allouer cet argent de la façon qui me convient le mieux.  
  
          Si au contraire l'État me prend la moitié de ce 2000 $ et décide à ma place d'une partie importante de ce que seront mes conditions de vie (santé, éducation, régime de pension, logement, chômage, etc.), je perds ma capacité de planifier à long terme. Ma perspective change et je me rends compte que mon intérêt est plutôt de faire pression sur le gouvernement pour m'assurer qu'il consacrera ses ressources (dont le 1000 $ que j'ai été obligé de lui céder) là où j'aurais voulu le faire moi-même. Mais l'État ne peut, par définition, coordonner son action globale pour qu'elle soit conforme à la volonté de millions d'individus et sera surtout réceptif aux demandes des groupes organisés qui semblent représenter une partie importante de la population. Dans les faits, ce sont les groupes de pression qui crient le plus fort, qui créent les pseudo-drames les plus médiatisés, qui font appel aux émotions de la façon la plus démagogique, ceux qui réussiront à avoir du temps d'antenne au téléjournal, qui auront le plus de chance de mettre la main sur les ressources collectives.  
  
          La façon la plus efficace de maximiser son bonheur à long terme n'est plus, dans ce contexte, d'épargner et de prendre les bonnes décisions personnelles pour le court et le long terme, mais de s'organiser pour siphonner le plus possible le trésor public et obtenir la protection nécessaire contre les changements économiques qui nous sont défavorables. 
  
Un bonheur dépendant 
  
          Qui est en fin de compte responsable de notre bonheur dans une société collectivisée et où l'État intervient partout? L'État évidemment. L'État décide par exemple si nous aurons des soins de santé appropriés ou si notre qualité de vie sera bousillée pendant des mois alors qu'on attend des traitements importants. On ne peut pas décider de consacrer une partie de nos épargnes à améliorer notre sort, ni de s'acheter des assurances pour obtenir de meilleurs soins dans l'avenir (c'est-à-dire, sacrifier des plaisirs qu'on aurait pu se payer maintenant avec cet argent pour se garantir une moindre souffrance en cas de maladie plus tard).  
  
          Pourquoi faire plus d'effort maintenant pour épargner si l'État nous garantit une pension? Pourquoi éviter de se construire une maison sur des berges inondables si l'État nous dédommagera de toute façon en cas de sinistre? Pourquoi faire attention à ne pas tomber enceinte à 15 ans d'un voyou romantique si on sera de toute façon récompensée par un gros chèque d'assistance sociale et des tas de services publics gratuits aux filles mères monoparentales?  
  
          L'interventionnisme incite tout le monde à éviter de se préoccuper du long terme, parce qu'on s'attend à ce que l'État prenne soin de nous et qu'on perd tout contrôle sur ce qui se passera dans le futur de toute façon. Les gouvernements interventionnistes sont en effet constamment en train de tenir des commissions royales d'enquête, des états généraux et des sommets sectoriels pour entreprendre des réformes grandioses qui bouleverseront tout.  
  
          La logique d'un État de droit est que les règles de la vie en société sont connues et ont une certaine permanence, nous permettant ainsi de planifier nos actions et de nous adapter à une économie toujours changeante à l'intérieur d'un cadre légal relativement stable. Mais aujourd'hui, plus rien n'est permanent. Les interventionnistes refusent d'accepter que l'économie est toujours en mouvement, mais ils offrent comme solution de constamment bouleverser les lois et réglementations pour répondre à des crises ponctuelles, ce qui rend la situation encore plus étourdissante pour les individus. On peut s'adapter à une économie changeante lorsqu'il y a toujours de nouvelles opportunités qui s'offrent à nous, lorsque la flexibilité est source de richesse, lorsqu'on laisse fonctionner les mécanismes d'adaptation inhérents à l'économie de marché. Mais on ne peut planifier son avenir lorsqu'il est impossible de savoir si les programmes et lois actuels seront encore en vigueur dans 10 ans, si nos plans ne seront pas complètement chambardés par quelque bouleversement administratif ou nouvelle mode bureaucratique.  
  
Consumérisme effréné vs vertus bourgeoises 
  
          Le consumérisme effréné, que nos utopistes de gauche dénoncent comme l'une des tares de la civilisation capitaliste, ne serait-il pas plutôt une conséquence directe de la corruption morale entretenue par l'interventionnisme? Consommer toujours plus est certainement une bonne chose d'un point de vue capitaliste et libertarien, dans la mesure où il ne s'agit pas d'un comportement imprudent à long terme encouragé par des signaux économiques faussés. Nos grands-parents, qui devaient trimer dur pour assurer leur sécurité et celle de leurs enfants, étaient prudents et connaissaient l'importance de l'épargne. Mais aujourd'hui, l'épargne est à un niveau historiquement bas en Amérique du Nord et l'endettement personnel est devenu un fléau. Acheter à crédit est devenu un mode de vie, les casinos étatisés font des affaires d'or, des tas de gens semblent obsédés par l'idée de faire une piastre vite. We want it all and we want it now 
  
          La culture de la dépendance s'accompagne d'une culture du plaisir rapide, facile et immédiat. L'assistance sociale (un système à corrompre moralement les individus dont on célèbre incidemment les trente ans ces jours-ci au Québec) en est l'illustration parfaite. Plus on est dépendant de l'État et de ses institutions, et moins on a intérêt à planifier sa vie; moins on planifie sa vie, plus on risque de sombrer dans la dépendance et d'être pris dans les filets de l'État.  
  
          La mentalité bourgeoise traditionnelle, tant dénigrée par nos intellos bien-pensants depuis des décennies, était pourtant l'exact contraire de cela. Elle s'appuyait sur des vertus qui sont considérées comme dépassées aujourd'hui: la prudence, la responsabilité individuelle, la prévoyance, le contrôle de ses émotions et de ses désirs, le goût de l'épargne, le respect de la propriété et l'amour de la liberté. Les bourgeois (les véritables bourgeois, ceux qui ont accumulé le capital qui a fait les économies riches d'Europe et d'Amérique jusqu'au milieu du 20e siècle, pas n'importe qui aujourd'hui qui a une petite fortune à la banque) sont caricaturés comme étant des individualistes invétérés, conservateurs, trop rangés, prétentieux, incapables de s'amuser et de profiter de la vie, toujours préoccupés de faire du profit et de cacher leur magot sous les matelas. Mais c'est le désir de garder un contrôle sur sa vie, de planifier ses plaisirs immédiats et futurs, sa sécurité à long terme, bref, son bonheur, qu'on ridiculise ainsi. Les bourgeois savaient que le bon temps d'en profiter ne pouvait constamment être tout de suite, que c'est l'épargne et l'accumulation du capital qui permettent d'assurer l'avenir et d'augmenter la prospérité à plus long terme.  
  
          Les États interventionnistes ont bousillé cette perspective et ce mode de vie, en les rendant pratiquement impossibles. Nous produisons toujours plus de richesse, mais l'État en gaspille la majeure partie. Notre niveau de vie n'a pas augmenté depuis dix ans à cause du fardeau fiscal toujours plus lourd, et notre contrôle sur nos vies s'amenuise toujours plus à mesure que l'État augmente le sien. Si nous ne révolutionnons pas notre façon de nous gouverner, le bon temps d'en profiter ne sera plus ni demain, ni aujourd'hui. Les étatistes et interventionnistes partisans de la jouissance collective immédiate sont en train de détruire notre capacité à planifier notre bonheur, à court comme à long terme. C'est une révolution bourgeoise qu'il nous faut.  
  
 
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L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
 
  
Le Québec libre des  
nationalo-étatistes  
 
 
          « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »   

Alexis de Tocqueville  
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840)

 
 
 
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