Montréal,  4 mars 2000  /  No 57
 
 
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Yvan Petitclerc est historien et habite à Montréal.
 
OPINION
  
LES JUIFS AMÉRICAINS,
BAROMÈTRE DU DÉBAT POLITIQUE
 
par Yvan Petitclerc
  
  
          Dès le moment où elle apparut en force sur la scène américaine au début des années 1990, je me suis passionné pour Camille Paglia. Professeur à l' Université des Arts à Philadelphie, Paglia n'est certes pas votre commentatrice moyenne. Et moins encore une féministe orthodoxe. Elle est pourtant à n'en pas douter à ranger du côté des causes progressistes. Mais c'est là que le bât blesse avec nombre de membres de la gauche traditionnelle. Ses positions sont en effet souvent très éloignées de celles des milieux universitaires dit de gauche. En fait il serait assez juste de dire qu'à bien des égards elle leur est même carrément hostile. 
 
Le mouton noir de la gauche 
 
          À ses débuts Paglia rageait déja contre l'amateurisme de certains milieux de gauche, se scandalisant par exemple de ce que le Village Voice puisse la qualifier de néo-conservatrice alors qu'elle a des positions résolument en faveur de l'homosexualité, de la prostitution, de l'abaissement de l'âge de consentement pour les relations sexuelles ou encore de la pornographie. 
  
          Aujourd'hui elle continue son combat et affirme que Virginia Postrel du magazine Reason [ndlr: l'un des principaux magazines libertariens aux États-Unis] et David Horowitz auteur du récent Hating Whitey (documentant la nouvelle mode et le double standard du racisme antiblanc aux États-Unis), sont deux des auteurs travaillant avec le plus de rigueur, d'objectivité et de saine absence de basse partisanerie politique.  
  
          Par ailleurs, bien que démocrate affichée, elle n'en souhaite pas moins que ce parti se débarasse d'une certaine forme de condescendance et qu'il se défasse également de la superstructure de parti l'empêchant de prendre certaines décisions courageuses. Il serait faux d'autre part de penser que le Parti républicain trouve grâce à ses yeux. Elle a clairement un problème énorme avec les multiples difficultés qu'il a à donner de lui-même une image de parti pluraliste les deux pieds bien ancrés dans la réalité multi-raciale, multi-ethnique, et multi-religieuse des États-Unis d'aujourd'hui. 
  
Contre la polarisation excessive 
  
          Parmi les cibles les plus récurrentes de Paglia figure le monde académique. Elle reconnaît d'ailleurs à une autre femme d'importance, soit Christina Hoff Sommers, le mérite d'avoir levé le voile sur nombre de situations inacceptables dans ce même milieu. Dans son ouvrage extrêmmement bien documenté de 1994 et intitulé Who Stole Feminism, Sommers notait déja: « Mais quand les futurs historiens se pencheront sur ce qui s'est passé avec les universités américaines à la fin du vingtième siècle, sur ce qui les a tant affaiblies, politisées, sur ce qui a fait d'elles des endroits anti-intellectuels et dépourvus d'humour, ils trouveront que parmi les principales causes du déclin aura été l'incapacité de dirigeants influents et intelligents à faire la distinction entre la cause juste et raisonable du "equity" féminisme et sa soeur idéologique déraisonable et injuste du "gender" féminisme ». 
  
  
     « Selon Paglia, le véritable multiculturalisme ne s'acquiert que par l'étude rigoureuse de l'histoire de l'art en regard de l'évolution de la philosophie et des religions mondiales. » 
 
  
          À bien des égards, les positions de Paglia sont symptomatiques de l'impatience croissante de bien des gens face à la polarisation excessive des dernières années et devant cette mentalité qui fait de toutes les alliances politiques ponctuelles, de supposées communautés d'intérêts intrinsèquement et structurellement unies (à gauche par exemple) dans une oppression commune.  
  
          Aujourd'hui par exemple, le conservatisme religieux se fait beaucoup plus discret derrière la machine républicaine d'un Georges W. Bush. Inversement les candidats démocrates ont relégué aux oubliettes les manoeuvres de séduction auprès des groupes de gauche les plus radicaux. Comme si l'on venait enfin de comprendre qu'être blanc et homme d'affaires par exemple ne fait pas nécessairement de quelqu'un un individu enclin à souscrire en version « package deal » à une vision antigay, antifemme, anticulture ou anticompassion, pas plus que le fait d'appartenir à une minorité dite visible ou d'être juif ne fait de quelqu'un un allié naturel de Greenpeace, un sympatisant syndical né ou une nouvelle adepte du Cercle des lesbiennes végétariennes socialistes de l'Université X... 
  
Un nouveau pluralisme juif 
  
          Aujourd'hui, des Américaines jadis gagnées d'avance à la cause de l'immigration (questionner cela même objectivement, valait immédiatement d'être traité de salaud) soulèvent des doutes sur les bienfaits d'une vague d'immigration en se demandant quel impact aura celle-ci sur la situation future des femmes dans leur ensemble, si l'on considère les valeurs (religieuses et autres) beaucoup plus conservatrices chez nombre d'individus comptant parmi ces groupes d'immigrants.  
  
          Ailleurs, toujours un excellent baromètre de ce qui est à venir, voire des tendances du moment, les juifs américains sont eux aussi de moins en moins monolithiques politiquement. David Horowitz, jadis membre des Blacks Panthers, dirige aujourd'hui un institut conservateur d'étude sur la culture populaire à Los Angeles. Normand Podhoretz, figure d'importance de l'influent magazine Commentary, a suivi une trajectoire sensiblement similaire (de libéral à conservateur) et se fait la voix de ce que l'on appelle le néo-conservatisme juif dans les pages de ce même magazine. À Bette Midler ou Barbra Streisand, femmes juives et icônes gay par excellence, se trouve aujourd'hui directement opposée le Docteur Laura Schlessinger, qui invitait récemment les électeurs de l'État du Vermont à s'opposer farouchement à un projet de loi sur les mariages gay. 
  
          Toujours dans la veine juive, Mortimer Zuckerman, éditeur du magazine US & World News note sur le site du World Jewish News que les politiques de discrimination positive n'ont fait que se transformer en politique antiblanc à moins d'avoir un nom espagnol. D'autres encore comptent parmi les plus virulents opposants d'un libéralisme décadent qui prêche par exemple pour l'élimination du fameux canon littéraire philosophique ou politique des « Dead White Males » au nom d'une vision multiculturaliste de pacotille. Car n'oublions pas, cruel paradoxe s'il en est un, que pour plusieurs parmi cette même gauche académique, Kafka, Freud ou Marx par exemple (tous Juifs) sont aujourd'hui à ranger du côté des irrécupérables « Dead White Males ». Il faut dire qu'ici les juifs conservateurs (et libéraux classiques) comptent avec Paglia une alliée de taille, elle qui soutient que le véritable multiculturalisme ne s'acquiert que par l'étude rigoureuse de l'histoire de l'art en regard de l'évolution de la philosophie et des religions mondiales. À titre d'historien de l'art, je ne peux évidemment qu'applaudir au rappel de cet énoncé qui devrait pourtant faire office d'évidence. 
  
          Enfin, un autre commentateur juif, Don Feder, notait dans des propos qui auraient fait bondir n'importe quel groupe de défense – si tenu par quelqu'un d'autre qu'un de leur membres –, ce qui suit: « Alors que les immigrants sont arrivés, les natifs ont fui. La population blanche non hispanophone de New York a chuté de 63% à 35% aujourd'hui. À cause de l'immigration à l'échelle nationale, les blancs constitueront une minorité en 2050. Plusieurs d'entre nous comprenons ce que l'élite ne comprend pas. Dû au multiculturalisme et à une immigration sans frein, les États-Unis perdent leur identité. [...] Les immigrants Juifs ou Irlandais d'hier venaient tous d'une culture reliée à la culture Occidentale. Aujourd'hui une élite insécure de la valeur de notre culture et culpabilisée au sujet du passé américain leur dit, "Ne vous assimilez pas. Pourquoi apprendre l'anglais? Pourquoi devriez-vous vous identifier à un pays fondé par des hommes blancs avec des armes? Ne devenez même pas une Amérique trait-d'union. Demeurez un "whatever" qui ne fait qu'habiter ici. Nos différence nous rendent peut-être plus intéressants. Elles ne nous rendent pas plus unis. » (Jewish World Review, 15 Novembre 1999) 
  
          Quels contours auront le conservatisme et le libéralisme de demain en Amérique du Nord? Suivez l'évolution du parcours politique des figures juives d'avant-plan ici comme ailleurs. Tous les éléments de réponse y sont. 
 
 
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