Montréal,  22 janvier 2000  /  No 54
 
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
LE DUEL DES DINOSAURES DÉSUETS
 
par Gilles Guénette
  
 
          Et c'est reparti! L'industrie du commentaire sur « à quoi doit ressembler notre télé d'État » a repris de plus belle depuis que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a rendu publique sa décision sur le renouvellement, pour une période de sept ans, des licences radio et télévision des réseaux français et anglais de Radio-Canada. 
 
          Plus d'émissions locales? Moins de sport professionnel? Moins de cinéma américain? Plus d'émissions culturelles? D'un océan à l'autre, les journalistes, les représentants de l'industrie et de groupes d'intérêts ainsi que quelques très rares Monsieur et Madame Tout-le-monde se prononcent. Mais le plus absurde dans tout ce brouhaha, c'est que les deux dinosaures qui s'affrontent n'ont aucun pouvoir l'un sur l'autre. Tous ces « débats » qui nous reviennent à tous les cinq ou six ans ne sont en fait que des tempêtes dans des verres d'eau. Des tempêtes qui nous coûtent extrêmement cher et qui font couler beaucoup trop d'encre.  
  
Les demandes en gros 
  
          Dans sa décision, le CRTC réclame du réseau anglais, plus de culture et de documentaires, moins d'émissions de sport professionnel et plus de nouvelles régionales aux heures de grande écoute. Du réseau français, il réclame une meilleure représentation des francophones hors Québec, une augmentation du nombre d'émissions culturelles, en mettant surtout l'accent sur la danse et la musique, les variétés et les arts d'interprétation et un plus grand choix d'émissions originales pour les enfants et les jeunes.  
  
          De plus, le CRTC exige que d'ici trois ans les productions étrangères (blockbusters en tête) ne soient plus présentées, d'un côté comme de l'autre, entre 19h et 23h. Toutefois, les films sortis en salle depuis plus de 2 ans et qui ne figurent plus, depuis au moins 10 ans, parmi les 100 premiers films recensés par le magazine Variety (vous suivez toujours?!) pourront l'être. Bien sûr, la CBC et la SRC doivent continuer d'intégrer à leurs grilles-horaires les films canadiens et les meilleures productions provenant du plus grand nombre de pays possible. 
  
Les réactions 
  
          Au lendemain de l'annonce des conditions du CRTC, tous les principaux quotidiens du pays faisaient leur une avec le combat des titans – close-up des deux protagonistes à l'appui. Dans le coin gauche, in the left corner, pesant 150 livres, Françoise Bertrand, la présidente de l'organisme réglementaire. Dans le coin droit, in the right corner, pesant 250 livres, Robert Rabinovitch, président de la société réglementée. L'arène installée, le duel peut commencer. 
  
          La présidente du CRTC s'est engagée dans le jeu en s'en tenant à son texte. Outre l'habituel baratin officiel, « [Radio-Canada] devra mieux faire entendre la voix de tous les citoyens ... Réorienter ses priorités ... atteindre un meilleur équilibre ... être un miroir plus fidèle des diverses collectivités d'un océan à l'autre ... répondre davantage aux besoins et intérêts de tous ses auditoires », Mme Bertrand a souligné que « le fait de renouveler les licences pour une période de sept ans témoigne de notre confiance envers le diffuseur public » – comme si elle avait le choix!  
  
          Ces conditions témoignent « d'une irresponsabilité financière » et « portent atteinte aux prérogatives de gestion et de programmation de Radio-Canada » a tonné M. Rabinovitch. Leur mise en oeuvre coûtera des millions et fera de Radio-Canada « une sorte de "PBS du Nord", un radiodiffuseur élitiste ». « Radio-Canada doit conserver le contrôle de sa programmation. Il y a un aspect de microgestion qui nous agace dans la décision. Je ne crois pas que ça fait partie de notre mandat d'être microgéré par le CRTC. » À la question, « Que comptez-vous faire maintenant? » M. Rabinovitch répond, « Just watch me! »  
  
 
« I said I wouldn't ignore it. I didn't say I would implement it. » 
Robert Rabinovitch, président de la SRC
 
Failure to implement the CRTC ruling would be
« a catastrophe that I do not want to contemplate. »
Françoise Bertrand, présidente du CRTC
 
   
          Si la société d'État refuse en effet de se plier à la décision du Conseil, la seule option qui s'offre à sa présidente c'est de courir maugréer à la ministre du Patrimoine canadien (« Sheeilaaa! Si Rabinovitch continue comme ça, moi je joue plus! ») pour que celle-ci ordonne une commission parlementaire – ou quelque chose du genre. Et on repart. « Tout le monde balance et pis tout le monde danse ». Les audiences à plus finir, les volumineux rapports, les recommandations, les réactions... on n'en sort pas. 
  
          La SRC de son côté a plusieurs options. Elle peut 1) en appeler de la décision à l'organisme même (dire que c'est injuste, demander qu'on revoit quelques petits détails...); 2) en appeler, dans les 30 jours suivants la décision, à la ministre Sheila Copps pour qu'elle tente de raisonner le Conseil (et faire en sorte qu'il apporte certaines modifications à ladite décision); ou 3) ignorer le tout et faire comme si de rien n'était (et attendre de recevoir quelques petits coups de règle sur les doigts tout au plus). Alors pourquoi toute cette mise en scène? 
  
Débat CRTC/SRC, prise 425 
  
          À regarder de plus près l'évolution du secteur canadien de la radiodiffusion à travers les décennies, on ne peut s'empêcher de remarquer le manque de vision de nos élus et leur amour de la structure. Toutes ces structures protectionnistes créées par les gouvernements qui se sont succédés à la barre du pays n'avaient et n'ont toujours qu'un seul but – inavoué bien entendu: celui de décourager (voire d'empêcher) l'accès aux produits américains diffusés par voies hertziennes. 
  
          En moins de 50 ans, les Canadiens ont vu se succéder des dizaines et des dizaines de Commissions royales d'enquête et d'audiences publiques pour ensuite assister à la création d'autant de Commission, de Comité et de Conseil de toutes sortes. De la Commission canadienne de radiodiffusion à la Société Radio-Canada en passant par le Bureau des gouverneurs de la radiodiffusion et le Conseil de la Radio-télévision canadienne pour finalement aboutir au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (voir chronologie dans le détail). 
  
          Le CRTC est chargé par le gouverneur en conseil (c'est-à-dire, le conseil des ministres) de réglementer le domaine de la communication au pays. Il est régi par une Loi sur la radiodiffusion actualisée en 1991 et travaille de concert avec la ministre du Patrimoine canadien, son seul lien avec le Parlement. L'organisme établit des catégories de licences; en attribue pour les périodes maximales de sept ans; en modifie les conditions; les renouvelle, les suspend ou les révoque; fixe la proportion du temps d'antenne à consacrer aux émissions canadiennes; définit ce qu'est une « émission canadienne » pour l'application de la présente loi... Bref, il peut rendre la vie bien compliquée à toutes les entreprises de radiodiffusion canadiennes. Toutes, à l'exception d'une. Eh! oui, la SRC. 

          Comme on peut le lire dans la Loi sur la radiodiffusion, « LES LICENCES ATTRIBUÉES À LA SOCIÉTÉ NE PEUVENT, SAUF AVEC SON CONSENTEMENT OU À SA DEMANDE, ÊTRE SUSPENDUES OU RÉVOQUÉES ». Le seul pouvoir qu'a le Conseil sur la SRC, c'est celui de remettre à la ministre responsable un rapport exposant les circonstances d'un manquement reproché à la Société pour qu'elle se charge (si elle désire aller plus loin et modifier la loi) d'en déposer une copie devant chaque chambre du Parlement et que soit entrepris le long processus du débat en chambre. Pas surprenant qu'année après année, la SRC fasse fi de toutes ces recommandations et poursuivent ses opérations comme si de rien n'était.  
  
          Un vieil article du Devoir montre bien à quel point les recommandations sont prises à la légère. Intitulé « Il faut redéfinir Radio-Canada »(1), il est daté de juillet 1994. On y apprend que Keith Spicer, le président du CRTC à l'époque, accompagne le renouvellement des licences de la SRC d'une série de recommandations: il faut moins de sports, plus d'émissions pour enfants, plus de prestations de spectacles canadiens, de meilleurs services pour les francophones hors Québec... ça vous rappelle quelque chose? Si on en est au même point, six ans et un renouvellement de licences plus tard, il est facile de prédire ce que M. Rabinovitch fera des dernières recommandations. 
  
Épilogue 
  
          Les grands spectacles que nous servent le CRTC et la SRC à intervalles fixes ne sont en fait que de pures formalités. Ils n'ont aucune incidence sur quoi que ce soit (à part peut-être votre portefeuille et le mien) et ne servent qu'à justifier l'existence de deux organismes qui, dans un monde de satellites et d'autoroute de l'information, sont complètement dépassés par la réalité. Sans ces prises de bec récurrentes, on pourrait carrément se demander pourquoi ils existent.  
  
          Tant et aussi longtemps que le gouvernement en poste ne décidera pas de tirer la plogue sur la télé d'État – et de la privatiser –, celle-ci pourra continuer de jouer d'arrogance et faire ce qu'elle veut des 750 millions $ de fonds publics qu'elle reçoit annuellement. Seule note positive dans ce dispendieux scénario: les deux organismes se discréditent toujours un peu plus à chaque fois qu'ils se donnent en spectacle. Qui sait, peut-être qu'à force de les voir se disputer sur la place publique, les Canadiens vont se rendre compte que ces deux dinosaures ne sont plus pertinents et qu'ils doivent être mis au rancart. 
  
  
1. Paule des Rivières, « Il faut redéfinir Radio-Canada », Le Devoir, 28 juillet 1994, B8.  >> 
 
 
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