La
turbulence
Cet avertissement (majuscules et tout), il le servait à ses lecteurs
parce qu'il s'apprêtait à faire ce que très peu de
gens font dans notre petite province tricotée serrée; il
s'apprêtait à dire du mal d'une production culturelle québécoise.
Oooohhh! L'ultime offense. Même s'il n'avait pas vu le dernier film
de Manon Briand, il allait (sans vérifier) parler des réactions
qu'il entendait dans son entourage immédiat.
Pas de quoi fouetter un chat, vous me direz... Peut-être. Mais que
Foglia se sente obligé de mettre des gants blancs pour écrire
ce qu'il veut écrire en dit gros sur notre rapport face à
la culture d'ici: « J'aime mieux prévenir par
ce long titre parce que, de fait, vous allez avoir l'impression que je
parle de cinéma. Pas du tout, pas deux secondes. Je ne vois pas
comment je pourrais vous parler de La Turbulence des fluides,
de Manon Briand, je ne l'ai pas vu. »
Foglia, qui tentait visiblement de s'éviter un torrent de courriels
et un embouteillage à l'entrée de sa boîte vocale,
a poursuivi en soulignant que la critique avait été plutôt
unanime face au nouveau film de la jeune cinéaste: La Turbulence
est bon. Il y a certes eu quelques petits bémols ici et là
(très petits et presque sous forme d'excuses), mais en général,
tous les commentateurs culturels se sont entendus pour dire qu'il s'agissait
d'un film maîtrisé.
« Je ne saurais vous dire par quel fichu hasard, a poursuivi
Foglia, mais il se trouve que les gens autour de moi qui ont vu le film,
c'est le contraire: n'ont pas apprécié. Des cyclistes qui
sont venus rouler samedi (il est vrai que les cyclistes se méfient
de Manon Briand depuis Deux secondes), mais aussi une voisine, des
parents et au moins deux collègues de La Presse. Tous ont
bâillé d'ennui. »
Ce qui a amené le chroniqueur à se demander, tout bonnement,
« Comment se fait-il qu'on n'ait pas entendu, officiellement,
publiquement, une seule voix dissonante en laquelle mes amis pourraient
reconnaître la leur? Est-ce parce que j'ai des amis de merde, et
que leur voix très minoritaire ne mérite d'être entendue
que par eux-mêmes? [...] Ou est-ce parce que La Turbulence est
un film québécois? Et si c'était un film bulgare?
» Hmmm.
Ce n'est pas la première fois que Foglia fait bande à part.
En mai 2001, il signait « La genèse d'un mensonge(2)
», un papier dans lequel il traitait
aussi d'unanimité culturelle: « En terminant
Un dimanche à la piscine de Kigali dans le train qui m'amenait
à Québec, je m'étais dit trois choses: 1) c'est un
mauvais roman; 2) c'est le genre de mauvais roman qui va pogner fort; 3)
tu fermes ta gueule, t'es pas obligé d'aller à la guerre
tous les jours. »
Pourtant, dans les jours qui ont suivi ce trajet en train, à toutes
les fois qu'il était question du bouquin de Gil Courtemanche, Foglia
disait qu'il avait lu et qu'il avait aimé... « J'ai
même racheté le livre une seconde fois, jeudi dernier, pour
l'offrir! » L'amie qui l'a reçu l'a rappelé
quelques jours plus tard pour lui dire: « Merci, c'est
extraordinaire. » Il a pété un plomb.
Relatant une conversation avec un ami « dans la business
des livres », Foglia a ainsi fait part de ses états
d'âme: « Tu ne peux pas savoir comme je suis tanné
des fois d'être encore celui qui n'aime pas... Sauf que c'est
toujours pareil, à la fin je trouve l'unanimité encore plus
inconfortable... », et de ses inquiétudes: «
"T'es jaloux" m'a envoyé le plus sérieusement du monde
une collègue du Devoir. Jaloux? Inquiet, oui. [...] Inquiet
de cette opaque unanimité, bien entendu. Pas inquiet d'un mauvais
livre de plus. »
Comment se fait-il qu'il n'y ait eu aucune voix discordante dans les semaines
qui ont suivi la parution d'Un dimanche à la piscine de Kigali?
Comment se fait-il qu'il n'y en ait pas eu dans les semaines qui ont suivi
la sortie de La Turbulence des fluides? Il doit bien y avoir
quelqu'un quelque part qui n'a pas aimé! Ce n'est pas comme si le
Québec ne produisait que du bon. On en produit aussi des navets!
Comment se fait-il que seul Foglia ait eu le guts d'émettre
des opinions qui risquaient d'aller à l'encontre de la majorité?
Où est cette diversité des voix dont on se gargarise tous
les matins à la Fédération professionnelle des journalistes
du Québec?
Certains diront que Foglia n'a rien à perdre en critiquant de la
sorte. Qu'il bénéficie, sa notoriété aidant
– sur le site de La Presse, on peut lire: « l'un
des chroniqueurs les plus connus et les plus respectés au Canada
» –, d'une sorte d'immunité implicite de la part du
milieu culturel: « Ah! Foglia, il peut
dire ce qu'il veut. Il est tellement génial! »
Ça se peut. Une chose est sûre par contre, tous n'ont pas
cette chance. Prenez Michel Vastel...
Le
cirque
Le même jour que Foglia parlait de La Turbulence, quelques
pages plus loin dans le même quotidien, la chroniqueuse Nathalie
Petrowski tombait à bras raccourcis sur un de nos plus réputés
journalistes politiques parce qu'il avait osé critiquer ouvertement
une autre production culturelle québécoise. (Deux critiques
dans une même semaine, du jamais vu!)
« Bunker, la télésérie sur
le pouvoir de Luc Dionne et Pierre Houle, n'est pas encore à l'antenne
de Radio-Canada que c'est déjà le cirque. Tout a commencé
avec le haut-le-coeur de [la ministre des Finances] Pauline Marois qui
aurait dû avoir la sagesse de regarder Bunker attentivement
et plus longuement avant de se mettre à vomir publiquement. Voilà
maintenant que le journaliste Michel Vastel en rajoute(3).
»
« Comment se fait-il qu'il n'y ait eu aucune voix discordante dans
les semaines qui ont suivi la parution d'Un
dimanche à la piscine de Kigali? Comment se fait-il qu'il n'y
en ait pas eu dans les semaines qui ont suivi la sortie de La Turbulence
des fluides? Il doit bien y avoir quelqu'un quelque part qui n'a pas
aimé! » |
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Après avoir indiqué à ses lecteurs qu'elle avait elle-même
visionné les cinq premiers épisodes de la série
et qu'elle avait « aimé cela à la
folie », Mme Petrowski a poursuivi en s'interrogeant
tout haut: Pourquoi Vastel n'aime-t-il pas ce que nous tous avons aimé?
(« nous tous » étant tous
ceux qui ont visionné la série avant sa première)
« Michel Vastel a-t-il visionné la même
série que moi? L'a-t-il visionnée en tenant la main de Pauline
Marois? Question encore plus cruciale: Michel Vastel sait-il ce que c'est
que de la télé? »
Et vlan! Avant de le traiter carrément de « tata »,
la chroniqueuse en est venue à conclure que l'analyste politique
ignorait tout de « ce que c'est que de la vraie télé.
Il s'y connaît peut-être en politique, mais comme critique
du petit écran, il est recalé. » Vastel
n'est tout simplement pas qualifié pour se prononcer. Qu'il se taise.
Pourtant, Vastel n'a rien écrit de bien terrible. Quelques généralités
du genre: « La magouille, le crime, la corruption et
le sexe font de cette faune un triste cirque dont la politique est, en
pratique, absente. "Fiction satirique", annoncent les auteurs. Mais les
citoyens, bombardés de "scandales", alimentés de "rumeurs"
et soumis aux sophismes des animateurs de tribunes téléphoniques,
feront-ils la différence avec la réalité(4)?
»
C'est vrai que pour les intellos de la culture, la magouille, le crime,
la corruption et le sexe sont des ingrédients essentiels à
un « bon » film, à une « bonne
» série télé... Et si en plus, ce sont
des politiciens, ou mieux encore, de véreux hommes d'affaires, qui
en sont à l'origine, alors là, tout ce beau monde s'empresse
de souligner l'audace des auteurs et on crie au chef-d'oeuvre!
Bon, Vastel craint pour l'image du politicien. Il a le droit. Il croit
que la série va causer un tort irréparable à la classe
politique. Pas de quoi le lapider sur la place publique. Petrowski croit
elle-même que la série « n'augmentera
pas le cynisme des électeurs [et qu'elle] les rendra seulement plus
conscients, plus critiques et plus exigeants face aux discours vides de
la politique »!
Bien sûr, les politiciens n'ont pas besoin d'une télésérie
pour se retrouver bien bas dans l'estime des citoyens – souvenez-vous du
sondage Léger Marketing rendu public fin-avril(5)
qui révélait qu'une majorité de Canadiens et de Québécois
estimaient que le système politique était « corrompu
», et ce tant à l'échelle fédérale
(69%) que provinciale (68%) –, mais de prétendre qu'une télésérie
va rendre les électeurs « plus conscients, plus
critiques et plus exigeants face aux discours vides de la politique
», c'est pousser un peu...
En tout cas, si Vastel s'en était pris à une télésérie
américaine, ou canadienne anglaise à la limite, Petrowski
n'aurait sans doute pas eu la même réaction. Elle s'en serait
foutu comme de l'an quarante ou en aurait rajouté. Mais comme il
s'agissait d'un produit « bon » en soi – parce
que québécois et songé –, la chroniqueuse s'est sentie
obligée de monter au front.
Les
amis
Au Québec, les seuls qui ont le droit de critiquer «
nos » produits culturels sont les mêmes dix ou douze
journalistes spécialisés en leur matière – chaque
secteur a sa propre petite élite autorisée. Eux seuls sont
assez qualifiés pour le faire. Alors pourquoi ne critiquent-ils
pas? Comment se fait-il que les critiques négatives viennent presque
toujours de l'« extérieur » du milieu culturel?
Notre élite culturelle est-elle déconnectée de la
réalité du vrai monde ou souffre-t-elle d'un excès
de solidarité?
C'est comme si l'art de la critique avait disparu du paysage québécois
quand Radio-Canada a décidé de retirer l'émission
La
Bande des six de sa grille-horaire. Aujourd'hui, on commente. Point.
Ainsi, durant le dernier Festival des films du monde de Montréal,
Nathalie Petrowski a mentionné dans une de ses chroniques que La
Turbulence des fluides l'avait « fait brailler comme
un veau(6)
», mais qu'il avait laissé sa
copine plutôt froide. Ce qui l'avait amené à écrire:
« J'avais beau lui rejouer les scènes les plus
tristes, elle ne comprenait pas mon émoi. J'ai cru qu'elle n'avait
pas de coeur. »
(Vous me voyez rassuré parce que si le fait de ne pas aimer un produit
d'ici fait de nous des gens sans coeur ou défectueux, j'ai vu La
Turbulence et j'ai aimé. Je n'ai peut-être pas pleuré,
mais comme dans le cas de 2 secondes, premier long
métrage de Manon Briand, j'ai adoré. Voilà une cinéaste
qui sait réaliser de brillants – c'était trop facile – films.)
Peut-être que dans une société où tout se calcule
en terme de retombées économiques (le Festival
western de St-Tite rapporterait 5 millions $ à
la municipalité et 15 millions $ à la région...)
et où les ressources sont et seront toujours insuffisantes (parce
que publiques), on se dit qu'une mauvaise critique risque d'avoir des retombées
dévastatrices pour le produit critiqué... et que par solidarité
pour l'artiste (l'ami?), le milieu, ou les deux, on s'abstient.
Si le Québec est petit, imaginez le milieu culturel québécois!
Tout le monde y connaît tout le monde. Et tout le monde travaille
plus ou moins avec tout le monde. Quebecor peut aller se rhabiller, on
parle ici de concentration à la puissance 10! Dans un tel contexte,
peut-être vaut-il mieux conserver de bonnes relations avec tout ce
beau monde... On ne peut pas tous être génial comme M. Foglia!
1.
Pierre Foglia, « J'ai horreur des événements »,
La Presse, 5 septembre 2002, p. A-5. >> |
2.
Pierre Foglia, « La genèse d'un mensonge », La Presse,
24 mai 2001, p. A-5. >> |
3.
Nathalie Petrowski, « Bunker, déjà le cirque
», La Presse, 5 septembre 2002, p. C-3. >> |
4.
Michel Vastel, « Bunker, un cirque sans soleil », L'actualité,
15 septembre 2002, p. 85. >> |
5.
Lia Lévesque, « Les Canadiens jugent le monde politique plutôt
corrompu », La Presse, 21 avril 2002. >> |
6.
Nathalie Petrowski, « Chacun cherche ses larmes », La Presse,
26 août 2002. >> |
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