Montréal,  22 janvier 2000  /  No 54
 
 
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Pierre Desrochers est Senior Research Fellow (Urban Studies) à l'Institute for Policy Studies de l'Université Johns Hopkins à Baltimore 
 
LE MARCHÉ LIBRE
 
LES PIRATES DE LA FORÊT PUBLIQUE
(première partie)
 
par Pierre Desrochers
  
  
          L'un des principaux mythes véhiculés par les tenants de la propriété publique des ressources naturelles est que ces dernières appartiennent aux citoyens. La réalité est toutefois bien différente, comme l'a constaté récemment le chroniqueur aux questions environnementales du Devoir, M. Louis-Gilles Francoeur.
 
           Dans un article d'une rare lucidité, le journaliste s'est finalement rendu compte que ce n'est pas parce qu'une ressource est publique qu'elle appartient vraiment aux contribuables! M. Francoeur a connu son chemin de Damas au début du mois de décembre lorsqu'il a suggéré à ses lecteurs d'aller se chercher un sapin sur les terres publiques. Le journaliste s'est toutefois rapidement fait rabrouer par une attachée de presse du ministre des Ressources naturelles qui lui rappela qu'au Québec, personne n'a le droit de couper un arbre pour usage personnel sur les terres publiques, un droit définitivement retiré à la population en 1986 lors de l'abolition des dernières forêts cantonales.  
  
          Profondément indigné de la situation, M. Francoeur y est allé d'une rare réflexion personnelle dans sa chronique du 22 décembre dernier: 
« On en est là, au Québec! Les campeurs qui coupent trois sapins pour monter une grosse tente sont des pirates de la forêt. Le randonneur qui arrache une petite pousse plantée au milieu d'un tapis de mousse pour se reposer est un braconnier d'arbres. Le chasseur qui s'ouvre un sentier pour sortir son orignal est un pilleur d'arbres. Le canotier qui s'ouvre un accès à l'eau est un requin de la forêt publique. Nettoyer un carré de tente en coupant le malheureux sapin planté au milieu du seul espace plat du coin n'est ni plus ni moins qu'une coupe à blanc sauvage: une vraie. Pensez à l'iniquité qui en résulterait pour les pauvres multinationales de la forêt qui doivent, elles, pour couper à blanc, obtenir des permis, faire des plans de coupe, acheter d'énormes machines? »(1) 
          Cette situation paraît d'autant plus étonnante au chroniqueur que « 100 000 sauvageons de moins, répartis dans l'ensemble des forêts publiques, n'a la plupart du temps que des effets bénéfiques sur la productivité forestière vu la propension des sapins à pousser en talles où chacun étouffe » 
  
          M. Francoeur poursuit donc sa montée de lait dans un autre paragraphe digne de mention: 
« Hydro-Québec paye pour faire couper les sapins bien rondelets qui poussent dans ses emprises électriques! Mais c'est illégal de les couper dans les emprises publiques (on peut le faire dans les emprises privées avec permission du propriétaire). Quant au gouvernement, il encourage ouvertement les fermiers à nettoyer leurs boisés pour en stimuler la productivité. Et tout le milieu forestier fait à grands frais des éclaircies pré-commerciales pour permettre à la forêt de respirer. Mais personne ne peut couper un sauvageon en forêt publique sans devenir un pilleur du bien public. Cela montre à quel point le gouvernement est devenu l'intendant des grands exploitants forestiers, qui ont obtenu le monopole d'exploitation des arbres vivants. »
 
  
     « Un système où la propriété est considérée comme une ressource gratuite qui est l'héritage commun de l'humanité et peut être utilisé par tout le monde mène inévitablement à la destruction de cette ressource. » 
 
 
          M. Francoeur a donc finalement réalisé, après plus d'une vingtaine d'années passées à couvrir les questions environnementales, que le bon peuple – le « véritable propriétaire de la forêt » – n'a rien à dire dans la gestion de la « richesse collective ». Le journaliste a toutefois une solution toute trouvée pour remédier au problème: redonner à la forêt québécoise le statut de « bien commun ». Son remède est toutefois pire que le mal qu'il décrit. 
  
La tragédie des biens communs 
  
          La solution de M. Francoeur est très simple: redonner à nos forêts le statut juridique des ressources hydriques: 
« Lors des audiences publiques sur l'eau, des procureurs sont venus expliquer à quel point le statut juridique de l'eau était intéressant parce que cette ressource était, selon notre code civil, une res communa, un bien commun dont le gouvernement peut, évidemment, régir certaines formes d'exploitation mais dont chacun peut s'assurer un usage domestique inconditionnel. » 
          Cette approche est toutefois suicidaire. Le problème, c'est qu'un système où la propriété est considérée comme une ressource gratuite qui est l'héritage commun de l'humanité et peut être utilisé par tout le monde mène inévitablement à la destruction de cette ressource. Le processus est bien connu depuis des lustres et a par exemple été décrit par Aristote pour expliquer certains problèmes de l'utopie communiste de Platon. L'article contemporain le plus influent sur le sujet, The Tragedy of the Commons, a été publié par le biologiste et écologiste Garret Hardin en 1968 dans le prestigieux magazine Science 
  
          Hardin présente le problème de façon succinte: « Imaginez une prairie ouverte à tous. On peut s'attendre à ce que chaque berger essaie d'élever autant d'animaux que possible sur la prairie commune. De tels arrangements peuvent fonctionner de manière relativement satisfaisante pendant des siècles parce que les guerres tribales, les famines, les maladies maintiennent le nombre des animaux et des hommes bien en dessous des capacités de la terre. »(2) Il arrive toutefois un moment où une certaine stabilité sociale s'établit et où la logique inhérente aux biens communs engendre immanquablement la tragédie.  
  
          Le problème, c'est que chaque berger cherche à maximiser ses gains et se demande donc: « Quelle est l'utilité pour moi d'ajouter un animal supplémentaire à mon troupeau? » La réponse va de soi. Parce que la ressource naturelle qu'est le pâturage appartient à tout le monde, la seule action rationnelle pour un berger est d'ajouter un animal de plus à son troupeau, puis un autre, et un autre. Et il va sans dire que tous ses confrères font de même. Et c'est là que réside la tragédie, car chaque exploitant est enfermé dans une logique qui l'amène à accroître son troupeau sans limites dans un monde où personne n'a d'incitatifs à augmenter la productivité du pâturage, ce qui conduit à brève échéance à sa destruction. Comme le souligne Hardin, « dans une société qui croit en la liberté des pâtures communes, chacun cherchant à servir au mieux ses intérêts, la ruine est la destination vers laquelle tous les hommes se précipitent. La liberté des biens communs apporte la ruine à tous ». Il en est ainsi depuis des temps immémoriaux. Aristote a aussi développé une argumentation similaire en observant la dégradation progressive des îles grecques à son époque. 
  
          La tragédie des biens communs est un phénomène qui est, règle générale, bien compris par les écologistes un peu sophistiqués. Ces derniers s'en servent toutefois le plus souvent pour invoquer la nécessité de la réglementation publique, ce qui mène immanquablement à des restrictions sévères comme celles mises en place par les fonctionnaires du ministère des Ressources naturelles et que dénonce Louis-Gilles Francoeur.  
  
          Il y a toutefois une autre solution à la tragédie des biens communs: la privatisation des ressources. Comme je l'ai souligné plus en détail dans une chronique précédente, le propriétaire d'une ressource a beaucoup plus d'incitatifs que les fonctionnaires à en planifier la gestion à long terme (voir LES BOLCHÉVIKS DE L'ENVIRONNEMENT – seconde partie, le QL, no 37). Ce qui est paradoxal, c'est que les citoyens ont souvent un meilleur accès aux forêts privées qu'aux forêts publiques, comme nous le verrons dans la prochaine chronique.  
  
  
1. Louis-Gilles Francoeur. « Se faire passer le sapin du siècle », Le Devoir, 22 décembre 1999, p. B5.  >> 
2. Les citations françaises de Hardin sont tirées de Max Falque et Guy Millière, Écologie et Liberté, 
    Paris, Litec, 1992.  >> 
 
 
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