Montréal,  8 - 21 janv. 2000
Numéro 53
 
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LE
DÉFERLEMENT
DE L'ÉTAT
  
  
Les dépenses publiques 
au Canada, en 
pourcentage du PIB: 
  
  
1926            15% 
  
1948            21% 
  
1966           30% 
  
1996             46% 
  
  
  
(Source: Statistique Canada) 
LE MARCHÉ LIBRE
 
LES CLICHÉS DU MODÈLE QUÉBÉCOIS (suite)
  
par Pierre Desrochers
  
  
          Le magazine télévisé Le Point présentait récemment une série de trois reportages sur « modèle québécois ». Bien que le temps d'antenne réservé aux opposants du régime ait été plus important que de coutume, le format retenu par l'équipe de Radio-Canada n'a pas permis de répliquer à certaines affirmations erronnées des « partenaires socio-économiques » de la Belle Province. Voici donc, dans le second d'une série de deux articles (voir LES CLICHÉS DU MODÈLE QUÉBÉCOIS, le QL, no 51), un regard critique sur quelques clichés véhiculés par notre élite.  
  
Le contrôle économique d'une petite élite 
  
          L'ancien président-fondateur du Groupe Lavalin, Bernard Lamarre, soutient qu'une petite élite d'une centaine de familles contrôle la France, tandis qu'aux États-Unis 150 ou 200 familles feraient la pluie et le beau temps. M. Lamarre fréquente évidemment des cercles sociaux auxquels l'auteur de ces lignes n'a pas accès, mais il est faux de prétendre qu'une économie en forte croissance soit caractérisée par un « family compact » omnipotent. Au contraire, si l'histoire de l'expansion économique des deux derniers siècles nous apprend une chose, c'est que l'influx de sang neuf dans les hautes sphères commerciales et industrielles d'une société est absolument indispensable.   
  
          Prenons le cas américain. Henry Ford, Nelson Rockefeller, Andrew Carnegie et la plupart des autres grands industriels américains du tournant du siècle n'étaient ainsi pas issus de la bourgeoisie industrielle de la Nouvelle-Angleterre ou des grandes plantations du Dixieland. De plus, si les fortunes de leurs descendants demeurent considérables, il y a maintenant plusieurs années qu'elles ont été dépassées par celles des nouveaux riches de l'informatique et des télécommunications, de même que par certaines familles issues de régions souvent reculées oeuvrant dans des domaines plus traditionnels, telles que les Walton de l'Arkansas (Wal-Mart) et les Koch du Kansas (Koch Industries – exploitation pétrolière, bétail, aliments pour animaux, etc.).  
 
          Les économies caractérisées par l'influence dominante d'une petite élite sont bien plutôt celles du Tiers-Monde où les industriels et commerçants proches du pouvoir se font accorder toutes sortes de privilèges pour se protéger de la concurrence. Dans une véritable économie de marché, les seuls décideurs faisant et défaisant les grandes fortunes sont les consommateurs qui choisissent un produit ou un service au détriment d'un autre. Les héritiers Steinberg et Eaton n'y peuvent rien.  
  
Le Québec, une mine de capital de risque 
  
          La grande disponibilité du capital de risque québécois – qui représenterait selon certains calculs plus de 50% des fonds de ce type disponibles au Canada – est l'une des réalisations dont les partenaires socio-économiques sont les plus fiers. Il est toutefois loin d'être certain que la richesse que les fonctionnaires confisquent auprès de certains individus et entreprises prospères pour la rebaptiser « capital de risque » est utilisée de façon plus productive que si elle était demeurée dans les mains de ceux qui l'ont créée.  
  
          Ce qu'il faut comprendre ici, c'est que le « capital de risque » a toujours existé, mais le plus souvent de façon informelle. Les débuts de plusieurs entreprises prospères ont ainsi souvent été marqués par le refus des banquiers de s'impliquer dans des projets qu'ils jugeaient trop risqués (on ne peut d'ailleurs blâmer les banquiers pour leur conservatisme, car leur mission n'est pas de prendre des risques trop importants avec les fonds de leurs épargnants, mais de leur assurer un rendement adéquat et sécuritaire). Bon nombre d'entrepreneurs n'ont alors eu d'autres choix que de solliciter des fonds auprès d'autres individus prêts à prendre des risques plus élevés.  
  
          Confrontés au refus de la plupart des financiers de Détroit qui ne croyaient pas en son projet, Henry Ford dût miser sur les capitaux fournis par un charpentier, de petits hommes d'affaires et un commis de bureau. Ces investissements hors des circuits financiers habituels proviennent parfois d'individus ayant hérité de leur fortune. Ils sont toutefois le plus souvent l'oeuvre de gens d'affaires expérimentés prêts à investir quelques dizaines de milliers de dollars dans un projet qu'ils jugent intéressant et (peut-être surtout) dans des individus crédibles, entreprenants et débrouillards.  
  
          Paradoxalement, la culture du capital de risque « formel » est beaucoup plus proche du management bureaucratique que de l'adaptation créatrice caractérisant la plupart des petites entreprises, car les critères rigides de sélection, les études de marché, les plans d'affaires et les évaluations à n'en plus finir en sont des composantes intrinsèques. La situation est bien souvent pire dans les organismes publics, car ils sont typiquement gérés par des fonctionnaires ayant été formé à l'art subtil de répondre hypothétiquement à des questions hypothétiques et dont le salaire n'est pas directement relié à la performance. 
  
  
  
« Ce n'est pas en confisquant la richesse de ceux qui l'ont créée pour la mettre dans les mains de fonctionnaires qu'une économie devient prospère, mais en laissant les individus libres de réinvestir leurs économies et leurs profits. »
 
 
  
          De toute façon, comme le rappellent toutes les études sur le sujet, les fonds de capitaux de risque ne constituent que la pointe de l'iceberg du financement hors des institutions bancaires. Les « venture capitalists » américains ne financent ainsi qu'une infime portion des nouvelles entreprises créées chaque année dans leur pays (quelques centaines sur plus d'un million). Pour chaque Compaq ayant bénéficié du support des capitaux de risque, on trouve des dizaines de Hewlett-Packard, Dell Computers et Gateway dont les fondateurs ont investi toutes leurs économies, emprunté des capitaux auprès d'autres gens d'affaires et réinvesti une proportion considérable de leurs premiers profits(1). La principale source de financement des petites entreprises est donc aujourd'hui, comme elle l'a toujours été, l'épargne de certains individus prospères et le réinvestissement des profits. Ce n'est pas en confisquant la richesse de ceux qui l'ont créée pour la mettre dans les mains de fonctionnaires qu'une économie devient prospère, mais en laissant les individus libres de réinvestir leurs économies et leurs profits... 
  
La réforme du système d'éducation 
  
          Le dernier point sur lequel j'aimerais revenir est celui de la réforme du système d'éducation. Les ratés du modèle québécois dans le domaine sont bien connus(2). On doit cependant corriger l'idée reçue selon laquelle le secteur privé serait resté passif devant une pénurie critique de main-d'oeuvre qualifiée. Ce que l'on doit absolument souligner, c'est que l'on a toujours observé dans les économies prospères une floraison d'institutions privées enseignant des choses pratiques, allant de l'alphabétisation à la comptabilité et aux techniques de pointe. Il est ainsi de notoriété publique que l'alphabétisation des populations américaines et britanniques a été accomplie bien avant l'intervention des gouvernements dans le domaine au 19e siècle – le plus souvent par le biais d'églises et d'organismes à but non lucratif(3) 
  
          On constate également une croissance remarquable depuis quelques années aux États-Unis d'institutions privées à but lucratif dans une foule de domaines allant des sciences commerciales en passant par la coiffure et les techniques de pointe. C'est ainsi que le DeVry Institute, une compagnie à but lucratif dont les actions sont transigées en bourse, forme chaque année plus de 33 000 individus payant en moyenne $ 3000 US par semestre. Pour $ 24 000 – facilement finançable en raison du haut taux de placement des diplômés – un individu peut obtenir une formation de pointe dans des domaines tels que l'ingénierie électronique, l'informatique, l'administration, la comptabilité et les télécommunications. Le DeVry Institute n'est pas une exception, car on compte un nombre grandissant d'entreprises similaires dont les plus importantes et les mieux réputées sont la University of Pheonix, le Laboratory Institute of Merchandising, la School of Visual Arts et le Strayer College 
  
          La persistence et la popularité grandissante des institutions techniques et commerciales américaines sont d'autant plus remarquables que les divers paliers de gouvernement américains investissent depuis des décennies des sommes considérables dans leurs réseaux universitaires publics et dans les community colleges. Il est toutefois entendu que la formation en « philosophie des techniques » et en diverses sciences sociales visant à « transformer les individus en citoyens » laisse à désirer dans ces institutions à but lucratif.  
  
          En fin de compte, la formation la plus importante que les individus reçoivent demeure typiquement celle qu'ils acquièrent sur leur lieu de travail. On estime ainsi que plus de 47 millions de travailleurs américains ont reçu une formation formelle de la part de leur entreprise ou de consultants externes en 1994 au coût approximatif de $ 50 milliards de dollars. Il va cependant de soi que les montants investis en formation informelle sont beaucoup plus importants. On compte également plus de 1600 collèges corporatifs aux États-Unis. La « Hamburger University » de McDonald's forme ainsi plus de 7000 individus chaque année sur les diverses facettes de l'opération d'une franchise de fast-food. Ford, Disney, Motorola et la Dana Corporation, pour ne nommer que quelques entreprises connues, ont également une formule similaire(4). 
  
Le crépuscule du « modèle » 
  
          Comme l'a souligné le directeur de ce web magazine dans l'un de ses éditoriaux (voir LA REMISE EN QUESTION DU MODÈLE QUÉBÉCOIS, le QL, no 39), le modèle québécois n'a rien d'un modèle et n'a rien de québécois. Il ne constitue qu'un ensemble de mesures interventionnistes similaires à celles que l'on retrouve un peu partout sur la planète depuis des siècles. Et comme partout ailleurs, les mesures mises en place dans la Belle Province n'ont pas livré la marchandise pour des raisons que les artisans du Québécois libre tentent d'expliquer à chaque parution. 
  
  
  
1. Amar Bhidé, The Origin and Evolution of New Businesses, Oxford University Press, 
    1999.  >> 
2. Voir notamment Jean-Luc Migué, Étatisme et déclin du Québec: Bilan de la révolution 
    tranquille, Éditions Varia, 1999 et Réjean Breton, Les monopoles syndicaux dans nos 
    écoles et dans nos villes, Éditions Varia, 1999.  >> 
3. Terence Kealey, The Economic Laws of Scientific Research, St-Martin's Press, 1996, 
    pp. 347-353.  >> 
4. Pour de plus amples détails sur cette problématique, voir Tyler Cowen et Sam Papenfuss, 
    The Economics of For-Profit Higher Education, Working Paper 97-04, Department of  
    Economics, George Mason University, 1999.  >> 
  
 
 
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