(Le Temps Fou, mars 1995) 
[écrit en décembre 1994]

 
DES ARGUMENTS LIBÉRAUX POUR L'INDÉPENDANCE
 
 
par Martin Masse
 
 

    S'il faut en croire les sondages et les études sociologiques, au moins la moitié des citoyens ne lisent jamais, ne s'intéressent pas aux idées ou à la culture, ne connaissent pas grand-chose du monde au-delà de leur environnement immédiat, et se soucient finalement assez peu d'une question aussi abstraite que le régime politique dans lequel ils vivent. Plusieurs ne comprennent pas vraiment la différence entre indépendance et fédéralisme et croient qu'un Québec souverain aura encore des députés à Ottawa.
    Ce n'est probablement pas très politiquement correct de faire ce genre d'observation élitiste mais si l'on veut bien analyser la situation, on ne peut que constater ce fait: ce ne sont pas des appels à la solidarité ou des raisonnements trop complexes sur le sens de l'Histoire qui vont motiver cette partie de la population à voter pour l'indépendance. Ils suivront le côté qui leur semblera le plus dynamique et qui rejoindra le mieux leur propre sensibilité.
    Il faut donc d'abord convaincre ceux qui se préoccupent de ces questions d'une façon un peu plus suivie et viser le consensus le plus large possible parmi les élites. Déjà, les indépendantistes ont fait des gains spectaculaires en l'espace d'une seule génération, en propageant leurs idées parmi les secteurs les plus influents de la société. Seuls les milieux d'affaires restent en bonne partie opposés, même si des progrès ont été réalisés récemment de ce côté. Malgré cela, et malgré les progrès constants de l'identité québécoise aux dépens des identités canadienne et canadienne-française, nous sommes encore confrontés à une possible défaite lors du prochain référendum.
    Le discours indépendantiste est arrivé à un cul-de-sac partiel parce qu'il n'a pas su s'élargir et se renouveler pour refléter la réalité du Québec moderne. Il continue à miser sur la solidarité, la fierté et notre « destinée nationale », alors que ces concepts n'ont plus vraiment de sens; sur le sentiment d'aliénation par rapport à l'Anglais dominant et assimilateur, alors que celui-ci a disparu; sur une sensibilité collectiviste autant à l'égard des choix linguistiques qu'économiques, alors que les doctrines collectivistes ont perdu de leur lustre depuis l'effondrement du socialisme et la montée des nationalismes intolérants et des fondamentalismes religieux.
    Pour beaucoup de Québécois qui n'ont par ailleurs pas d'attachement particulier au Canada, l'indépendance n'est pas synonyme de libération - le mot magique des exaltés - mais plutôt une entreprise un peu désuète qui risque de remplacer une bureaucratie importune qui encourage la médiocrité par une autre au contrôle encore plus serrée. Pour de nombreux jeunes qui n'ont jamais éprouvé les complexes culturels de leurs aînés et qui comptent d'abord sur leurs propres forces pour réussir et s'épanouir, les mythes salvateurs qui justifieraient l'indépendance ne sont que cela: des mythes.
    C'est pourtant à ces Québécois sceptiques qu'il faut s'adresser dans les mois qui viennent si l'on veut obtenir la majorité voulue, pas aux convaincus de longue date qui connaissent par coeur tous les bons arguments pour instaurer leur petite république sociale-démocratique et française mur à mur. On ne fera pas beaucoup de chemin additionnel en reprenant uniquement les images éculées qui ont fait la campagne de 1980. Pour convaincre les jeunes, les milieux d'affaires et la masse de ceux que ça indiffère - et je ne parle pas des Québécois anglophones, à qui on n'a jamais donné une seule bonne raison de ne pas s'opposer à l'indépendance, chose qu'on aurait dû tenter de faire il y a des années; il est trop tard maintenant - on doit leur dépeindre les avantages de l'indépendance d'une façon qui rejoint leur sensibilité. Et par opposition à celle des militants, celle-ci est en général plus individualiste, nord-américaine, anglophile, libérale.
    Il y a de bonnes raisons de croire qu'un Québec indépendant sera plus lié à la civilisation américaine, mieux intégré à l'économie continentale, plus à même de tirer partie de sa composante anglophone, et un endroit plus propice à l'épanouissement individuel qu'il ne l'est actuellement. Débarrassés de leurs complexes de minoritaires et de leur besoin obsessif de protection collective, les Québécois seront alors plus réceptifs à un modèle social et économique inspiré du libéralisme.
    Il devrait y avoir une place dans la coalition indépendantiste pour ceux qui visent ce genre d'objectifs, même s'ils contredisent le projet de société d'une majorité de militants. Nier la légitimité d'une vision alternative et attacher l'idée d'indépendance à un seul projet social, comme l'ont fait les nationalistes de gauche jusqu'ici, c'est jeter toute une partie de la population dans les bras des fédéralistes. Un résultat absurde puisque le projet canadien est, malgré des apparences qui ont bien servi les partisans du statu quo, le plus anti-américain, interventionniste, porteur de divisions et folklorique des deux.
    Je ne me fais pas d'illusions sur les chances qu'un tel discours soit mis de l'avant d'ici le référendum. Malgré les annonces d'ouverture faites par Jacques Parizeau et son conseiller Jean-François Lisée, les résistances sont fortes et ce n'est sûrement pas du côté du gouvernement ou du Parti québécois qu'on peut s'attendre à le voir émerger. La fameuse arrivée au PQ d'une aile issue du monde des affaires (les Le Hir, Paillé, Campeau, Dionne-Marsolais) n'a finalement eu qu'un impact négligeable.
    L'Action démocratique pourrait jouer ce rôle si son leader décidait de présenter une vision alternative cohérente à long terme au lieu de miser sur le flou tactique comme son ancien chef. Mais il est plus probable que Mario Dumont reste le représentant des indécis professionnels, qui préfèrent rester assis entre deux chaises et reporter toute décision au plus tard possible.
    Je ne sais pas comment se déroulera la campagne référendaire ni si le point de vue que j'expose ici sera présent. Quoi qu'il en soit, les indépendantistes nationalistes de gauche auraient intérêt à envisager un élargissement de leur mouvement avec un peu plus d'urgence. Ce sont eux qui ont le plus à perdre dans l'éventualité d'une seconde défaite.
    C'est maintenant devenu clair, la vague conservatrice qui a déferlé sur l'Amérique avec Reagan n'était qu'une répétition. En novembre dernier, lors des élections de mi-mandat, les Américains ont donné le contrôle du Congrès aux Républicains pour la première fois depuis 40 ans. Cette nouvelle génération de politiciens déteste l'interventionnisme bureaucratique, le centralisme fédéral et l'idéologie redistributionniste qui dominent depuis Roosevelt à Washington avec beaucoup de ferveur que leurs prédécesseurs des années 1980. Un président aussi radicalement libéral (conservative dans le lexique politique américain) pourrait succéder à Clinton dans deux ans.
    Comme tout ce qui se passe aux États-Unis finit par s'étendre à l'appendice canadien, on peut prévoir des développements similaires chez nos compatriotes des autres provinces. Le Parti réformiste représente déjà ce courant. Si le gouvernement de Jean Chrétien n'arrive pas à redresser les finances publiques d'ici les prochaines élections, l'alternative réformiste deviendra encore plus incontournable.
    Dans un tel contexte, ceux qui souhaitent plus d'autonomie pour le Québec n'auront d'autre choix que de profiter de ce mouvement d'opposition au centralisme fédéral à l'échelle du continent et de reprendre le « beau risque » canadien, cette fois peut-être avec Preston Manning. Tout ce qui peut réduire l'emprise d'Ottawa est préférable à l'ingénierie sociale d'inspiration trudeauiste qui maintient artificiellement en vie ce pays sans raison d'être. Après les décennies de centralisation qui ont suivi le New Deal et la Seconde guerre mondiale, les prochaines années verront peut-être un renouveau des régionalismes en Amérique du Nord, en parallèle avec l'unification supranationale amorcée par l'ALÉNA. Le même processus se déroule incidemment en Europe.
    Pour les nationalistes de gauche, cela signifiera cependant devoir pactiser avec le diable de droite, dans une position de faiblesse bien pire que celle de René Lévesque en 1984. Une perspective à méditer avant d'excommunier les hérétiques « néo-libéraux » qui rejettent l'évangile péquiste d'ici le grand soir fatidique.
 
 

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